J’ai dit qu’être responsable de ma maison en colocation me mettait en position de manager, ou de chef. Mais qu’est-ce qu’un chef ?
Il y a chez Claude Lévi-Strauss une intéressante théorie du pouvoir. Dans Tristes tropiques, une attention spéciale est portée sur les devoirs et les privilèges des chefs de deux sociétés : les Nambikwara et les Tupi-Kahawib. Un chapitre en particulier traite de cette question : « Hommes, femmes, chefs ». Les Nambikwara vivent en petits groupes, d’une dizaine ou d’une vingtaine de personnes, et leur vie est semi-nomade.
Je ne parle ici que de la théorie de Lévi-Strauss, les lecteurs n’ont nul besoin de me rappeler que ses théories sont contestées par d’autres ethnologues, je le sais aussi bien qu’eux.
Le chef des Nambikwara tire son autorité sur le groupe de son « prestige personnel » et de son « aptitude à inspirer confiance ». Il a en fait très peu de pouvoir, et les privilèges qui sont les siens (le droit d’avoir plusieurs femmes), il les paie au prix de lourdes responsabilités. Il est en première ligne lors des tensions avec les bandes rivales (ce que Montaigne rapportait déjà dans les Essais, lorsqu’un chef dit cannibale lui dit, à Rouen en 1560, que son privilège consistait à « marcher le premier à la guerre ».) Dans la période nomade, c’est lui qui est responsable de la direction à prendre, qui fixe les étapes, et gare à lui s’il ne conduit pas le groupe dans des endroits riches en nourriture. En période sédentaire, c’est lui qui est responsable si les récoltes sont mauvaises.
Quand il est trop vieux, il désigne un successeur, mais il arrive que le jeune homme désigné refuse. Chez les Nambikwara, écrit Lévi-Strauss, « le pouvoir ne semble pas faire l’objet d’une ardente compétition ». Et pour cause. Nous retrouvons ce genre de situations dans des organisations contemporaines. Les départements de facultés, par exemple, sont fréquemment dirigés par des gens qui apprécient leur travail mais qui se sentent parfois écrasés par le poids de leurs responsabilités, et qui ne font pas face à une concurrence particulière. Tant que tout se passe à peu près bien, c’est un fait, personne ne songe à changer de chef.
Mais voici le trait fondamental dans cette théorie : le consentement. A l’origine du politique, il n’y a pas la violence, la guerre ou l’égoïsme, il y a le besoin d’être ensemble et l’accord pour que tel ou tel soit le leader provisoire. « Le consentement est à l’origine du pouvoir, écrit Lévi-Strauss, et c’est aussi le consentement qui entretient sa légitimité ». Le chef est celui qui est capable de faire consensus, de satisfaire un peu tout le monde, ou tout au moins de ne pas trop contrecarrer les désirs des plus emmerdants. Il n’a aucun moyen de coercition devant des individus au comportement répréhensible. Il peut « se débarrasser des éléments indésirables » seulement s’il a le soutien de tout le reste du groupe. Il doit donc être toujours diplomate, habile et chaleureux, et il ne peut pas être autoritaire, autocrate ni même vraiment injuste.
Le meilleur moyen d’acquérir le consentement de sa population, est de donner. Donner de lui-même, faire plus d’effort que les autres, montrer l’exemple, mais aussi donner des biens matériels : « Le premier et le principal instrument du pouvoir consiste dans sa générosité. » On vient le voir pour toute requête et sa capacité à les satisfaire détermine le niveau de consentement dont son mandat est gratifié. L’ethnologue donnait beaucoup de cadeaux aux chefs, car ces derniers étaient de précieux informateurs, mais tous ces cadeaux étaient redistribués, non par bonté d’âme, mais par obligation politique, voire par calcul florentin.
Evidemment, le chef est parfois gagné par la mélancolie. Il y a des moments où ses responsabilités lui pèsent trop et que l’avidité et l’ingratitude de son groupe lui sont insupportables. Il a alors la ressource de menacer de partir. Comme les parlements modernes qui procèdent à un « vote de confiance », le chef nambikwara se tourne vers ses administrés, le sexe droit dans son étui, et, décoré de quelques modestes ornements, il leur lance : « C’est fini de donner! C’est fini d’être généreux! Qu’un autre soit généreux à ma place! ». D’après Lévi-Strauss, ce moment constitue la crise la plus grave de son règne.
Sur le plan intellectuel, la générosité est traduite par « l’ingéniosité ». « Un bon chef fait preuve d’initiative et d’adresse. » Il prépare les poisons des flèches, il fabrique des jouets et des bidules, il doit aussi savoir chanter et danser. Le chef est un « joyeux luron toujours prêt à distraire la bande et à rompre la monotonie de la vie quotidienne. » Cela paraît drôle, mais c’est absolument essentiel. Dans la forêt, les Indiens sont parfois pris par un cafard dévastateur. Divertir ses ouailles est donc d’utilité publique, si l’on ne veut pas que la déprime se généralise au point d’ôter l’énergie d’aller chasser. Par ailleurs, dans les sociétés conduites par la pensée mythique et magique, raconter des histoires et chanter revient à entrer en communication avec l’autre monde, ou le monde des morts, des ancêtres. Divertir le groupe, c’est en réalité rappeler les grands mythes fondateurs, c’est retremper symboliquement les individus dans le monde des origines dont ils ont la nostalgie. Chanter, danser, raconter, jouer la comédie, ce sont les activités les plus nobles, chez les hommes préindustriels.
Alors moi, dans ma maison de Belfast, je suis un peu un Nambikwara avec mes colocataires pakistanais, indiens, lettons, slovaques et tchèques. Je fais le clown, je les flatte, je ne compte pas mes efforts, et quand je hausse la voix pour en remettre un à sa place, je le fais en pariant sur le fait que les autres ne bougeront pas. Puis quand une crise est déminée, je redeviens le clown qui raconte des histoires à dormir debout. Je tâche de créer une petite mythologie où, eux et moi, formons un groupe de jeunes gens merveilleux et supérieurs à toutes les communautés de Belfast.
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