Les stries de Trinity College

J’ai entendu dans la voix même de Pascal qu’il était content de me revoir. Il a dû entendre la même chose dans ma voix, le contentement de revoir un bon copain. Aller à Dublin, c’est retrouver de bons copains.

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 On s’est donné rendez-vous à Trinity College, où Pascal ne travaille pas, puisqu’il enseigne l’histoire et la géographie au lycée français d’Irlande. Son accent toulousain vous rassure, vous le prenez pour un bon rugbyman inoffensif. Puis lorsqu’il parle anglais, son accent de Manchester vous surprend. Il est bilingue car il est issu d’un couple mixte, un père anglais et une mère française. Comme, par ailleurs il étudie l’ethnologie, il a sur les deux cultures dont il procède, un regard pénétrant, toujours stimulant, toujours chaleureux. Dans sa faconde poétique, la moindre action d’un buveur de pub prend place dans une épopée sociale, une geste communautaire et prend un sens collectif. Un pauvre festival de musique celtique devient, dans sa bouche, un fascinant rassemblement avec des maîtres et des disciples, des codes qui se croisent. Pascal, par ses seules observations, nous ramène dans je ne sais quel Moyen-Âge.  

Mais par enchantement, l’effet produit n’est pas un déterminisme écrasant qui nous enfermerait tous dans les règles de nos communautés. C’est au contraire une chaleur liée à l’appartenance. Quand il parle d’une communauté, que ce soit les gens de Manchester, leur conflit avec les gens de Liverpool, ou que ce soit les gens de Dublin, on a envie de vivre avec eux. On les envie de vivre avec ce sens et ces valeurs collées à leurs basques.

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Quand j’enseignais la philosophie, dans son lycée, il m’impressionnait par ce qu’il était capable de dire sur les élèves. Sans les interroger plus qu’un autre, il avait une telle empathie avec eux qu’il savait ce qu’ils enduraient, quels étaient leurs angoisses et les risques qu’ils encouraient. Les élèves l’adoraient car, disaient-ils, ils apprenaient plus qu’avec les autres professeurs, sans avoir l’impression de travailler.

Il a été un des artisans de la transformation du lycée français en un « lycée européen ». Fusion avec le lycée allemand qui, lui, accueillait déjà une majorité d’élèves irlandais. Alors mon bon Pascal enseigne en deux langues, il prépare deux diplômes à la fois, il fait de l’histoire irlandaise avec les uns, de l’histoire française avec les autres, de l’histoire mondiale avec tous.

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Quand il voyait mon amoureuse, il me disait : « Elle est belle comme le jour, ta copine! » C’était bien observé.

Je rentrais à la maison et je disais à la sus-mentionnée amoureuse : « Tu es belle comme le jour. » Elle se doutait que cela ne venait pas de moi, et me demandait alors des nouvelles de Pascal.

Il est venu en Irlande par quête d’identité, quête qu’il qualifie aujourd’hui d’adolescente. Il dit que les gens qui portent son patronyme viennent d’Irlande, à l’origine.

Il joue du violon dans des groupes de musique traditionnelle. Il a aussi fait des recherches ethnologiques sur la transmission de la musique traditionnelle en Irlande.

Puis, quand ses enfants sont venus au monde, il s’est dit : « Qu’est-ce que je vais leur transmettre ? Est-ce que je vais continuer à me faire passer pour un musicien de Sligo ? Alors je me suis remis à la guitare classique. »

Un jour, la finale de la coupe d’Europe se tenait à Dublin. C’était Toulouse contre Perpignan. J’allai au stade avec Pascal et d’autres amis. Tous s’y connaissaient mieux que moi en rugby. J’ai le sentiment que c’est Toulouse qui a gagné, car le dernier souvenir qui me reste de la soirée fut d’uriner contre un arbre en pleine rue, et je n’aurais certainement pas autant bu si les adversaires de Toulouse avaient gagné.

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Nous avons traversé l’entrée de Trinity College dont le sol est pavé comme sur les photos ci-dessus. Des morceaux de bois, longs, paraît-il, de 60 cm, et qui tiennent depuis le XVIIIe siècle.

Il y a beaucoup de choses qui remontent au XVIIIe siècle, à Dublin, car les Anglais voulaient alors faire de Dublin quelque chose comme une belle colonie. Pascal n’aime pas trop qu’on dise du mal des Anglais à tort et à travers.

Mais c’est lui qui m’a dit que les paysages de l’Irlande, peints au XVIIIe siècle, étaient des actes d’impérialisme. En effet, l’homme du pays ne peint pas les paysages de son pays. Il est dedans, il a un rapport haptique avec lui, comme le nomade, paradoxalement (là c’est moi qui parle.) L’envahisseur protestant arrive avec un rapport optique au pays. Il crèe des paysages, c’est-à-dire qu’il territorialise le pays, il le quadrille, il le circonscrit, il trace des lignes de forces, des cadres, il prend des mesures, il prend possession.

Nous avons terminé notre journée, après plusieurs pintes, dans un fish and chips de Parnell Square.

Je pensais qu’il n’aurait eu que le temps d’une pinte, en tout et pour tout, à m’accorder. Aujourd’hui, les gens sont si occupés par tant d’affaires. Mais non, il m’a donné tout son après-midi et sa soirée, sans calcul, sans arrière pensée. Comme un rugbyman toulousain.

4 commentaires sur “Les stries de Trinity College

  1. Les rugbymen sont aussi parfois de gros cons. Je sais de quoi je parle, j’en connais un certain nombre. Il faut démythifier le rugby : au fond, ce n’est qu’un sport. D’ailleurs, moi, la grande fraternité des celtes et des gascons autour du ballon ovale, rien que d’y penser, ça me fait gerber. Dans aucune autre activité, on ne tolèrerait l’amoncellement d’une telle quantité de connerie. Mais comme c’est du sport, personne n’y trouve rien à redire, ça paraît normal
    Mais ce que je voulais demander, c’est : n’y a-t-il pas une incompatibilité entre l’étude ethnologique et l’empathie dont tu parles si bien dans ton bel article, et cette paire conceptuelle recoupe-t-elle la paire « optique/haptique » Peut-on dire que l’optique est à l’ethnologie ce que l’haptique est à l’empathie ? Et, dès lors, les reproches qu’encourt l’optique valent-ils aussi pour l’ethnologie ?

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  2. L’empathie est partie intégrante de l’ethnologie, je crois, à la différence de la sociologie. On le voit chez Lévi-Strauss, la tendresse qu’il a pour les Nambikwara n’est un secret pour personne. Les ethnologues sont moins réticents que d’autrs pour faire connaître leur sentiment personnel, qu’ils soient positifs ou négatifs. Ils le font pour des raisons littéraires et scientifiques, conscient que l’observateur/l’instrument de mesure n’est jamais innocent ni sans effet sur les choses observées.
    Donc l’optique et l’haptique appartiennent tous deux à la pratique de l’ethnologie, de même qu’ils appartiennent à l’action politique, et à l’action militaire. On construit une machine de guerre quand on a un rapport haptique aux territoires, et un appareil d’Etat quand on est dans l’optique.

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  3. D’un problème très intéressant de pratique existentielle et de théorie précaire. Le voyageur se situera-t-il en observateur dégagé de ce qu’il voit, ou bien dans l’empathie (« souffrir avec »)?
    Le scientifique, anthropologue ou autre, vise une certaine objectivité. S’il met en avant ses propres sentiments (contrairement à ce que prétend Guillaume), c’est justement pour les objectiver, en faire une donnée repèrable et qu’on pourra paramètrer. Il veut interprèter pour comprendre. Il s’agit de mettre à plat les choses pour s’en faire un point de vue assez extérieur, pas forcément au-dessus, mais au moins en retrait, il cherche la bonne distance focale et essaie de se rendre invisible. Il est dans l' »optique ».
    A l’opposé, le voyageur prend ce qu’il voit en plein dans la gueule, il est lui-même un être en mouvement parmi les êtres qu’il rencontre, visible et voyant. Son propre être, perturbé, émerveillé, bouleversé, lui bouche la vue, il ne peut voir à travers son propre ressenti. Il ne peut donc interprèter que sur la base d’une pré-compréhension ( Heidegger ), une « entente » du monde : au commencement était la souffrance. Ensuite vint la saisie. (Guillaume parle d' »haptique »: que Dieu me subsume si je sais ce que c’est.)
    Or, l’haptique montre, à mon avis, sa supériorité : nous sommes tous une chose parmi les choses, il n’y a pas de point de vue extérieur, personne ne sortira de la caverne, contrairement à ce que prétendait Platon.
    Moi, en ce moment, je suis à fond dans l’empathie, c’est trop dur, ça rend gogol.

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