Mademoiselle Peng ne traduira pas Jean Rolin

Mademoiselle Peng, avec douceur, avec tact, avec une adorable précision, m’écrit qu’elle ne traduira pas L’Organisation. Elle s’en croit incapable, elle dit que le style de Jean Rolin est trop difficile. Ce qui est émouvant dans son e-mail, c’est la gentillesse avec laquelle elle m’annonce sa décision. Beaucoup d’autres m’auraient à peine contacté, aurait oublié ou auraient, par gêne, été désinvoltes en me disant trois mots de refus par-dessus la jambe. Mademoiselle Peng, au contraire, a eu l’intuition que je serais déçu et a pris la peine de composer un courrier dans lequel elle cherche à me consoler. C’est une femme assez rare, qui a le souci de la personne à qui elle s’adresse. Elle a saisi que la littérature en général, et celle de Jean Rolin en particulier, avait beaucoup d’importance pour moi et elle prend la mesure de mon désappointement.

J’ai le souvenir de petites amies qui ne pouvaient pas imaginer cela, pour qui les livres étaient une chose importante mais extérieure, une réalité sociale, un objet de loisir, un outil de travail, un truc de prestige, mais pas des rencontres déterminantes.

Distance Lointaine m’avait dit, quelques jours plus tôt : « Guillaume, j’ai lu L’Organisation, c’est intraduisible en chinois. » C’était net, mais incroyable. Elle a dit cela en présence d’un collègue qui avait traduit les Ecrits de Lacan ! Mademoiselle Peng semble lui donner raison, cependant, puisqu’elle écrit : « La syntaxe est vraiment difficile à rendre en chinois tout en gardant la beauté et l’esprit de livre. » Rolin plus difficile à traduire que Lacan, voilà qui risque de plonger l’écrivain dans des abîmes de perplexité.

Je me transforme donc en fin jésuite. Faire accepter Rolin en Chine, voilà ma mission. Vous allez me dire que c’est un peu con comme mission, ou du moins que c’est assez maigre, lorsque d’autres cherchent à réduire la pauvreté, à loger les SDF ou à sortir notre pays de la crise. Je répondrai qu’on a chacun la mission qu’on mérite. Moi, je me suis trouvé une petite mission à ma portée, concrète, faisable, durable. Ma mission prend racine dans un terrain de problématiques plus larges : le développement de la francophonie ; le dialogue des cultures ; la promotion d’une littérature rare et exigeante.

La déconvenue actuelle, le coup d’arrêt que mon ambition vient de subir ne donne que plus de superbe et de force à ma mission. Il ne s’agit plus seulement de convaincre des fonctionnaires de l’ambassade, des profs et des éditeurs. Cela se corse, mes amis. Il convient maintenant de relever le défi traductologique d’une langue et d’un phrasé intraduisibles.

Lettre ouverte à Jean Rolin

Depuis le temps que je ne vous ai pas écrit, vous pourriez penser à bon droit que j’ai tout oublié de mes histoires de traduction de vos livres. Pas du tout, mais il me faut vous donner quelques nouvelles de mes efforts.
Lumière de l’Aube, le jeune enseignant dont je vous ai parlé précédemment, est parti de Nankin cette année avant d’avoir commencé la traduction de L’Organisation. Il fait sa thèse de doctorat et se trouve présentement à Paris pour cela. Paradoxalement, d’être dans la même ville que vous et sur les lieux des actions décrites dans le livre a pour effet de l’éloigner de cette traduction.

Je ne sais pas quand il se sentira d’attaque pour s’y mettre, alors je profite d’avoir changé, moi aussi, d’université, pour tâter un autre terrain. Ma deuxième campagne de sensibilisation a démarré l’automne dernier. J’ai donné une conférence à Nankin et à Shanghai sur le thème de la littérature du voyage, et les quelques auteurs dont j’ai traité étaient Henri Michaux, Nicolas Bouvier, Gao Xingjian et vous-même. L’ennui, c’est que ça n’a donné envie de lire La Clôture qu’à des Français. Les Chinois ont dodeliné de la tête poliment.
Je me suis alors (r)abattu sur la jeunesse. Une fille tout à fait intéressante, mademoiselle Peng, dans le genre de Lumière de l’Aube, c’est-à-dire pleine de qualités et par cela même débordée de travail, car les Chinois aiment déléguer, est en train de prendre connaissance de votre profil, et va bientôt parcourir L’Organisation. Nous avons lu ensemble les deux premiers chapitres, et elle a posé beaucoup de questions pour s’assurer de comprendre les intentions, les expressions ironiques, les présupposés, les non-dits, l’arrière plan historique etc. Elle ne sait pas encore à quoi cela pourrait ressembler en chinois mais elle a la capacité et l’enthousiasme requis pour accomplir cette tâche. Incidemment, je me suis aperçu combien ces chapitres sont savamment construits, et combien je trouve vos phrases éblouissantes.
Par ailleurs, le doyen de la faculté connaît un dirigeant d’une maison d’édition qui fait paraître beaucoup de traductions. J’ai secoué tout cela un peu. Vous savez ce qu’il en est, de la situation de l’édition, dans ce pays : c’est une espèce de far west où chacun imite le voisin pour reproduire des bouquins qui se sont bien vendus dans le passé, et les livres partent au pilon après une ou deux semaines de présence en librairie.
La situation de la traduction littéraire est un tout petit peu pire que ce je viens de décrire. Les meilleurs bilingues s’éloignent de la recherche et de la traduction car une journée ou deux d’interprétariat en entreprise leur fait gagner autant d’argent que la traduction d’un livre entier. Ma stratégie est de faire miroiter à mes amis universitaires qu’être le traducteur attitré de quelqu’un comme vous est porteur de vastes avantages.
Les choses vont leur train. La couverture de L’Organisation (l’édition Livre de poche) dorénavant, pose problème. Comme vous le savez, elle montre des jeunes maoïstes. L’image du petit livre rouge fait ici débat. Ce que Lumière de l’Aube voyait comme un argument de vente, les jeunes gauchistes français des années soixante, est vu d’un autre œil à Shanghai. On me dit qu’il faut être bien plus prudent. Un éminent professeur à qui j’en ai parlé dit qu’il y a en ce moment de furieux débats entre néo maoïstes et partisans d’un modèle plus « occidental », et il pense que, la littérature française jouissant encore d’un grand prestige, il est possible que des polémistes récupèrent L’Organisation en criant : « Voyez ! Même les écrivains français soutiennent le maoïsme, et vous voulez vous en débarrasser ? » De mon côté, j’avance timidement que si nous avions la chance de créer un scandale ou une polémique, basé sur un malentendu, cela ne serait que meilleur pour les ventes potentielles, donc attirant pour l’éditeur.
Un collègue suggère qu’on choisisse un autre livre. Je dis que celui-ci a obtenu le prix Médicis. « Alors il faut traduire celui qui a un prix ! » s’exclame-t-il.
Rendez-vous quelques jours plus tard avec l’éditeur autour d’une bonne table. Après quelques blagues de rigueur sur la chute de la bourse de Shanghai (un de mes collègues est un joyeux spéculateur et fait l’admiration de tous car il gagne de l’argent dans toutes les circonstances, quels que soient les aléas des cours de la bourse), on a parlé boulot. L’éditeur et le distributeur ont écouté avec attention ce qu’on leur a dit, ils ont posé quelques questions. Sur la question du maoïsme, même passé par le filtre d’un récit de souvenirs tendres et amusés, ils ne sont pas chauds. Ils rappellent que huit livres viennent d’être interdits. On leur parle alors de La Clôture. Un collègue prétend que c’est un livre sur Paris. Paris, capitale de l’amour, Paris canaille, vous voyez le genre. L’éditeur demande comment on a pu faire entrer Napoléon et Ney dans toute cette histoire. Nous noyons le poisson sous des flots de rhétorique universitaire. Nous parlons d’intertextualité, ce qui semble satisfaire nos interlocuteurs. L’éditeur et le distributeur considèrent les livres qu’on leur a présentés. Ils regardent la photo de vous qu’on a imprimée sur internet. Ils attendent une présentation succincte, en chinois, et ils en discuteront le temps qu’il faudra avant de donner une réponse.
Voilà où cela en est. Je vous tiendrai au courant.
Bien à vous.

Traduire Jean Rolin en chinois

Le dernier déjeuner de l’année du coq avec un enseignant de la fac de français fut une grande avancée dans mon projet de faire traduire Jean Rolin en chinois. Ce n’est pas vraiment un projet, c’est plutôt une idée fixe, une rêverie récurrante. Mon jeune collègue eut l’air vraiment intéressé par le sujet de L’organisation, un récit de la vie de militants maoïstes dans les années soixante. D’après lui, il existe un réel engouement, chez les Chinois, pour tout ce qui touche à mai 68 et à la jeunesse française des années 60.  

Il fut intéressé aussi par le récit que je lui fis du chef d’œuvre de Rolin : La clôture. Mon récit était pourtant vague, car le projet littéraire est, des mots mêmes de l’auteur, « vaste et confus ». Il s’agit de décrire la vie du Boulevard Ney du point de vue de la vie du Maréchal Ney, et de raconter la vie du Maréchal depuis le point de vue présumé du boulevard qui porte son nom. Cela donne un des plus beaux livres des années 2000. Mon collègue ne se démonte pas, il me demande quelques précisions et me dit qu’en Chine on fait des choses un peu semblables. Il me parle d’un livre qui raconte la vie du dixième empereur de la dynastie Ming en même temps qu’il fait le récit de l’excavation du tombeau de ce même empereur. Je lui dis que c’est à peu près ça, l’ironie, la drôlerie, la bienveillance et le détachement de ton en plus. Il me dit : « Drôle, oui, c’est le mot. »

 

Qui veut publier le meilleur écrivain ? Jean Rolin et la presse

En Chine, dans la vieille capitale du sud, je ne cesse pas de lire des auteurs de langue française. J’ai l’impression de mieux lire la littérature française quand je suis loin de France. Il me faut peut-être de la distance pour aimer.

Il y en a d’autres qui ont besoin de distance. La presse française, par exemple, met une grande distance entre elle et les grandes plumes qui pourraient faire d’elle une presse de qualité.

Il est un écrivain qui se trouve être à la fois le meilleur des écrivains vivants de langue française, et un grand reporter qui a participé à de nombreux journaux et magazines. Les reportages qu’il a écrits, à la limite du récit de voyage, du projet loufoque et de la fiction, peuvent être lus dans des livres d’une beauté et d’une drôlerie à tomber par terre. Ligne de front, dont le périple se situe en Afrique, a reçu le prix Albert Londres. L’Organisation a reçu le Médicis. Les prix littéraires ne prouvent pas son talent, mais indiquent qu’il n’est pas un obscur histrion, qu’il est bien un écrivain reconnu par le monde de l’édition et celui du journalisme.

Cet homme, c’est Jean Rolin, à ne surtout pas confondre avec son frère, Olivier, ni avec la poignée d’homonymes belges et français qui parsèment les rayons des librairies. Il a écrit sur l’Afrique, sur les chrétiens de Palestine (Chrétiens), sur les guerres des Balkans (Campagnes), sur les canaux et rivières de France (Chemins d’eau), sur les ports (Terminal frigo) et surtout sur les banlieues des grandes villes (Zones, La frontière belge, La Clôture).

La Clôture, en particulier, est un livre incroyable, inénarrable, qui fait se rencontrer l’Histoire de France et un boulevard périphérique de Paris, un chef d’œuvre d’humour, d’intelligence et de sensibilité. On y croise des prostituées, des immigrés, des travailleurs socioculturels, des hommes qui vivent, non pas sous les ponts, mais dans des ponts. Et sur des terrains vagues. Cet écrivain m’est si cher que lorsque je me trouve dans un lieu désagréable, où les gens me paraissent grossiers et pénibles, il me suffit d’imaginer comment il traiterait un tel lieu, comment il parlerait de ces gens, s’il avait à écrire un reportage dessus, pour déceler de la poésie sous la crasse, de la drôlerie et de l’intérêt sous l’apparente noirceur des mœurs.

Jean Rolin est venu en Chine, il n’y a pas si longtemps, il a visité un certain nombre de sites sur les côtes. Il a dans ses carnets toutes les notes nécessaires pour écrire un reportage, et personne n’en veut. Je m’interroge sur le niveau d’une presse qui se passe des services des meilleurs reporters.

Il y a quelques mois, au sortir d’un restaurant coréen avec Sigismond, j’ai décidé de lui écrire une lettre. Une lettre de lecteur, histoire de lui témoigner de mon admiration et de l’inviter à boire un coup à Nankin s’il devait passer par là. Il me répondit avec beaucoup de gentillesse et d’humour, d’une belle écriture manuscrite, à l’encre noire. C’est là qu’il m’informa que personne ne voulait de son reportage.

Par ailleurs, il me confia qu’il était intéressé par une île, dans l’estuaire du Yangtsé Kiang, refuge d’un nombre important d’oiseaux. Or il parle aussi bien des animaux que des hommes. Et nous allons être privés d’un deuxième texte de Jean Rolin concernant la région de Nankin ? Uniquement parce que la presse française préfère donner la parole à B.H.L. plutôt qu’à de vrais écrivains ?

Si vous ne trouvez pas ça triste, vous, alors qu’est-ce qui vous rend triste ?