Voyages au Xinjiang : Les archéologues de la Belle Epoque

Quand on lit les récits de voyage contemporains, on note que les auteurs actuels se sentent proche des grands explorateurs médiévaux, Rubrouck et Marco Polo, mais qu’ils ignorent ou dénigrent les grands savants des années 1900. Pourtant, ces derniers font rêver le sage précaire à un point d’intensité proche de l’incandescence.

 pelliotcave2.1272443972.jpg P.Pelliot examinant les manuscrits, 1906.

Profitant de la période de paix dans la région, due en grande partie à la puissance de la dynastie Qing, et à sa volonté de sécuriser les provinces occidentales de l’empire, trois grandes missions explorèrent la région à des fins archéologiques. Quelques noms illustrent cet âge d’or : le Britannique Aurel Stein, l’Allemand Von Le Coq, le Suédois Sven Hedin et le Français Paul Pelliot.

Les écrits et les photos produits par Pelliot et ses camarades donnent une image du Xinjiang assez sino-centrée, peut-être parce que la Chine était à l’époque le garant de la paix à leurs yeux, ou peut-être parce qu’en tant qu’archéologues, ils furent fascinés par les découvertes de documents écrits en chinois datant de l’antiquité. Les manuscrits trouvés et étudiés par Paul Pelliot dans les grottes de Dunhuang, étaient des trésors insondables. La plupart de ces documents ont été achetés si peu cher qu’aujourd’hui, les Chinois crient au vol. 

 aurel-steine28094caves.1272444374.jpg Dunhuang, photo A.Stein, 1906.

La langue la plus répandue parmi les documents trouvés par les archéologues était le chinois, et pour cela au moins, ces derniers pouvaient difficilement considérer ce territoire comme étranger à la Chine. Les théories archéologiques prévalant à cette époque faisaient la comparaison entre les postes avancés de l’armée chinoise antique dans les territoires du Turkestan et les légions romaines aux confins de l’empire romain. Ce parallèle montre, de la part d’hommes formés à une solide culture humaniste et classique, un respect pour la civilisation chinoise : de même que la civilisation latine est vue par la tradition nationaliste de l’historiographie française comme le moyen pour les Gaulois d’entrer dans le monde du droit, de même, une ancienne civilisation du livre, retrouvée dans les ruines et le sable des déserts asiatiques, donne à cette terre une identité antique et civilisatrice. Ainsi, l’impression donnée par la lecture de ces quatre explorateurs est qu’ils attribuent à la Chine les valeurs d’ordre, de culture et de progrès que les historiens français du début du XXe siècle attribuaient au régime de César et de Marc Aurèle.

Depuis, les Chinois autant que les écrivains voyageurs contemporains méprisent Pelliot et ses camarades. Ils les font passer pour des « rôdeurs » qui ont « volé » ces manuscrits à la Chine. Le rejet des archéologues de la Belle époque serait donc seulement moral ? S’ils n’avaient rien volé, ils seraient aujourd’hui célébrés par nos baroudeurs humanitaires ? J’en doute. Mon hypothèse sur ce point, c’est qu’aujourd’hui, la seule attitude mentale qui est acceptée, concernant le Xinjiang, est le sentiment « anti-chinois ». Il faut dénoncer la Chine, et pour la dénoncer, il faut montrer qu’elle est colonisatrice et exterminatrice. Pour prouver cela, il faut s’assurer qu’elle n’est pas chez elle dans le Xinjiang. Or, si des archéologues montrent qules Chinois étaient là depuis deux mille ans, cette mission anti-chinoise est clairement affaiblie. C’est à mon avis une des raisons qui poussent les reporters, photographes et voyageurs actuels à passer sous silence les grandes aventures de Paul Pelliot.

En revanche, pour ceux que cela intéresse, le magnifique Musée Guimet, à Paris, lui rend hommage dans une salle qui expose, entre autres choses, quelques-uns des manuscrits qu’il a rapportés des grottes de Dunhuang.

Voyages dans le Xinjiang : Guillaume de Rubrouck et Marco Polo

 700px-route_rubrouck_1253_55.1270825600.jpgTrajet de Rubrouck

Si on considère les récits en langue française, alors on remonte à l’origine des voyages européens en Chine.

On oublie trop souvent les siècles d’or de notre Moyen-âge, les XII et XIIIe siècle. Revenons à nos fondamentaux.

On oublie souvent qu’au XIIIe siècle, la France n’était pas vraiment une nation consciente d’elle-même, mais qu’elle n’en était pas moins la culture dominante dans le monde occidental. Les rois d’Angleterre étaient français et luttaient contre leurs cousins rois de France pour régner sur les royaumes qui comptaient. Le proche-Orient était disputé entre le royaume de France et l’empire ottoman. Norman Davies, l’historien anglais, montre bien qu’il y eut des années, aux XII et XIIIe siècle, où les possessions françaises formaient une sorte d’empire d’occident, ou d’empire colonial avant l’heure. Si les historiens anglais le disent, c’est que c’est vrai. Les voyageurs nous apprennent qu’en Asie, à la cour du grand Mongol, à Karakorum, les chrétiens du monde entier parlaient soit en latin soit en français.

Or c’est à cette époque que le roi de France d’un côté, le pape de l’autre, ont tenté de joindre l’autorité mongole qui régnait alors sur toute l’Asie. En Europe, on voulait une alliance contre les musulmans de la Terre sainte, mais aussi une conversion des Mongols au catholicisme, ainsi qu’une fragile assurance que ces nomades des steppes d’Asie centrale ne viendraient pas nous envahir.

C’est dans ce contexte que les premiers Européens ont écrit des récits de leur voyage en Chine. Avant, il y en eut de nombreux à s’y rendre, mais ils n’étaient jamais revenus chez nous avec un texte. C’est la grande nouveauté de mon héros médiéval : Guillaume de Rubrouck (1215-1295).

Proche de Saint Louis, il était avec son roi en Terre sainte lors de la septième croisade lorsque ce dernier l’envoya en mission chez le grand Khan. Il lui a dit : « Guillaume, je te fais confiance. Toi qui es un baroudeur, derrière ton apparence de moine pervers, je t’offre de réaliser ton rêve : traverser les plaines et les montagnes pour aller trouver mon impie homologue tartare, afin de conclure un traité d’alliance avec lui, et qu’il vienne botter le cul de Saladin par derrière, cependant que je l’asticote par devant. » L’alliance ne fut jamais faite, mais Guillaume de Rubrouck a fait le voyage et le texte qui en est sorti, Voyage dans l’Empire mongol  (1255) est un chef d’oeuvre de la littérature géographique.

Ce n’était pas vraiment un livre, mais une longue lettre écrite au roi, en latin. Mais une lettre aussi longue qu’on peut en faire un livre aujourd’hui.

Rubrouck est encore sur une géographie proche de celle d’Hérodote, et emploie des termes similaires (« Scythie ») pour décrire l’Asie. Cependant, ses descriptions sont précises et très attentives aux moindres détails ethnologiques et techniques des peuples rencontrés. Quand Rubrouck écrit sur les Ouïghours, il ne se limite jamais à parler d’eux, mais fait constamment intervenir d’autres peuples et des individus d’autres tribus, signe que l’Asie centrale est réellement un creuset de civilisations. La relation de voyage de Rubrouck est très sérieuse, car adressée à un public royal qui avait besoin d’être renseigné avec fiabilité sur l’état des choses à l’est de l’Europe.

En même temps, c’est très vivant, comme récit, c’est plein de détails, plein de portraits et de scènes intéressantes. Quand il finit par voir le grand Khan, Mongke (« Mangou » dans le texte), l’entrevue est un échec car tout le monde est bourré, des interprètes jusqu’au grand Mongol. Guillaume, qui ne comprend plus rien à ce qu’on lui dit, n’a plus qu’à saluer tout le monde et à s’éclipser.

mongol_dominions.1270825467.jpgTrajet aller de Marco Polo

Marco Polo (1254-1324) est le plus connu des voyageurs francophones du Moyen-âge. C’est paradoxal mais c’est ainsi.

Il est plus connu que Rubrouck pour plusieurs raisons. La plus grande des raisons, malgré les erreurs géographiques et les insuffisances du texte, c’est qu’il a donné à son récit une dimension merveilleuse. Marco Polo écrit pour un autre public que Rubrouck. Il écrit en français, et non en latin, preuve qu’il s’adresse aux bourgeois et aux marchands comme lui, et non à un pieux souverain qui veut être informé et éclairé.

Polo est expéditif à propos de bien des contrées traversées : ces gens adorent Mahomet, ils ont de nombreuses villes, ils font pousser telle et telle plante, et j’en ai assez dit! En revanche, quand il approche du désert Taklamakan, qu’il n’a pas traversé lui-même, il prend son temps pour raconter les sortilèges qui arrivent aux voyageurs : « Ce sont choses merveilleuses à ouïr, et difficiles à croire, ce que font ces esprits. Et pourtant c’est comme je vous ai dit, et encore bien plus surprenant. »

Le Vénitien raconte des choses que les lecteurs ont envie d’entendre, et c’est toujours réjouissant d’être en présence de prodiges et d’étrangetés. A Camul, par exemple (Hami, dans le Xinjiang), les hommes aiment danser et chanter. Cette réputation suivra des siècles les différents habitants de cette province. Les voyageurs contemporains aiment imaginer une telle passion pour la musique chez les Ouïgours. Et puis là-bas, à Camul, les hommes sont si hospitaliers qu’ils laissent leur femme à l’étranger pour qu’il se sente bien accueilli : « Et les femmes sont gaies, jolies, folâtres, et fort obéissantes à tout ce que leur mari leur ordonne, et elles aiment cet usage beaucoup. »

On imagine la réaction des lecteurs médiévaux. De même que, plus tard, les photos ethnographiques et les peintures orientalistes allaient être des prétextes à se rincer l’oeil, de même la description de ces coutumes sexuelles nourrissait des rêves de paradis terrestres chez les Européens fascinés.

Xinjiang and Travel Writing

A la fin du mois d’avril, je vais participer à un colloque d’une journée sur ce thème : « Xinjiang et Récit de voyage ». Cela se déroulera à l’université de Liverpool, dans un centre de recherche au nom des plus mystérieux : SOCLA (School of Cultures, Languages and Area Studies). Cliquez ici pour le programme.

Je suis très excité à l’idée de participer à cette rencontre. D’abord, je crois que c’est un sujet essentiel, peu étudié et pourtant central, tant au niveau littéraire que culturel ou politique. Le Xinjiang ne peut que devenir, avec le temps, une région nodale dans les échanges internationaux. J’en ai assez parlé, sur ce blog et sur mon blog chinois, pour ne pas avoir à me répéter ici.

En outre, je vais rencontrer à Liverpool des personnalités d’importance considérable pour moi. Des chercheurs que je lis depuis des années et qui influencent mes recherches. Alex Hughes d’abord, dont le livre France/ China: Intercultural Imaginings m’a accompagné dans mes recherches shanghaïennes. Mais aussi, et en particulier, un prof de Liverpool qui représente à mes yeux Le chercheur dans le domaine de l’écriture du voyage en langue française. J’allais dire qu’il était le meilleur au Royaume-Uni, mais en réalité il n’a pas d’égal en Amérique. Pour la France, je ne sais pas car je suis devenu un étranger dans mon propre pays.

Charles Forsdick est ainsi la référence absolue pour tout ce qui touche à la littérature du voyage en langue française, au XXe siècle. A chaque fois que j’avance dans mes recherches et que je repère un impensé, un domaine à explorer, je m’aperçois quelque temps après qu’il avait déjà lancé des pistes pour combler ces lacunes. Il est l’un des rares, par exemple, à opérer un très difficile rapprochement entre les théories « françaises » sur la littérature, et les théories « anglo-américaines » sur le travel writing. Quand on mesure l’abyssale incompréhension qui règne entre nos deux pays, sur ce thème, on comprend que c’est un chercheur incontournable pour moi.

De fait, il est incontournable pour plein de gens. Moi, je ne l’ai jamais rencontré, mais tout le monde me dit qu’il est jeune et sympathique. Ce que j’en sais, c’est qu’il a rassemblé autour de lui un ensemble de chercheurs de niveau assez élevé. Je ne fais pas partie de ce réseau, d’abord parce que je n’ai pas de niveau repérable, mais aussi parce que je suis trop critique, trop réfractaire, trop français vis-à-vis de certains points de doctrines postcoloniales et féministes.

J’avais déjà parlé de lui, sans le nommer, dans un des premiers billets de ce blog, dont j’aurais honte s’il n’était pas aussi bien écrit ni aussi drôle. Je racontais une nuit blanche passée à Paris, où j’essayais de lire un de ses livres, entouré de femmes nyctalopes à la langue vicieuse.

A ce colloque de Liverpool, il y aura aussi des orientalistes distingués, dont une sinologue qui va nous parler des récits de voyage chinois de l’époque de la reconquête des Qing. J’attends cela avec impatience, car nous, dans le champs du Travel writing, avons une lourde tendance à ignorer les récits non occidentaux. 

Surtout, il y aura une ethnologue reconnue comme l’une des meilleures spécialistes du Xinjiang. D’origine hongroise, Ildiko Bellér-Hann a fait des études magistrales sur le terrain. Elle parle le ouïgour et ses publications font autorité. J’attends avec fébrilité sa conférence sur les récits du grand archéologue allemand Von Le Coq, qui fut l’un des principaux explorateurs de la Belle époque, un de ceux qui découvrirent et exploitèrent les grottes bouddhistes de la Chine occidentale.

Comme par hasard, je serai le seul « rien du tout » dans ce superbe Aréopage. Le seul moins que rien, le seul imposteur, et c’est le rôle de ma vie. C’est le moment pour le sage précaire de montrer combien ses pirouettes peuvent faire illusion.

Typologie spatiale des récits de voyage

Certains disent qu’il est impossible de faire une typologie des récits de voyage. Que les récits de voyage sont trop divers, trop hybrides, trop ouverts, trop inclassables.

Il existe pourtant des différences schématiques qui distinguent les uns et les autres. Elles sont liées aux rapports à l’espace qu’ils entretiennent. Il semble y avoir une phénoménologie des déplacements que l’on peut réduire à une opposition binaire : le cercle et la ligne droite.

1- Le Cercle
Ce sont les voyage qui consistent à faire un tour. Non seulement les Grand Tours des aristocrates britanniques du XVIIIe, mais aussi les tours du monde, les circumnnavigations. Les célèbres « Voyage en Orient » de nos romantiques sont de bons exemples de cercle. Ils visitaient tous plus ou moins les mêmes lieux, et gardaient toujours en tête le retour au pays. Ces voyages, consistant en tours, ont donné le terme de « tourisme ». Une des particularités du touriste est qu’il revient invariablement chez lui, et donc que son voyage se structure mentalement sur une opposition « ailleurs/maison » qui détermine ce qu’il voit et perçoit.

De nos jours, on assiste aux récits qui longent les frontières d’un territoire, les voyages liminaires : Zones de Jean Rolin par exemple, qui fait le tour extérieur de Paris. Mais il ne s’agit pas de tourisme car il n’y a pas de retour chez soi envisagé, plutôt une « mise en orbite » (pour reprendre une expression de Rolin lui-même) à côté ou autour de chez soi. Et puis le tour de Paris n’est même pas complet, Rolin passe du cercle à une figure fractale et fragmentaire.

On assiste aussi aux récits cycliques, comme New York. Journal d’un cycle, de Catherine Cusset. Cette dernière connecte la bicyclette, les tours de la ville, avec les cycles menstruelles de la femme qui veut un enfant. Quand la narratrice va mal, elle dit que ça ne « tourne pas rond » dans sa vie, et elle essaie de remettre sa vie sur le bon chemin en tournant, en pédalant, en se fondant dans l’immensité cyclique des circulations et du trafic universel.

2- La ligne droite
Ce sont les itinéraires. Les récits qui partent de A pour arriver à B, sans nécessairement revenir à A (ou du moins sans narrer le retour). Ces trajets ne sont pas en ligne droite, bien entendu, de la même façon que les tours décrits plus haut ne forment pas de vrais cercles. La ligne est la réduction phénoménologique de l’itinéraire. L’Usage du monde de Nicolas Bouvier en est un exemple célèbre en langue française, avec Chemin faisant de Jacques Lacarrière. Ce dernier parle même de diagonale, on ne peut pas être plus clair. Le voyage d’Ella Maillart qui traverse la Chine en 1937 tient aussi beaucoup de la ligne droite, en ceci qu’il était question d’entrer par effraction dans un territoire interdit aux étrangers, de se faire discret, d’être rapide, de jeter un coup d’oeil, de rencontrer quelques personnes et d’en sortir aussi vite que possible, après avoir traversé ce territoire, le Xinjiang, de part en part.

Une fois qu’on a établi cette opposition structurelle, il reste des types cruciaux de récit qui semblent résister à ce modèle.

La flânerie, en premier lieu. De Baudelaire (Le Spleen de Paris) à Régine Robin (Mégalopolis : Les derniers pas du flâneur 2009) , en passant par Léon-Paul Fargue (Le Piéton de Paris, 1939) , Jacques Réda (Les Ruines de Paris, 1970)  et Bruce Bégout (Lieu commun, 2001), c’est une vraie tradition qui se fait jour. Une tradition qui, si elle possède une forte branche française grâce à Paris qui est la ville au monde où l’on marche, est repérable dans le monde entier et dans l’histoire. Flâner, c’est aller ni en ligne, ni en cercle, mais c’est couvrir un territoire, d’une manière qui n’apparaisse pas comme méthodique.

Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je vois dans les itinéraires de Ibn Battuta une forme ancienne de flânerie. De même pour Chroniques japonaises de Bouvier.

Le voyage immobile en second lieu. Les récits de séjour qui se consacrent à un seul territoire, sans insister sur les déplacements, les itinéraires et les étapes. Les récits où il n’y a pas vraiment d’étapes au sens voyageur du terme. Le Poisson-scorpion (1970) de Bouvier, immobile à Ceylan pendant des mois. Mais aussi Saisons japonaises (1999), de Nicole-Lise Bernheim, qui raconte une année passée dans une famille de Koyasan.

Je me demande s’il est possible de rabattre la flânerie et le voyage immobile sur l’une des deux formes géométriques citées plus haut, s’ils ne sont qu’une forme dérivée d’elles, ou s’ils forment un autre modèle, autonome, de récit de voyage. On pourrait par exemple penser que la flânerie à Paris, cela revient à la fois à un voyage immobile, à un ensemble de lignes droites, combinées à des tours. La flânerie serait alors moins une résistance aux structures des récits de voyage traditionnels qu’une prolifération de ces figures.

Le Xinjiang des années 1930 : Ella Maillart et Peter Fleming

Il faut relire les récits de voyage d’Ella Maillart et de Peter Fleming. Ils ont traversé ensemble la Chine en 1935 pour aller voir « ce qui se passait » dans le Xinjiang, sur quoi couraient toutes sortes de rumeurs. Un Anglais et une Helvète, bel attelage pour traverser les déserts et essayer d’approcher les seigneurs de la guerre turcophones.

Les deux livres sont disponibles en français sous les titres de Courrier de Tartarie pour Peter Fleming, et d’Oasis interdite pour Ella Maillart.

Oasis interdites d’Ella Maillart

Ce que je voudrais mettre en lumière aujourd’hui, c’est le chapitre qu’ils consacrent tous deux à la situation géopolitique de la région. Prenons-en de la graine, nous qui prétendons écrire de la littérature du voyage. Qui fait encore l’effort de comprendre, de chercher, de mettre en ordre, de mettre en perspective ? Chacun à sa manière, ils rappellent l’histoire ancienne et la présence de la Chine dans cette région depuis plus de deux mille ans. Ils rappellent rapidement les invasions, les révoltes, les empires, les républiques auto-proclamées, les intérêts des grandes puissances entourant la région.

Cela me paraît à des années lumière de ce que nous lisons depuis, dans les récits de voyage et dans les reportages de journalistes. Aujourd’hui, la tendance est à la simplification pour raison humanitaire. On veut défendre les droits des Ouïghours, et on décrit une situation claire comme de l’eau de roche, comme sur le blog de Sylvie Lasserre, consacré à l’Asie centrale :

« Depuis 1949, date de l’occupation de leurs terres par la Chine communiste, les Ouïgours assistent impuissants à la colonisation han. »

 L’image est simple et fausse : autrefois les turcophones vivaient libres sur « leurs terres », et soudain, en 1949, la vermine communiste est venue envahir tout cela.

Tous les récits de voyage dans la région que j’ai lus vont dans ce sens. Ce n’est pas la dénonciation de la politique de Pékin qui me choque, mais l’alliance étrange qui y est déployée entre l’absence de toute description historique et le rejet pur et simple des Chinois, comme s’ils étaient définitivement des étrangers.

Ella Maillart et Peter Fleming, quand ils parlent de la Chine, ne voient pas d’horribles colons. Et quand ils appréhendent le Xinjiang, ils voient une terre stratégique qui attire l’attention des grandes puissances que sont la Chine, l’Angleterre, l’URSS et même le Japon. Ils voient aussi des chefs de guerre Ouïghours ou Hui, dont les armées et les révoltes sont aussi romanesques que dangereuses. On est loin des images d’Epinal.

Il faut relire Maillart et Fleming pour nous nettoyer l’esprit de l’atmosphère humanitaire et larmoyante qui envahit l’écriture du voyage et du reportage.

Pakistanais et Chinois sous mon toit

Mon colocataire pakistanais se repose en Angleterre. Il a dû s’y rendre il y a près d’un mois pour ses problèmes de visa, et depuis, il a trouvé refuge chez un « cousin », et il n’a pas remis les pieds en Irlande du nord. J’espère qu’il va nous revenir, sa gentillesse et son sens du contact manque à ma maison.

Cela fait déjà deux mois que la chambre du grenier a été prise par un Chinois. Le Pakistanais aime bien les Chinois, théoriquement, mais il n’a pas une grande confiance en eux individuellement. Lui qui aime bavarder, et qui, par sa situation locataire du rez-de-chaussée, aime échanger avec ceux qui descendent à la cuisine, il a tendance à ignorer un peu le Chinois, ou à le traiter avec une politesse distante.

Le Chinois m’impressionne par sa connaissance technique du monde. Au moment de la réinstallation du paquet internet-téléphone-tv, il a accueilli avec flegme les difficultés rencontrées et contourné brillamment les obstacles mystérieux de la connexion broadband. A chaque fois qu’il m’explique un truc, je m’exclame qu’il est un génie, ce qui le fait rire. Avec le temps, son sourire s’est mis à signifier autre chose. Il m’explique encore mais avec un ton de modestie qui me fait penser qu’il commence à douter de mes capacités intellectuelles.

Le Pakistanais, lui, me reproche de faire trop confiance au Chinois. Rendez-vous compte : le code d’accès à la connexion internet a été créé par lui, depuis son ordinateur et avec son nom à lui. Cela me paraît sans intérêt mais le Pakistanais y voit une espèce de crime, ou du moins, je ne sais quel non-sens hiérarchique.

Heureusement, ils sont tous les deux d’accord sur les grandes questions géopolitiques. Tous les deux pensent que les désordres du monde sont dus aux Américains, et que l’Asie centrale se porterait mieux si les troupes anglo-américaines rentraient chez elles. Le Pakistanais dit des Chinois que ce sont de bons partenaires, et de fait, les conversations de mes colocataires me font mieux comprendre les relations stratégiques que Pékin entretient avec le Pakistan : tous deux ont l’Inde comme adversaire commun. 

Le Chinois parle avec haine de Rebiya Kadeer, la présidente du Congrès mondial des Ouïghours qui défend le droit des habitants du Xinjiang. Le Pakistanais, quant à lui, parle avec fierté de la puissance du peuple afghan : « Jamais ils n’ont été conquis, jamais ils n’ont perdu une guerre sur leur territoire. » Croit-il que les Américains vont perdre la guerre en Afghanistan ? « Bien sûr qu’ils vont perdre, répond-il. Les Américains n’ont aucune chance. Aucune. Les Afghans se battront jusqu’à la mort. Tu sais, aujourd’hui, les Américains les appellent des terroristes, mais quand ils luttaient contre les Russes, ils les appelaient des Moudjahidin. Ce sont les mêmes, Guillaume, ce sont les mêmes. »

Quand je lui demande s’il se sent un peu plus afghan, lui-même, que pakistanais, il me dit oui : « Je suis Pachtoune. Les Pachtounes ne sont pas de vrais Pakistanais. Je n’aime pas beaucoup les Pakistanais. Oui, je suis plus proche des Afghans. »   

En attendant, désespéré de ne pouvoir défendre son cas devant les autorités britanniques, il a trouvé à Nottingham un cousin chez qui il retrouve un peu d’Asie centrale.

Kouchner dans le Yoghourt en plein Xinjiang

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Je ne savais pas que notre ministre des choses de l’ailleurs pouvait à ce point n’avoir rien à dire. D’abord, il confond Ouïghour et Yoghourt, ce qui va rester dans les annales de l’histoire et fera poiler nos enfants qui, eux, en sauront plus sur l’Asie. Il parle de Yoghourt sans même que la journaliste le reprenne. Mais outre ce gag, je suis frappé de ce qu’il n’ait rien à apporter en terme d’analyse.

« C’est une province disputée » ; « J’espère que les affrontements cesseront » ; « Ce sont des musulmans, les Yoghourts » ; « Il faut que tout cela cesse, bien entendu, et que cela s’apaise » ; « C’est un grand pays la Chine »…

Brisons-là. Quand on se met à dire, les yeux dans le vague : « C’est un grand pays la Chine », c’est qu’on a touché le fond de toute analyse possible.

Les violences du Xinjiang vues depuis la France et les Antilles

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Xinjiang, touristes « hans » au lac Tian Shan.

Les émeutes et les violences inouïes qui ont lieu en ce moment dans la région du Xinjiang étaient on ne peut plus prévisibles. Elles ne doivent pas étonner, mais elles ne doivent pas être uniquement interprétées comme l’expression d’un peuple opprimé par un régime sans pitié. Au contraire, je propose d’éclairer l’événement sous une lumière familière, pour nous rendre tous ces Chinois plus proches. Que sont les Ouïghours, sinon des Antillais qui se sentent exaspérés d’être français sans être tout à fait français, de se sentir exclus, dépréciés, et sans identité claire car sans pays indépendant, et coupé des autres peuples antillais autour d’eux ?

Il suffirait que la récession continue, et que les difficultés économiques s’éternisent, et ce n’est pas seulement à des problème sociaux que nous ferons face, mais à une remise en cause de l’unité même de la république française. C’est à la faveur d’une crise économique profonde que les Antillais – entre autres – pourraient revivifier un mouvement d’indépendance digne de ce nom.

La Chine, de son côté, fait face à un défi social absolument gigantesque, incomparable avec ce que vit la France, et aucun régime, aucun gouvernement, fût-il démocratique, ne pourrait éviter que des violences éclatent.

Des centaines de millions de pauvres, voilà ce que ce pays doit gérer. Lorsque l’économie tourne à plein régime, lorsque la croissance est à deux chiffres, tout le monde trouve au moins un peu d’espoir de s’en sortir, mais lorsque la croissance tombe à un seul chiffre, disons 6 ou 7%, l’économie ne génère plus assez d’emplois et, soudain, ce sont des millions de personnes qui se retrouvent sans rien et dans le désespoir. C’est assez pour créer des désastres humains. Dans la classe moyenne, les choses deviennent plus dures, cela se voyait déjà en 2007/2008, mais on accepte son sort, et on serre les dents. Mais pour tous ceux qui n’avaient presque rien, c’était le retour dans la misère ; ceci est inacceptable et génère de la violence.

Le mécanisme décrit ci-dessus n’a rien à voir avec le fait que le régime de Pékin soit démocratique ou non. Les violences du Xinjiang ont, certes, à voir avec des problématiques ethniques et territoriales, mais pas plus que les manifestations qui ont eu lieu en Guadeloupe il y a quelques mois.

Chez nous, dans nos « colonies » à nous, il y a eu moins de morts, voire pas de mort du tout. Réjouissons-nous de cela. Mais retenons-nous de donner des leçons aux autres.

xinjiang-cimetiere-kazakh.1247049964.JPGXinjiang, cimetière kazakh.

Destin géographique de mon Ouïghour

Le Ouïghour de mon roman est né près de Turfan, dans le désert de Taklamakan, dans l’ouest de la Chine. Turfan est une oasis à côté de laquelle se trouve un village entièrement consacré à la culture du raisin, Putaogou, la vallée du raisin. Il est né dans les années 1980. Ainsi, mon roman n’aura pas à traiter de la révolution culturelle.

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Dans ce village, pas un Chinois Han, mais seulement des Ouïghours, avec leur architecture traditionnelle, leurs écoles, leurs mosquées. Tous les professeurs, même le professeur de mandarin, sont ouïghours. Les seuls Chinois que l’on voit sont ceux qui passent pour encaisser les loyers, les impôts, ce sont les administratifs.

Mon Ouïghour grandira là, puis il ira à la ville, d’abord Turfan, puis la capitale provinciale, Urumqi. Il n’aimera pas Urumqi, alors il ira, pour une raison que je ne connais pas encore, dans le nord de la province, les montagnes de l’Altai. Près du lac Hanasi, très loin de tout, à la frontière avec la Russie, la Montgolie et le Kazakhstan. Il voudrait faire quelque chose sur la crête qui fait frontière entre ces trois pays. Les cartes, à cet égard, sont fascinantes : un segment minuscule, presque un point, d’où partent en étoile les frontières de quatre pays si différents les uns des autres.

À cet endroit du monde, les cartes de Google Earth ne sont plus des photos satellite, mais des peintures, sans noms, sans habitations, sans rien que le blanc de la neige, le vert des pâturages, le brun de la terre et le bleu des lacs.

Là, il sympathisera d’abord avec d’autres minorités chinoises, des Kazakh, des Kirghizes, des Mongoles, et il saura entrer en relation avec les Occidentaux en visite dans la région. Touristes égarés, mais surtout biologistes, ingénieurs hydrographes, spécialistes de la faune et de la flore venus ici pour des projets de recherche, des observations de toutes sortes. Mon Ouïghour saura apprendre très vite les rudiments d’anglais, et il sera très avide de rencontres.

Il séduira une chercheuse allemande, ou américaine, ou française. Il en séduira plusieurs car, let’s face it, mon Ouïghour est extrêmement charmant. Il a les yeux noirs très perçants, de grands yeux très bien dessinés qui inspirent confiance. Au début, les étrangers lui sont un moyen de subsistance, mais assez vite, il comprend qu’en approfondissant le contact, il peut obtenir beaucoup de ces gens-là. S’ils sont vos amis, ils peuvent vous faire quitter le pays, aller dans des pays lointain, devenir quelqu’un, voyager, que sais-je. Mon Ouïghour n’a pas d’ambition sociale très nette, mais il est rêveur.

Grâce à une femme scientifique qui est tombée amoureuse de lui et qui croit en son potentiel humain et intellectuel, il obtiendra des bourses, d’abord pour aller à l’université de Pékin, puis pour aller en France. En France, il comprendra que c’est en retournant en Chine avec une identité de Français qu’il pourra avoir une vie libre et, disons, stendhalienne.

Trentenaire, il retourne en Chine en prétendant qu’il est Français quand cela l’arrange. Avec les femmes chinoises, ça l’arrange.

Il retournera dans le Xinjiang dans les années 2010, et ce ne sera pas brillant.

Le roman d’un Ouïghour

Les émeutes d’Urumqi me rappellent le roman que je voulais écrire sur l’histoire d’un Ouïghour.

Les Ouïghours sont musulmans et ils ont une apparence européenne, disons turque. Quand on est brun et qu’on parle mal, voire très mal le chinois, on peut prétendre en être un, et ça passe. Non que les Ouïghours ignorent le mandarin, mais il est vrai qu’ils sont nombreux à ne pas le parler correctement. Lors de mon voyage dans cette province de l’ouest, je me souviens d’une oasis près de Turfan où très peu de gens étaient capables de communiquer en chinois.

Il m’est arrivé d’être pris pour un Ouïghour, l’année dernière, et c’est un grand souvenir. Dans un taxi, en compagnie d’une femme chère à mon coeur, nous nous lançâmes dans un jeu dont j’ai oublié l’origine. Le chauffeur posait des questions sur moi à mon amie, qui lui faisait croire que j’étais originaire du Xinjiang. Il y a cru sans aucun problème à ma grande surprise. Il me posait des questions auxquelles je répondais mollement. Mon amie, elle, était enchantée, car pour une fois, elle ne passait pas pour une de ces Chinoises qui sortent avec un étranger. J’étais un Chinois, comme eux, mais d’une minorité lointaine.

Nous avons continué ce petit jeu, et cela m’a ouvert des perspectives fictionnelles à perte de vue. J’imaginais que notre mensonge était vrai et l’histoire s’écoulait très naturellement entre mon amie et moi. Nous nous racontions l’histoire de ce garçon chinois musulman qui finit par se promener main dans la main avec une Chinoise. Je demandais à mon amie si elle pouvait envisager une histoire d’amour avec un Ouïghour, à quoi elle répondit oui sur le principe mais qu’elle n’aimait pas leur odeur. La question de l’odeur est en fait vite réglée, car elle avoua très vite que les étrangers en général puaient trop fort pour elle, et qu’elle faisait un écart à ses principe pour moi…

Nous visitions Xian et sa région, à ce moment-là, une ville célèbre dont les Chinois disent qu’elle est à l’ouest (comme son nom l’indique), alors qu’en réalité elle est au centre géographique du pays. Nous visitions des mosquées, et il y avait de nombreux musulmans autour de nous, dans la ville. Que l’on me prenne, moi, pour un Ouïghour, ne laissait pas de m’émerveiller, car eux-mêmes, les musulmans de Xian, ne me prenaient en aucun cas pour l’un des leurs.

Curieux de voir si l’attitude des Chinois à mon égard allait changer, j’ai gardé mon rôle plus d’une journée entière. C’était facile : le Ouïghour que j’incarnais était en fait très acculturé à l’Europe car, après avoir passé son enfance à Turfan, et avoir rencontré des étrangers dans les montagnes de l’Altaï, il avai obtenu une bourse qui lui avait permis de faire des études en France.

Dans les faits, rien ne changea. On me traita avec le même respect, la même politesse. On s’intéressa plus à moi, certes, mais la curiosité n’était pas si grande qu’on aurait pu le penser. L’idée qu’un Ouïghour s’occidentalise et revienne en Chine, bardé de diplômes mais parlant un mandarin désastreux, et au bras d’une Chinoise han avec qui il communiquait en anglais, tout cela n’avait rien d’incroyable à l’homme de la rue.

Parfait, me suis-je dit, un vrai roman réaliste s’ouvre à moi.