Depuis toujours, j’observe les chefs. J’ai pour eux un grand respect. Cela me vient de mon père, qui était chef d’entreprise.
Ramoneur, il était chef de son entreprise individuelle. Il régnait sur un empire qui allait de la grange jusqu’au jardin. Il avait toujours les mains dégueulasses, et je prenais cette suie pour la marque de la plus haute noblesse. C’était un chef, un aristocrate. Sans le dire jamais, je méprisais un peu les copains dont le père était plombier, comptable ou directeur. Il n’y avait que mes copains agriculteurs qui avaient grâce à mes yeux, parce qu’eux aussi se salissaient les mains. Un père qui ne se salissait pas, je ne sais pas, pour moi ça ne collait pas avec l’image de père.
Il faisait toujours la vaisselle, pour aider ma mère et pour enlever encore, si possible, un peu de crasse sur ses mains.
Dans les périodes fastes, il a eu deux, trois, et même quatre employés. Je parle des employés déclarés, bien sûr. Mes frères et moi, on bossait sans signer de contrat. Puis mes frères en ont eu marre, moi j’ai continué. J’ai payé mes études en ramonant des chaudières.
J’observais la façon qu’avait mon père d’être chef, mais aussi la façon qu’avaient les ouvriers d’être ouvriers. Ces derniers respectent le chef si et seulement s’il sait conquérir leur confiance. S’il n’est pas à la hauteur, ils font tout foirer.
J’ai gardé cette attitude d’ouvrier vis-à-vis des élites de mon pays. J’accepte leur supériorité sociale mais ils ont intérêt à être à la hauteur. Rien ne me fend le cœur comme des dirigeants qui font des bêtises et qui cherchent à en détourner l’attention. Quand mon président fait des fautes, je n’arrive pas à m’en moquer complètement, c’est un peu comme si mon père faisait des coups de pute à ses ouvriers, qui étaient d’ailleurs mes collègues. Cela me fait honte.
Vivre à l’étranger n’arrange rien. Les étrangers voient notre président comme le représentant des Français. Alors, la honte, je connais. Il y avait Chirac, que les Anglo-Saxons détestaient, et maintenant Sarkozy, qui poursuit une politique d’ancien régime. Certains le comparent à Napoléon III, avec ses nouveaux riches, le culte de l’argent, du clinquant, du mauvais goût.
Rien n’est plus éloigné de moi que le culte d’une aristocratie qui ne se salit pas les mains.
Tu acceptes leur supériorité sociale?
Lorsque la plupart n’ont fait que naître une cuillère en argent dans la bouche et succéder à papa?
Mais mais mais…mais Où est passée la révolution sociale que j’attends?
Admirer une élite intellectuelle, passe encore (et très difficilement…), mais sociale?
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Un plombier aussi peut avoir les mains sales. Si tu fais des soudures, si tu vas mettre tes mains sous les éviers, là où personne ne fait jamais le ménage, si tu démontes des siphons de chiottes bouchés par l’accumulation de la merde et du papier hygienique, fatalement, tu te salis les mains. Il y a aussi une autre sorte de mains sales, celles des gens du bâtiment qui ne sont pas noires mais qui sont blanchies par l’usage du plâtre, du ciment et de la pierre. On voit bien par ce reflexe corporatiste d’exclusion que ton aristocratie ne reflète qu’un préjugé de classe, celui de la classe des petits artisans, qui font les petits chefs, les tyranneaux de chantier, ceux qui s’enorgueillissent de leur experience et de leurs 70 heures de travail par semaine, ceux qui humilient leurs apprentis, se plaignent de leur fiche d’impôts et qui votent Sarkozy. Sur le plan politique, un petit chef qui n’a pas peur de se salir les mains, ça s’appelle comment? Un Führer.
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Mon père ne s’est jamais plaint en ma présence des impôts, je ne crois pas qu’il ait jamais humilié qui que ce soit, à la différence des maçons que j’ai connus. Eux oui, les maçons sont de vrais durs, et quand ils gèrent un chantier, ils deviennent aisément tyranniques. Mais un ramoneur ? Qui a déjà vu un ramoneur gueuler sur quelqu’un ?
Mon père faisait travailler ses gars trente-cinq heures par semaine (quand ils le voulaient bien) bien avant le passage à la loi de réduction du temps de travail.
Un artisan, Ben, n’est pas un petit chef.
Niog, je ne les admire pas, mais j’accepte les élites car je ne peux pas faire autrement. Maintenant, il faut les surveiller, et s’il le faut, les punir.
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Ah mais si, bien sûr, un artisan se double souvent d’un petit chef, mais je ne pensais pas à ton honorable père, que je ne connais pas assez mais dont j’ai un peu l’impression, d’apres ce que tu en dis, et d’apres ce qu’en disaient ceux qui travaillaient avec lui par exemple à Tarare, comme Philippe, qu’il était plutôt atypique, comme chef. Je m’interrogeais juste sur cette espece de mystique de la chefferie chez les éternels subordonnés, mais je vois que le débat a déja su rebondir, comme on dit chez les ptits chefs.
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