L’impolitesse de Proust

On croit souvent que Proust professe un mépris de classe car il se moque des « gens du peuple » dont il n’hésite pas à dire qu’ils manquent d’éducation. Mais Proust se moque bien plus férocement des grands de ce monde.

La fin du Côté des Guermantes est éclairante sur ce point. On se rappelle tous la fameuse scène des « souliers rouges » de la duchesse de Guermantes. Le narrateur et Charles Swann sont là, chez les Guermantes, pas vraiment invités, et il est clair que le couple ducal est en train de se préparer à sortir. Ils parlent de choses et d’autres et, franchement, l’ambiance n’est pas bonne. C’est alors que Swann annonce qu’il est mourant, au détour d’une conversation superficielle. Or la duchesse est en retard à un dîner en ville. Deux devoirs s’opposent. Il faut partir mais un ami aurait besoin de réconfort. Le duc presse sa femme jusqu’au moment où il voit qu’elle porte des souliers noirs avec une robe rouge.

La duchesse dit qu’ils sont trop en retard pour changer de souliers, alors le duc la rassure. On peut arriver en retard, c’est moins grave que de porter des chaussures noires avec une robe rouge.

Cette scène est censée nous faire comprendre que les aristocrates, même les plus grands, sont sans pitié et trouveront toujours du temps pour des détails vestimentaires quitte à blesser un vieil ami qui va mourir. Sècheresse du cœur.

Or, ce qui m’interpelle dans cette scène, c’est l’impolitesse conjointe du narrateur et de Charles Swann. Qu’ont-ils donc à rester là, dans le salon des Guermantes, et à demander des services, et à parler de leur maladie ? Dans la société d’où je viens, ça ne se fait pas. À leur place, j’aurais déjà déguerpi depuis longtemps.

Ce que je dis là paraît provocateur mais je vous demande de bien lire les dix dernières pages de ce volume et de me répondre : n’est-ce pas que le narrateur squatte l’appartement des Guermantes et impose sa présence de manière inappropriée ? Qu’est-ce qu’il fiche dans l’escalier, à observer les allées et venues ? N’est-il pas ridicule à épier la porte cochère ?

Et Swann, sur ces entrefaits, n’aurait-il pas dû comprendre déjà qu’il dérangeait ? Comment un homme aussi fin n’a pas compris que sa visite impromptue tombait au mauvais moment ?

De plus Proust fait dire à Swann que le tableau récemment acquis par le Duc ne peut pas être un Velasquez, comme le Duc voudrait le croire ! Excusez-moi mais ça, cette impolitesse, le sage précaire seul en est capable. Il n’y a que des rustres comme moi qui peuvent allez chez les gens pour critiquer leur décoration et annoncer qu’ils sont à l’article de la mort au moment précis où ces braves gens doivent partir.

C’est pourquoi je soutiens que Proust ne critique pas qui l’on croit. Il est infiniment plus intéressé et empathique vis-à-vis du prolétariat qu’on le dit, et moins fasciné par les têtes couronnées qu’il le prétend.

Proust für alle : comment le volume réputé le plus ennuyeux de la Recherche se révèle le plus drôle

J’ai trouvé un livre de Marcel Proust en français dans une boutique de livres d’occasion au centre historique de Munich. 4 euros pour Le Côté de Guermantes II. Le livre de poche (collection Folio) n’a pas été touché par des mains humaines.

Ce tome de La Recherche du temps perdu, je l’ai lu en 1997, lors d’une randonnée solitaire que je m’étais offerte après avoir travaillé à la Biennale d’art contemporain de Lyon. J’avais besoin de solitude, de nature et de temps. Pour m’accompagner dans ce parcours de Millau à Conques, j’avais emporté Proust car je lisais un volume de la Recherche chaque année.

C’est le tome réputé le plus ennuyeux de la Recherche, car il ne s’y passe pas grand chose. La fin de vie de la grand-mère (30 pages), un dîner chez les Guermantes (250 pages), une visite chez le Baron de Charlus (15 pages). Aux yeux du sage précaire, c’est l’un des meilleurs volumes car Proust s’en donne à cœur joie avec les métaphores délirantes et les analyses sociolinguistiques. Les manières de parler sont détaillées avec un scrupule hilarant. Voir par exemple la lettre d’un valet de pied que le narrateur lit sans qu’elle lui soit adressée. Un chef d’œuvre comique, un vrai sketch.

Cher ami, il faut te dire que ma principale occupation, de ton étonnement j’en suis certain, est maintenant la poésie que j’aime avec délices, car il faut bien passé le temps.

Proust, Guermantes II

Fort de cette passion dévorante pour la poésie, le valet parsème sa lettre de formules pompeuses glanées dans des recueils de poème. Le sage précaire rit de bon cœur, non parce qu’il se sent supérieur à l’auteur de la lettre, mais parce qu’il s’y reconnaît. Moi aussi, toute ma vie et sur ce blog comme ailleurs, j’ai essayé de m’exprimer en respectant le bon usage et la grammaire, en offrant aux lecteurs des milliers de coquilles qui sont autant de trébuchements de l’esprit… ça se dit, ça, « trébuchement » ?

Dans la même lettre, le valet annonce un décès dans la haute société qui l’emploie, et tâche d’élever son langage à la hauteur de l’événement. Pour ce faire, il se réfugie dans un poncif, ce qui est comique pour ceux qui tentent d’écrire sans clichés. Puis sans transition il passe à la narration de plaisirs triviaux, parce que la vitalité et le bonheur de vivre prend toujours le dessus chez certains individus un peu grossiers. Et là encore, je me reconnais dans cette personnalité du valet, qui veut bien pleurer aux enterrements mais qui ne perdra jamais le goût d’une course de motocyclette :

On a mis plus de deux heures pour aller au cimetière, ce qui vous fera bien ouvrir de grands yeux dans votre village car on nan fera certainement pas autant pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu’un long sanglot. Je m’amuse énormément à la motocyclette dont j’ai appris dernièrement.

Proust, Guermantes II

Conquérir le registre soutenu de la langue française est un combat qui peut prendre une vie. Pour moi, c’est un combat et un objectif que je n’ai jamais perdus de vue. Les bons auteurs savent mettre en scène cette bataille pour conquérir les codes de conduite et les registres de langue. Proust prend autant de plaisir à traquer les faiblesses des gens de la haute que les inflexions des gens du peuple. De ce fait Proust est vraiment un écrivain pour tous.

Le sage précaire ne partage rien avec l’homme Marcel Proust, et la Recherche ne parle que de choses qui ne m’intéressent pas, mais c’est avec ce contenu exotique qu’il parle à tout le monde.