L’Adieu au voyage, de Vincent Debaene

C’est un livre que j’ai beaucoup utilisé pour mes travaux de recherche sur la littérature de voyage. Comme le dit l’éditeur, la thèse de ce traité consiste à révéler et décrire comment les ethnologues français ont élaboré une double oeuvre basée sur le même terrain : après leurs observations en Afrique, en Asie, en Amérique ou ailleurs, ils sont revenus en France avec deux ouvrages, un scientifique et un littéraire. Si l’on en croit Vincent Debaene, tous l’ont fait, ce qui est extraordinaire.
Ce rapport profond qu’entretiennent les ethnologues français avec la littérature serait un élément unique dans le monde scientifique, quelque chose qui distinguerait fondamentalement l’école française et les écoles anglo-saxonnes.
Une des découvertes de Debaene, dans ce livre bien écrit et agréable à consulter, est la dimension surréaliste de Claude Lévi-Strauss. Il procède à une relecture de Tristes tropiques de Lévi-Strauss qui se révèle vraiment stimulante.

Posologie : des mots pour guérir

Lévi-Strauss au Brésil

La lecture peut être une activité de transe. La lecture est peut-être ce qui nous met le plus facilement en transe. Quand on est pris dans un livre, notre concentration peut être apparentée à de l’hypnose. Et dans cette transe, dans cette hypnose, de nombreux phénomènes peuvent arriver, parmi lesquels la guérison, ou le soin.

J’ai essayé de me frotter à ce type d’écriture avec mes Lettres du Brésil, mais loin d’approcher de la transe, je cherchais à susciter l’apaisement chez le lecteur, une sorte de massage, ou de caresse mentale.

NambikwaraSleep

Selon moi, s’il y a un auteur qui est passé maître dans l’art de la transe littéraire, c’est Claude Lévi-Strauss, et ce dans un seul de ses livres, le fameux Tristes tropiques. Quand j’étais doctorant, je faisais de longues plongées dans son oeuvre, et j’en remontais heureux, calme et reposé.

Dans mon souvenir, je me vois émerger dans le bureau collectif des thésards, le soir venu, tout seul. Les camarades étaient rentrés chez eux. Lévi-Strauss m’avait emporté dans son monde. Il avait opéré sur moi un charme qui m’avait fait plonger, et qui me rendait absent au monde pendant des heures.

Nambikwara pensifs

D’ailleurs, j’ai tort de dire que c’est uniquement vrai de Tristes tropiques. En réalité, l’ensemble du volume d’oeuvres, publiées dans la Pléiade, possède cette force de fascination, grâce à de nombreux échos, renvois, répétitions et rebonds. Mais j’ai déjà parlé de cela ici .

C’est pourquoi j’envisage parfois des lectures de Tristes tropiques comme une sorte de prescription médicale, avec diagnostique et posologie, sur le mode « Pour ce mal, tant de pages ».

Pour ton mal de vivre, le chapitre sur les Nambikwara. Celui-ci soigne à peu près tout. Si les symptômes persistent, revenir m’en parler pour un traitement de choc.

Pour tes angoisses nocturnes, une plongée dans le chapitre sur les Caduveo.

Pour le retour de l’être aimé, lire le chapitre « Hommes, Femmes, Chefs ». Méditer la question de la générosité. Si l’être aimé s’obstine, venir me voir.

Pour la dépression due au chômage, au déclassement et à la précarité, je préconise le chapitre intitulé « L’apothéose d’Auguste ». Une dose de cinq pages par jour pendant deux semaines, (et ne pas hésiter à relire des pages si nécessaire).

Filles Nambikwara

Comme tous les médicaments, Tristes tropiques peut avoir des effets secondaires : pour ceux qui sont sujets à des accès de fièvre islamophobe, éviter les pages de la fin du livre sur l’Islam. Lévi-Strauss n’a jamais beaucoup étudié cette religion, et ce qu’il en dit serait passible d’une fatwa, voire d’un attentat aujourd’hui.

Femme Nambikwara

 

Photos : Claude Lévi-Strauss, Saudades do Brasil.

Paysan musicien

Avec mes amis brésiliens, jouant des instruments de mon frère

Mon frère est hanté par la musique. Pas moi. Moi, je l’étais quand j’étais jeune, mais je m’en suis affranchi. Pour exemple, j’ai pris l’autre jour une pile de CD pour faire la route dans une bagnole de location ; des CD qui avaient beaucoup compté pour moi… Je n’ai pas pu en écouter un seul en entier. Ils m’emmerdaient tous au bout d’une petite demie-heure.

Mon grand frère, lui, a gardé son âme d’adolescent. Il est littéralement habité par la musique populaire.

L’autre soir, il a appris des danses traditionnelles et le lendemain, au terrain, il chantonnait en essayant de se rappeler les pas. Comme si c’était le plus urgent quand la maison en pierre n’a toujours pas de toit. Je m’étais changé, j’étais en tenue de travail, j’étais prêt, mais incapable de prendre des initiatives par incompétence. Et voilà mon chef de chantier, en contrebas, qui répète et répète encore des pas de valse à cinq temps ou de « Scottish inversé » (whatever that is).

La musique est ce qui importe le plus à mon frère. Son esprit est toujours rempli d’airs, d’accompagnement, de suite d’accords et d’harmonie. S’il pouvait, il ne vivrait que de cela. Il est toujours en train de siffler, qu’il pleuve ou qu’il vente. Même au plus fort des soucis, il a toujours des morceaux qui lui trottent entre les oreilles. Il siffle des lignes précises car il apprend des airs traditionnels et apprend à jouer des instruments historiques, tels que la cornemuse ou diverses flûtes.

Mon frère paysan en plein travail

Nous travaillons enfin sur les poutres en châtaignier, puis pendant que je passe une couche d’huile de lin sur l’une d’elle, j’entends « tap tap » dans la cabane. C’est mon frère qui a pris la guitare et qui se joue des airs appris récemment, en tapant du pied par terre, et en chantant des paroles occitanes à voix basse. C’est plus fort que lui, il ne peut s’empêcher de répondre à l’appel des chansons. La musique n’est pas un passe-temps qu’il pratique lors de son temps libre, mais c’est une passion hégémonique qui s’impose à tout moment. Pour mon frère, faire de la musique et travailler sur le chantier, ainsi que travailler pour un salaire, ce sont des tâches également nécessaires qu’il faut accomplir avec autant de sérieux. En ceci, il me fait penser aux Indiens d’Amérique décrits par Lévi-Strauss, pour qui la danse, le chant et la parure étaient des activités sacrées qui requéraient bien plus de temps, chaque jour, que la pitance, la politique ou l’éducation des enfants.

Quand il a assez joué de la guitare, la tête plein de lignes musicales incomplètes et de mystères rythmiques à percer, il retourne aux poutres qu’il soigne en sifflant. Il peut alors travailler sans pause jusqu’à la fin du jour, sans même rien avaler. C’est ainsi, tout est chez lui question de rythme ; mon frère est un paysan musicien.

Bricolage

A cause de fortes pluies récentes, et des fuites d’eau que j’ai connues dans ma cabane, il a fallu laisser de côté le mazet, la maçonnerie, et se concentrer sur la maintenance de la cabane qui est pour l’instant le lieu de vie principal du terrain.

Mardi, nous montons au terrain quand mon frère rentre de sa nuit au lycée. Il a travaillé à l’imperméabilité du cabanon, agrafant des longueurs de plastique sur le plafond, rafistolant les fenêtres et confectionnant une porte pour l’entrée de derrière. Pendant ce temps, je « faisais du sable » pour le mortier dont on aura besoin dès qu’on se remettrait à la maçonnerie.

De travailler dans le cabanon, mon frère a remis en marche son imagination d’architecte d’intérieur : il a de bonnes idées pour réaménager et si on le laissait faire, ce serait en effet un très beau lieu. Il pense même installer un petit poêle à bois.

Un jour que mon frère faisait de la maçonnerie, je lui proposais mon I-pod pour qu’il écoute une belle émission de Jean-Noël Jeannenet sur « l’homme et les abeilles ». Il refusa, prétextant qu’il ne pouvait pas faire deux choses à la fois. Son travail, en dépit des apparences, n’était donc pas purement manuel. Quand mon frère travaille, il « bricole », au sens fort du terme, au sens que lui a donné Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage.

A la différence de l’ingénieur qui planifie son ouvrage à l’avance, qui dessine, qui quantifie, qui évalue les moyens pour arriver à une fin rigoureusement atteinte, le bricoleur part à l’aventure en inventant au fur et à mesure. Le bricoleur a toujours besoin de penser car il se sert des moyens du bord pour élaborer un ouvrage qui avance par à-coups. Quand il est sur son mur, mon frère ne se borne pas à mettre des pierres sur les autres. Il pense en même temps à des questions d’esthétique, de solidité, d’humidité du mortier, de l’effet qu’auront les arbres sur le mur, de la meilleure manière de canaliser les eaux de pluie, etc. Sans doute rêve-t-il, dans le même temps, à la maison elle-même quand elle sera terminée.

Pour ma part, je passe pas mon temps à le regarder travailler. Pendant qu’il bricole, je fais le manard dans mon coin, travail répétitif qui ne nécessite aucune créativité, et qui me permet d’écouter des émissions de radio dans les écouteurs.

Par moments, assez fréquemment car je suis une petite nature, je fais une pause, et j’observe mon frère progresser dans son aménagement du cabanon. Il utilise admirablement un tissu noir, qu’il avait acheté deux euros chez un brocanteur, à l’aide d’une agrafeuse, de vieux clous rouillés et de rouleaux de scotch. Ses idées naissent littéralement de ses mains. C’est en y travaillant activement, par l’investissement de tout son corps et de son esprit, qu’il conçoit l’espace intérieur tel qu’il le souhaite.

Chez les bricoleurs de son espèce, ce qui est beau, c’est cette manière de vivre sans séparer l’intellect du corps, leur créativité étant toujours à la jonction de la pensée et des mains. La faculté d’invention est pétrie comme une pâte à pain, et elle émane de l’activité de la personne toute entière, prise dans toutes ses dimensions à la fois.

Au Canada!

Je vais enfin traverser l’océan Atlantique. Cela fait des années que j’en rêve. Je profite d’un colloque à l’université de Waterloo (Ontario), où je vais donner une conférence sur le récit de voyage parmi les écrivains dits « migrants ».

Je vais donc situer mon petit voyage de deux semaines sous le signe du « tourisme académique ». Voyage payé par une université pour aller dans une autre université, rencontrer des universitaires de tous pays. C’est une forme de tourisme qui en vaut bien d’autres, à parler franchement.

Pour le sage précaire, en tout cas, c’est une forme de voyage hautement exotique. D’ordinaire, il voyage en stop, en bus, en économisant son pécule, en fouinant dans les pays de quoi gagner sa croute. Non, ces voyages d’intellectuels professionnels sont une nouveauté pour lui, et il en faudra de nombreux avant qu’il ne s’y habitue et qu’il devienne blasé.

A grandes lignes, mon passage sur le continent américain me fera passer par trois escales :

1- Montréal où j’arriverai, et d’où je repartirai pour l’Europe.

2- Toronto, près des Etats-Unis, qui n’est pas très loin de l’université de Waterloo.

3- Québec, la ville même, dont on dit qu’elle est le coeur historique du Canada. 

Je suis très excité à l’idée d’aller enfin en Amérique. Pour moi, le Canada c’est avant tout l’Amérique, et quand je dis Amérique c’est le nord et le sud réunis. Ce sont les Amériques, le nouveau monde, que Lévi-Strauss a abordé comme une entité unique. D’ailleurs, si l’on y regarde bien, les Indiens natifs ne se distinguent pas spécifiquement entre ceux du nord et ceux du sud, ils ont des mythes et des rites correspondants, comme l’ethnologie l’a montré. Ensuite, les deux Amériques ont été colonisées par des Européens aux mêmes époques, par des procédés très proches les uns des autres.

C’est pourquoi je crois qu’une ville du Canada a plus à partager avec une ville d’Argentine qu’avec une ville européenne.

Pour moi, qui connais un peu l’Europe et l’Asie, je rêve l’Amérique comme un lieu où l’on entretient un rapport spécial à l’espace. L’Amérique est encore très peu peuplée, et l’espace y appelle tout le monde à l’errance, au « cruising », à une mobilité exténuante.

Quelque part dans mon corps, je sens depuis longtemps que c’est peut-être là-bas, en Amérique, que je devrais aller vivre.

Jean de Léry et Claude Lévi-Strauss : intertextualité totémique

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Protestant, fuyant les persécutions dues à sa religion, Jean de Léry embarque en 1557 dans l’équipage de Villegaignon pour joindre une colonie française dans le nouveau monde, dont l’échec lui a permis de vivre dans l’hospitalité des Indiens du Brésil. Il a écrit son récit vingt ans plus tard, sous le titre d’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil. Dans ce formidable récit de voyage, lu par Montaigne qui s’en inspira, il se montre si désireux de comprendre les peuples indigènes qu’il va jusqu’à leur « pardonner » leur cannibalisme, au motif que la société européenne lui paraît capable de crimes plus atroces encore, à l’endroit de la communauté protestante particulièrement. (Les massacres de protestants eurent lieu en France d’août à octobre 1572).

Il est tentant de penser que Claude Lévi-Strauss, juif fuyant lui aussi son propre pays à cause de sa religion, s’est identifié à Léry. Gérard Cogez juge que l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil hante Tristes tropiques d’un bout à l’autre comme modèle et comme observation. De fait, Lévi-Strauss aborde la baie de Rio muni de ce récit de voyage, qu’il désigne comme le « bréviaire de l’ethnologue » et rappelle, au chapitre 9 de Tristes tropiques, l’aventure de ces protestants navigateurs qui vécurent avec des Indiens cannibales pendant neuf mois en 1557.

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L’ethnologue lui-même confesse un sentiment de proximité avec le huguenot ; intimité qui l’amène à avoir « l’impression d’une connivence, d’un parallélisme, entre l’existence de Léry et la mienne » (préface à l’édition de poche de l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, 1974). Si l’on s’en tient à la structure du récit de Léry tel que Lévi-Strauss en rend compte, force est de constater que Tristes tropiques (1955) fait figure de reprise de l’Histoire d’un voyage. Non seulement Léry est cité à différents moments et incarne les « vrais voyages » dont Lévi-Strauss a la nostalgie, mais son Histoire est, comme Tristes tropiques, un récit de voyage qui met en avant « un parcours semé d’embûches » et « des régimes divers de l’observation » (Gérard Cogez, Les Ecrivains voyageurs du XXe siècle, Seuil, 2004).

Il serait aisé de mettre au jour un système de correspondances entre les deux récits, du type de ceux que James Joyce a mis au point entre Ulysse et L’Odyssée d’Homère : de nombreuses scènes burlesques, troublantes ou tragiques peuvent être rapprochées d’un récit à l’autre, et dans les deux cas, le regard posé sur les Indiens est l’occasion de développer une méditation pessimiste sur la société européenne de son temps.

La correspondance entre les deux récits se remarque tant sur le plan de la structure, que sur celui de l’approche intellectuelle, que sur celui des détails narratifs. L’interprétation que l’on peut avancer à cela est anthropologique autant que littéraire. L’intertextualité mise en œuvre ici est plus proche d’un rituel de possession que d’un travail intellectualisé de référence. Lévi-Strauss croit en l’efficace de l’art, en ses pouvoirs magiques et ses fonctions sociales et symboliques. Fidèle en cela aux pratiques dramatiques observées chez les indiens Tupi-Kawahib (Tr. Trop., VII, 34), il crée une littérature de transe qui ouvre à des phénomènes de possession vis-à-vis de Léry. « C’est comme de la sorcellerie », écrit-il à propos de l’ Histoire d’un voyage, dont il évoque plusieurs fois les pouvoirs enchanteurs. Il s’efforce d’entrer en sympathie totémique avec Léry, de la même façon que les Indiens le faisaient avec leurs ancêtres. Car Léry est en définitive un ancêtre aux yeux Lévi-Strauss, au sens où son récit de voyage est à la fois un « extraordinaire roman d’aventure » et le « premier modèle d’une monographie d’ethnologue » (Lévi-Strauss, préface).

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Le rapport de Lévi-Strauss à Léry dépasse donc bien les rapports d’admiration rationnelle que l’on peut attendre d’un homme cultivé avec un classique de la renaissance, pour entrer dans un territoire de « sur-réalité », c’est-à-dire « une réalité plus réelle encore que celle dont j’ai été le témoin. » L’intertextualité chez Lévi-Strauss peut s’apparenter à un phénomène de cannibalisme symbolique. « Je vous laisse imaginer, dit Lévi-Strauss, ce que les surréalistes auraient pu tirer d’une telle… intimité avec Léry. » Les surréalistes auraient en effet utilisé ces rapprochements entre textes, situations et pensées, pour déceler des correspondances plus profondes, plus magiques et plus troublantes que ce que la science peut se permettre d’énoncer.

Théorie du chef : le sage précaire en Nambikwara

J’ai dit qu’être responsable de ma maison en colocation me mettait en position de manager, ou de chef. Mais qu’est-ce qu’un chef ?

Il y a chez Claude Lévi-Strauss une intéressante théorie du pouvoir. Dans Tristes tropiques, une attention spéciale est portée sur les devoirs et les privilèges des chefs de deux sociétés : les Nambikwara et les Tupi-Kahawib. Un chapitre en particulier traite de cette question : « Hommes, femmes, chefs ». Les Nambikwara vivent en petits groupes, d’une dizaine ou d’une vingtaine de personnes, et leur vie est semi-nomade.

Je ne parle ici que de la théorie de Lévi-Strauss, les lecteurs n’ont nul besoin de me rappeler que ses théories sont contestées par d’autres ethnologues, je le sais aussi bien qu’eux.

Le chef des Nambikwara tire son autorité sur le groupe de son « prestige personnel » et de son « aptitude à inspirer confiance ». Il a en fait très peu de pouvoir, et les privilèges qui sont les siens (le droit d’avoir plusieurs femmes), il les paie au prix de lourdes responsabilités. Il est en première ligne lors des tensions avec les bandes rivales (ce que Montaigne rapportait déjà dans les Essais, lorsqu’un chef dit cannibale lui dit, à Rouen en 1560, que son privilège consistait à « marcher le premier à la guerre ».) Dans la période nomade, c’est lui qui est responsable de la direction à prendre, qui fixe les étapes, et gare à lui s’il ne conduit pas le groupe dans des endroits riches en nourriture. En période sédentaire, c’est lui qui est responsable si les récoltes sont mauvaises.

Quand il est trop vieux, il désigne un successeur, mais il arrive que le jeune homme désigné refuse. Chez les Nambikwara, écrit Lévi-Strauss, « le pouvoir ne semble pas faire l’objet d’une ardente compétition ». Et pour cause. Nous retrouvons ce genre de situations dans des organisations contemporaines. Les départements de facultés, par exemple, sont fréquemment dirigés par des gens qui apprécient leur travail mais qui se sentent parfois écrasés par le poids de leurs responsabilités, et qui ne font pas face à une concurrence particulière. Tant que tout se passe à peu près bien, c’est un fait, personne ne songe à changer de chef.

Mais voici le trait fondamental dans cette théorie : le consentement. A l’origine du politique, il n’y a pas la violence, la guerre ou l’égoïsme, il y a le besoin d’être ensemble et l’accord pour que tel ou tel soit le leader provisoire. « Le consentement est à l’origine du pouvoir, écrit Lévi-Strauss, et c’est aussi le consentement qui entretient sa légitimité ». Le chef est celui qui est capable de faire consensus, de satisfaire un peu tout le monde, ou tout au moins de ne pas trop contrecarrer les désirs des plus emmerdants. Il n’a aucun moyen de coercition devant des individus au comportement répréhensible. Il peut « se débarrasser des éléments indésirables » seulement s’il a le soutien de tout le reste du groupe. Il doit donc être toujours diplomate, habile et chaleureux, et il ne peut pas être autoritaire, autocrate ni même vraiment injuste.

Le meilleur moyen d’acquérir le consentement de sa population, est de donner. Donner de lui-même, faire plus d’effort que les autres, montrer l’exemple, mais aussi donner des biens matériels : « Le premier et le principal instrument du pouvoir consiste dans sa générosité. » On vient le voir pour toute requête et sa capacité à les satisfaire détermine le niveau de consentement dont son mandat est gratifié. L’ethnologue donnait beaucoup de cadeaux aux chefs, car ces derniers étaient de précieux informateurs, mais tous ces cadeaux étaient redistribués, non par bonté d’âme, mais par obligation politique, voire par calcul florentin. 

Evidemment, le chef est parfois gagné par la mélancolie. Il y a des moments où ses responsabilités lui pèsent trop et que l’avidité et l’ingratitude de son groupe lui sont insupportables. Il a alors la ressource de menacer de partir. Comme les parlements modernes qui procèdent à un « vote de confiance », le chef nambikwara se tourne vers ses administrés, le sexe droit dans son étui, et, décoré de quelques modestes ornements, il leur lance : « C’est fini de donner! C’est fini d’être généreux! Qu’un autre soit généreux à ma place! ». D’après Lévi-Strauss, ce moment constitue la crise la plus grave de son règne.

Sur le plan intellectuel, la générosité est traduite par « l’ingéniosité ». « Un bon chef fait preuve d’initiative et d’adresse. » Il prépare les poisons des flèches, il fabrique des jouets et des bidules, il doit aussi savoir chanter et danser. Le chef est un « joyeux luron toujours prêt à distraire la bande et à rompre la monotonie de la vie quotidienne. » Cela paraît drôle, mais c’est absolument essentiel. Dans la forêt, les Indiens sont parfois pris par un cafard dévastateur. Divertir ses ouailles est donc d’utilité publique, si l’on ne veut pas que la déprime se généralise au point d’ôter l’énergie d’aller chasser. Par ailleurs, dans les sociétés conduites par la pensée mythique et magique, raconter des histoires et chanter revient à entrer en communication avec l’autre monde, ou le monde des morts, des ancêtres. Divertir le groupe, c’est en réalité rappeler les grands mythes fondateurs, c’est retremper symboliquement les individus dans le monde des origines dont ils ont la nostalgie. Chanter, danser, raconter, jouer la comédie, ce sont les activités les plus nobles, chez les hommes préindustriels.

Alors moi, dans ma maison de Belfast, je suis un peu un Nambikwara avec mes colocataires pakistanais, indiens, lettons, slovaques et tchèques. Je fais le clown, je les flatte, je ne compte pas mes efforts, et quand je hausse la voix pour en remettre un à sa place, je le fais en pariant sur le fait que les autres ne bougeront pas. Puis quand une crise est déminée, je redeviens le clown qui raconte des histoires à dormir debout. Je tâche de créer une petite mythologie où, eux et moi, formons un groupe de jeunes gens merveilleux et supérieurs à toutes les communautés de Belfast.

Une femme des années 2010

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L’un des plaisirs de vieillir, c’est de voir ce que tout le monde devient autour de soi. Quand on retrouve des copains et qu’on discute, on se sent parfois rétroprojeté dans les années 90. Parfois, c’est le contraire, on se sent tiré vers des temps qui sont clairement devant soi, ou même hors de sa portée.

Il en est des individus comme des sociétés. Certains sont historiquement « froids » pour parler comme Lévi-Strauss. C’est-à-dire qu’ils cherchent, inconsciemment peut-être, à rester au plus près d’un équilibre originaire. J’appartiens à cette catégorie, je crois. Ils changent, vieillissent, déménagent, se lancent dans des aventures, mais toute leur vie est intact. On pourrait prédire ce qui adviendra d’eux dans vingt ans.

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Et puis il y a les individus comme Françoise. Quand je la revois, je vois une femme qui a fait la synthèse entre sa jeunesse et la suite de sa vie pour se lancer dans des projets fous. Elle s’est mariée, a fondé une famille, a monté une affaire dans l’hôtellerie et une affaire dans l’art contemporain (une galerie, quoi). Dans le même temps, elle a fait construire une maison extraordinaire en plein quartier de la Croix-Rousse, dessinée par un architecte de renom (dont j’ai oublié le nom.)

Il fallait oser, dans un climat économique délétère. Il fallait surtout posséder un sens artistique sûr, combiné à un sens aigu du marché et des affaires.

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C’est ce que j’aime chez elle, son impressionnante capacité à se projeter dans l’inconnu. Elle excelle à bricoler et à combiner des choses, tout ce qui passe, pour en faire des structures nouvelles.

Son attention est souvent flottante, quand on parle avec elle. Elle est souvent déconcentrée, souvent « à l’ouest ». J’utilise, pour parler d’elle, des expressions des années 90 car c’était nos années de jeunesse. Si elle semble être « à côté de ses pompes », dans les conversations, c’est parce qu’elle est déjà ailleurs, en train d’assembler des trucs, de manipuler des possibles, ou de laisser voguer son imagination. Qui retombera sur terre, ou dans la pierre, inéluctablement, quelques années plus tard.

Dans sa galerie d’art, en ce moment, des peintres et des dessinateurs qu’elle dit « faire vivre », et qui la font vivre. Ce ne sont pas des oeuvres d’art qui m’intéressent beaucoup car je suis resté bloqué dans les années 90 : l’art contemporain qui me fait vibrer, ce sont les installations, les dispositifs, les grandes créations poétiques à moitié conceptuelles, à moitié matérielles. L’artiste contemporain qui représente pour moi le nec plus ultra, c’est Ann Hamilton. (Comme par hasard, le Musée d’art contemporain de Lyon lui avait consacré une magistrale monographie en 1997.) Le format « tableau » que l’on trouve dans la galerie Françoise Besson, à mes yeux, a connu son achèvement avec Supports-Surfaces et avec le Pop Art. Voilà.

Mais Françoise me pardonnera de parler de la sorte, car même à l’époque où j’avais son âge, je pensais déjà comme un vieux con.

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De sa guesthouse, la plus belle vue de Lyon. Un soir j’y ai vu une famille de Philippins (ils ressemblaient à des Philippins, mais ils étaient peut-être mélanésiens), prenaient des photos de la ville avec du matériel de professionnels.

Un autre soir, j’y ai vu une femme magnifique aux cheveux bouclés, qui me fait penser à une forêt amazonienne, avec des rivières, des lianes, de la verdure et des oiseaux chatoyants.

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Pour sa maison, des blocs de pierre venus d’une carrière du Gard, et assemblés tel un puzzle.

C’est peut-être cela, la vie de Françoise, un puzzle. Et dans vingt ans, Dieu sait quels blocs, chus de quel désastre obscur, seront à nouveaux assemblés, et pour quel équilibre.

Avez-vous lu Tristes tropiques ?

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Je ne pensais pas que Tristes tropiques me fascinerait autant. Comme tout le monde, je croyais connaître ce livre, pour en avoir lu des extraits, pour avoir vu sa fameuse couverture tant de fois, et pour en avoir entendu parler à la radio et à la télévision.

 

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Pourtant Tristes tropiques est le livre de Lévi-Strauss le moins lu. D’un côté, les gens l’achètent parce qu’il a quelque chose de séduisant et qu’on en dit du bien, mais ils en interrompent la lecture très vite. Loin d’être un livre de baroudeur qui va nous parler de sauvages et de vie au grand air, c’est un projet d’écriture complexe et intriqué, au style classique, tenant certes de l’essai anthropologique, mais tout autant du poème en prose et du collage surréaliste. 

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D’un autre côté, les intellectuels le délaissent pour se pencher sur ses traités d’ethnologie et de théorie. Barthes, par exemple, n’a quasiment jamais cité Tristes tropiques. C’est un paradoxe intéressant, comme tous les paradoxes : l’ouvrage le plus connu du penseur le plus influent de ce dernier demi-siècle est celui que les penseurs utilisent le moins. Les grandes années du structuralisme à la française ont délaissé Tristes tropiques pour se consacrer à L’Anthropologie structurale, La Pensée sauvage ou Les Mythologiques. À part Michel Foucault, qui reprend dans Les Mots et les choses  l’idée que “le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui” (dernière page de Tristes tropiques) mais pour lui donner un sens nietzchéen de “mort de l’homme”. Autre exception : Derrida critique la scène dite de « La leçon d’écriture » dans De la Grammatologie. Sinon, il n’y a pas eu beaucoup d’échanges entre ce grand « voyage philosophique » qu’est Tristes tropiques et toutes les théories des années 60 et 70. 

Et au final, peu de gens font l’effort de s’y coller vraiment. Tout le monde pense le connaître assez, et ne s’aperçoit guère de l’immense richesse littéraire de cet ouvrage. Lévi-Strauss en est partiellement responsable qui a répété à l’envi que c’était un livre raté, écrit rageusement dans la précipitation, plein de défauts et sans intérêt. La vérité est qu’il a fait là une superbe oeuvre d’art, très construite, très savamment composée, dont les correspondances et les échos dessinent un mystère précieux, que je n’ai pas encore, tant s’en faut, percé à jour.

Mais je le lis par plongées, sur le qui-vive et la gorge nouée d’émotion.

 

Voyage chez Lévi-Strauss

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    Ceci est un chant d’amour à la prose de Claude Lévi-Strauss.

    Je passe un temps infini à le lire, depuis que j’ai acquis ses Oeuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade, c’est-à-dire depuis que j’ai commencé ma thèse sur la théorie du récit de voyage. Je veux rendre hommage aux jeunes universitaires qui ont édité ce volume de la Pléiade (Vincent Debaene, assisté de Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff) car grâce à eux, c’est un vrai et profond bonheur que de s’y promener. Moi, cela fait deux ans que je ne m’en lasse pas. Le choix des oeuvres est très judicieux et renouvelle l’image que l’on se fait de Lévi-Strauss. Mais aussi les introductions, les notices et les notes sont d’une richesse admirable, et opèrent des passages, des rappels, des retours en arrière prodigieux. Cela ouvre à un art de la lecture hautement ludique et stimulant.

    Cela permet, entre autre, de lire Tristes tropiques en relation constante avec les autres ouvrages de l’ethnologue. Plutôt que d’être isolé comme le seul livre « non-scientifique » de l’auteur, il est ici branché sur les théories philosophiques de La Pensée sauvage, sur les analyses de mythes que l’on suit dans La voie des masques ou Histoire de Lynx, ainsi bien sûr (mais c’est moins étonnant, peut-être) que sur les méditations esthétiques de Regarder, Ecouter, Lire.

    En ce qui me concerne, je reste ébloui par le fait que la structure du récit de voyage, Tristes tropiques, puisse être à ce point éclairée par la théorie de la pensée telle qu’elle se développe dans La Pensée sauvage. En effet, Tristes tropiques est selon moi une expérience d’écriture qui cherche à reproduire dans le champs de l’esthétique ce que les groupes humains mettent en place dans l’ordre du sens pour organiser et classifier le réel.

    Exemple extraordinaire d’un lien entre deux livres, qui me donne des frissons : deuxième chapitre de Tristes tropiques, page 12, Lévi-Strauss raconte son exil de 1941, et sa traversée en bateau de Marseille à la Martinique. À bord, il rencontre André Breton, qu’il admirait depuis longtemps : « Entre nous, une durable amitié allait commencer par un échange de lettres qui se prolongea assez longtemps au cours de cet interminable voyage, et où nous discutions des rapports entre beauté esthétique et originalité absolue. » Cela, on le savait, mais le lecteur se dit qu’il aimerait en savoir davantage sur ces échanges entre le grand surréaliste et le jeune chercheur. Or, à la fin du volume, dans Regarder, Ecouter, Lire, aux pages 1580-5, Lévi-Strauss revient sur ces échanges et publie les lettres qu’il a échangées avec Breton. Le lecteur se sent alors privilégié, il a le sentiment de faire partie des Happy few mis dans la confidence d’une conversation entre deux grands esprits.

Il y a beaucoup d’autres occurrences, d’échos et de reprises, aussi plaisantes qu’excitantes. Quand il parle de Rousseau ici et quand il relit Diderot là-bas. Quand il rappelle l’exploration de Villegaignon au Brésil en 1556 et qu’il intitule un chapitre d’ Histoire de Lynx : « En relisant Montaigne », dont un paragraphe renvoie encore à une autre page d’un autre chapitre d’un autre livre du même volume. On est en plein hypertexte, en pleine promenade.

Lévi-Strauss est un grand rêveur, un grand joueur qui s’amuse avec les mots, les idées, les théories. Mais c’est un joueur grave, un peu triste, dont l’humour est noir. Il manie l’humour juif des Marx Brothers quand il montre l’absurdité de notre monde. Il joue au pessimiste et au vieux réactionnaire, mais il est toujours à fleur d’émotion, et aime par dessus tout la tendresse dont est capable l’humanité. Le chapitre sur les Nambikwara est à ce titre un chant à la tendresse humaine.

C’est tout cela que j’admire tant chez lui. Je prie les lecteurs de me pardonner pour tous les superlatifs qui ont alourdi ce billet. La prose classique demande que l’on s’en passe.