Deux imams de Suisse

Pour la prière du vendredi, je me rends à la moquée de Lausanne, en Suisse. Je ne me renseigne pas, je vais dans celle qui est indiqué sur Google Map, sans réfléchir. Elle est située près de la gare, dans un assez beau bâtiment qui doit être une ancienne usine des années trente. Le quartier est environné de construction qui fleurent bon l’art déco.

L’imam parle beaucoup arabe puis se met au français après un long moment. Je n’ai pas bien compris le sujet principal de son prêche, s’il avait ou non défini un angle, ou ne serait-ce qu’une problématique.

Ce dont je me souviens, ce sont des leçons qu’il s’est mis à débiter comme un automate au bout d’une demi-heure de prêche. C’était un véritable festival de dogmes obscurantistes qui feraient fuir n’importe qui loin de l’islam :

  1. Il est interdit de serrer la main d’une femme. C’est ainsi, il n’y a rien à discuter. Ceux qui arguent qu’en Europe, cet interdit est inadapté, ceux-là sont des mécréants. « Comment ça faut s’intégrer ?, dit l’imam. Alors je vais perdre ma religion pour m’intégrer ? Qu’est-ce que vous êtes prêts à faire pour vous intégrer ? Aller avec vos amis le samedi soir et boire des bouteilles d’alcool, c’est ça s’intégrer ? »
  2. Écouter de la musique est un péché. « Pas un péché aussi grave que la fornication, mais quand même c’est un petit péché. »
  3. Il fait la liste des comportements autorisés ; il qualifie ces actes de « sunna » et il précise que si quelqu’un respecte bien toutes ces règles, il lui sera plus facile d’entrer au paradis.

Cette liste des recommandations montre que cet homme vit dans un autre monde.

  1. Porter une robe blanche.
  2. Porter une barbe.
  3. Mettre du khôl autour des yeux.
  4. Se parfumer.
  5. S’asseoir quand on boit.
  6. Manger avec trois doigts de la main droite.

Je n’ai pas pu m’empêcher de rire quand il a parlé du maquillage autour de yeux.

J’ai regardé autour de moi. Il n’y avait pas foule. Aucun des hommes présents ne suivait ces préceptes. Aucun ne s’était maquillé avant de venir prier, et aucun n’était paré d’une belle robe blanche. En revanche, j’ai ressenti une petite gêne dans l’assistance. La gêne n’est pas nouvelle apparemment, si j’en crois ce quotidien de Lausanne qui informait qu’une association musulmane avait dénoncé cette mosquée pour incitation à la haine.

L’association présidant à la mosquée serait d’une mouvance dite « Ahbache » apparue au Liban dans les années 1980, mais je n’ai pas de certitude à ce sujet. Pour en savoir davantage sur ce courant ahbachiste, fondée par un cheikh éthiopien établi au Proche-Orient, voir notamment cet article de Dominique Avon.

Je ne veux pas prendre parti pour ou contre un courant de pensée, qu’il soit libanais ou non. Moi, ce qui m’importe, c’est qu’on laisse les fidèles tranquilles dans leur quête d’une vie bonne et heureuse. Dire qu’il ne faut pas serrer la main des femmes pendant un prêche du vendredi, ce n’est pas intelligent, c’est blessant pour nous tous, c’est méprisant pour les femmes et cela éloigne les musulmans du mode de vie simple et modeste qu’ils cherchent à observer. Ce type de règlements fait beaucoup de mal aux communautés qui suivent ce type d’imam, les freine dans leur recherche d’emploi, les isolent dans la société. En un mot, j’avais affaire à un phénomène sectaire.

En naviguant sur internet, je glane de nombreux articles et commentaires sur l’imam et cette mosquée. Le journal Le Temps annonce qu’en 2004 déjà, l’imam Al Rifai fut poignardé par un Tunisien fanatique. Depuis, ce même prêcheur qui incite tout le monde à se maquiller tout en rejetant l’homosexualité, n’a de cesse de dénoncer « tous les extrémistes », et considère toutes les associations existant à Lausanne d’extrémistes.

Apparemment, la pratique suisse de cette religion est tiraillée entre plusieurs groupes qui se vouent une haine destructrice. Pauvres gens de Lausanne.

Heureusement j’ai assisté à une autre cérémonie religieuse qui ma mis du baume au coeur. Dans une autre salle de prière, dans un autre quartier de Lausanne, un autre imam a célébré un mariage de deux jeunes Suisses musulmans d’origine tunisienne. Le prêche était en français, saupoudré d’un peu d’arabe pour citer les Écritures dans le texte. Les paroles de ce deuxième imam de Lausanne étaient pleines de sagesse et de modération.

La famille de la mariée m’a fait l’honneur de me prier d’être le témoin de leur fille, ce que j’ai accepté avec dignité. L’imam avait préparé un prêche relativement long, et il s’adressa presque à moi, en me regardant dans les yeux, quand il me dit que le mariage enseignait « la patience« . Comme savait-il donc que la patience était en effet une des vertus qui me demandent le plus d’effort ?

Femmes et hommes étaient ensemble dans la salle de prière, des femmes portaient un voile, des femmes laissaient leurs cheveux apparents, et d’autres femmes firent des aller-retour dans la soirée entre voile et cheveux. Les filles et l’épouse unique de cet imam appartenaient à ces trois catégories.

Heureux peuple de Lausanne.

Les archives de Nicolas Bouvier

À la bibliothèque de Genève, j’ai manipulé, des jours durant, des carnets de notes de Nicolas Bouvier. Une fois que sa veuve, Eliane, a donné son accord pour que je pose mes sales doigts sur ces reliques, j’ai demandé à la dame en charge des archives de consulter ce qui avait trait aux voyages en Chine de Bouvier, et plus généralement à ce qui était en lien avec l’orientalisme.

J’avais aussi annoncé que je m’intéressais au Rhône, et que tout ce qui pouvait se rapporter aux rivières, aux fleuves, aux montagnes et aux Alpes était bienvenu. En particulier, un texte intitulé « Les Leçons d’une rivière », où l’écrivain était censé avoir évoqué frontalement la question de sa dépression nerveuse. Le fleuve, le Rhône, la montagne et la dépression de l’écrivain voyageur, tout cela me donnait l’eau à la bouche.

Je suis très excité à l’idée de découvrir ces carnets. J’écris dans le mien, à la table d’un café genevois, en pensant à ceux de Bouvier. J’imagine qu’ils sont bien tenus, lisibles, ordonnés, parce que Bouvier est un bon bourgeois, bien élevé, que l’on écrivait à la main tous les jours à son époque. Parce qu’il est suisse, genevois, à l’impeccable éducation et à la prose impeccable. J’imagine des carnets très ordonnés aussi parce que la bibliothécaire qui s’occupe des archives a référencé les carnets de manière extrêmement méthodique.

Je rencontre très vite cette bibliothécaire : très jolie, elle arbore un sourire enjôleur sous l’efficacité helvétique qui m’avait impressionné lors de notre échange de courriels. Elle a préparé les cahiers qu’elle pensait utiles, et joue de sa chevelure courte en souriant beaucoup. Elle fait preuve de douceur et de rigueur, ce qui ne fait que confirmer mon penchant pour les femmes qui travaillent dans ce milieu.

Je dois prendre les carnets un par un, et les feuilleter à ma place, dans une salle d’étude dépeuplée. Je n’ai pas le droit de photographier les documents d’archive, mais je suppose qu’il n’est pas interdit de prendre un cliché de la salle Senebier…

Les cahiers de Bouvier sont faits de pages blanches, non striées. Les mots suivent des lignes plus libres, au gré de l’humeur de l’auteur. Celui-ci se révèle d’ailleurs prodigieusement égal, régulier, harmonieux dans sa tenue des lignes d’écriture.

Je m’amuse à relever les fautes d’orthographe. Non par méchanceté, mais parce que cela me rassure. Même dans les tapuscrits, on note des « appercevoir », « dammassé », « mélancholique », « socièté », « avillissant », etc. C’est un écrivain tellement parfait dans sa prose, tellement minutieux dans la confection de ses phrases, au point qu’elles possèdent quelque chose d’éblouissant, tellement précieux, que c’est pour moi un soulagement de le savoir imparfait, de le voir commettre des fautes de français presque sous mes yeux, en direct.