Mes amis irlandais en visite

En l’espace d’un mois, j’ai reçu la visite de mes deux vieux amis irlandais. Tom et Barra.

Tom est venu brièvement chez nous fin octobre car il s’est organisé un tour de France selon sa vieille méthode : ferry, trains et cars. Comme cadeau il m’a apporté une miche de pain qu’il se cuisine chaque semaine. C’était mon souhait car j’ai toujours adoré son pain. Hajer l’a trouvé délicieux aussi.

Tom vient de passer la barre des soixante ans. C’est la première fois qu’il m’avoue son âge. Avant, je ne pouvais que deviner en fonction de ses anecdotes de jeunesse qui se déroulaient dans les années 1980.

Barra est venu mardi dernier et nous avons passé la journée à Montpellier. Lui aussi a suivi sa vieille habitude de voyage, très différente de celle de Tom. Il a pris un billet d’avion de manière impulsive, sans savoir où il dormirait ni ce qu’il ferait en France. Il a sauté dans l’inconnu, comme lorsque nous étions jeunes et que nous nous baladions ensemble en Hongrie, en Chine ou en Suède.

Tom et Barra n’ont pas changé, pas d’un iota. Barra continue d’aller à des concerts, Tom continue de vivre d’expédients. Barra continue de voyager sur des coups de tête. Tom fait toujours preuve d’une organisation maniaque et poétique, tandis que Barra rate ses trains et ses avions. Barra réserve un billet pour Toulouse pour prendre son avion pour Dublin, alors qu’il a réservé son retour depuis Lyon St Exupéry.

J’ai demandé à Barra combien il gagnait en tant que professeur. Plutôt que de me parler d’argent, il m’a montré la grille des salaires des enseignants irlandais. Ils commencent à plus de 3000 euros par mois et terminent leur carrière au-delà de 7000. Ils touchent des primes de plusieurs sortes avec ça. Entre la France et l’Irlande, c’est une différence de traitements qui va du simple au double.

Barra portait un t-shirt flanqué d’un message « Listowell festival ». Il attendait une réaction de ma part mais ma mémoire me jouait des tours. Il s’agissait d’un pub où nous passâmes une soirée avec Tom, en 2011. Il me rappelait la chanson que toute la compagnie avait chantée en choeur : Only our divers run free.

Nous n’avons pris aucune photographie.

Carnet de route à Dublin : des écrivains irlandais à la télé française.

Ce soir, sur la 5, il y avait les Carnets de route, de François Bunel. A Dublin, capitale de l’Irlande. J’ai pris l’émission en retard, quand le journaliste interviewait John Banville.

Putain, John Banville à la télévision française ! J’étais tout émoustillé. Quinze minutes plus tard, c’était Edna O’Brien, dans une ruelle de Dalkey. Nom de Dieu, pensé-je, Edna O’Brien dans mon salon ! Un peu plus tard, Joseph O’connor résume brillamment, dans le parc St Stephen’s Green, les grandes étapes de l’identité irlandaise depuis l’indépendance des années 1920. Je suis ébloui. L’écrivain parle doucement, avec modestie, comme si ce qu’il dit était une banalité archiconnue. En fait, c’est une prodigieuse analyse, narrative, que je n’avais jamais entendue de personne.

Enfin, l’émission se termine chez la star, le grand écrivain, celui qui peut prétendre devenir un classique de notre temps : Colum McCann. Dans la banlieue de Blackrock, l’écrivain nous présente son père, ancien écrivain lui aussi, en fauteuil roulant. L’auteur de Transatlantique parle de tout et de rien.

Une émotion me serre le cœur.

Ces émissions sont l’honneur de la télévision française. Je me demande si, quelque part, des adolescents regardent ça avec la même émotion que celle qui m’étreignait quand je regardais Océaniques, dans les années 80, et les documentaires littéraires de Pierre-André Boutang.

Mais c’est une émotion compliquée. Me reviennent en mémoire ma vie à Dublin, la femme que j’aimais, mes déambulations. Surtout, me revient à l’esprit la difficulté que je ressens à écrire sur Dublin. Cela fait des années que je dois écrire un livre sur cette ville et son fleuve, et des années que j’échoue à le faire.

Loyer de Dublin

J’ai été pré-sélectionné pour le boulot de chercheur à Dublin et Galway auquel je postulais. Dans quelques jours, un entretien téléphonique aura lieu avec un comité sourcilleux pour décider si je suis l’homme de la situation. J’aurais préféré qu’ils me convoquent en personne, j’aurais pu essayer de les éblouir avec un costume des grands jours, une chemise rouge coquelicot et une cravate flamboyante.

La cravate, instrument essentiel de la sagesse précaire dans sa dimension mercatique. La cravate, pivot conceptuel pour tous ceux qui mettent le paraître devant l’être. Le sage précaire privilégiera toujours le paraître, d’où un usage immodéré de cravates, de colifichets, de chapeaux et de plumes, de roulements d’yeux, de gestes hypnotisants, de roucoulements vocaux, de poses.

Au téléphone, malheureusement, le sage précaire perd 70% de ses moyens. Et comme en plus l’entretien se fera en anglais, la perte est dramatique. Mon anglais étant fragile, fleuri mais baroque, technique mais relâché, il était de toute première importance que je pusse palier mes lacunes linguistiques par une présence physique colorée qui fasse diversion.

A tout hasard, j’ai regardé les loyers qui se pratiquent à Dublin, au cas où les membres du jury me choisiraient quand même (mon espoir est basé sur le fait que mon profil est très adapté à ce poste) : les loyers sont extravagants. On ne se loge pas dans la capitale irlandaise à moins de 600 euros par mois.

J’en suis à me demander si je ne vais pas rejoindre mes amis les Tinkers, et si je ne vais pas louer une caravane dans un campement illégal. Autre piste à explorer : le squat. L’Irlande est connue pour être remplie d’ « immeubles fantômes », j’imagine que de nombreux marginaux les investissent pacifiquement.

Mon rêve : vivre en caravane, avec une famille Tinker, au bord de la Liffey, dans un parc privé magnifique réquisitionné par des squatters créatifs qui construiraient des saunas sauvages et des bains chauds pour se baigner sous les étoiles.

Traversée de Dublin en bateau gonflable (suite et fin)

Je termine ici le récit de la traversée de la capitale irlandaise en bateau gonflable. Il fallait bien que quelqu’un réalise l’aventure qui consiste à descendre le fleuve Liffey de la campagne dublinoise jusqu’à la mer. Il fallait bien relier le vieux Dublin des quartiers ouest et les Docklands flambant neufs. Enfin, il fallait que, nolens volens, quelqu’un raconte cette aventure. Et si ce n’est le sage précaire, qui le fera ?

On se souvient que j’avais trouvé un escalier où préparer mon bateau gonflable et me jeter à l’eau, en aval du centre ville.

Il s’agit de la partie du fleuve la plus maritime, celle qui va de la Maison des douanes (Custom House) jusqu’à la mer. On y longe les docks et les ouvrages d’art qui symbolisent le mieux l’insolente croissante économique des années 2000.

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Le pont Samuel-Beckett, par exemple. Quel étrange symbolisme urbain. Rien n’est moins beckettien que ce pont, sa forme, les quartiers qu’il relie, son concepteur ou sa matérialité. La ville de Dublin semble juste vouloir profiter d’une gloire littéraire internationale en exploitant son nom, tout en insultant sa mémoire.

De plus, l’apparence du pont rappelle la forme d’une harpe celtique, un des symboles de l’Irlande. Or, là encore, c’est un choix inapproprié car les livres de Beckett sont à l’opposé de la harpe et de l’imagerie des bardes médiévaux.

Je pagaie peu car je me laisse porter par le courant qui me pousse vers la mer. Allongé dans mon bateau jaune, je contemple les nouveaux quartiers d’affaires qui donnent sur le Pont Samuel Beckett.

Autant les promeneurs des quartiers populaires me hélaient et me souhaitaient bonne chance, autant les hommes en costume que je vois longer les quais ne me gratifient même pas d’un regard. Autant les Dublinois se foutaient de ma gueule, hilares, et m’insultaient gentiment du côté de la gare Heuston Station, autant les femmes d’affaire de ces quartiers nouveaux ont trop de soucis importants pour notifier mon existence d’explorateur minuscule.

Nous appelons ces bâtiments IFSC : International Financial Service Center. En d’autres termes, les multinationales peuvent venir ici pour payer peu d’impôts tout en mettant le pied dans le marché de l’Union européenne. C’est ainsi que Google, Amazon et de nombreux groupes pharmaceutiques ont fait la richesse de l’Irlande depuis la fin du XXe siècle, en profitant de l’Europe et de ce pays qui leur offrait les avantages d’un paradis fiscal. Non seulement les miettes d’impôts qu’ils payaient, comme on fait l’aumône à la sortie d’une messe, s’élevaient quand même à des sommes rondelettes pour un seul petit pays, mais en plus toutes ces entreprises employaient la jeunesse irlandaise qui n’avait jamais espéré de tels salaires quand elle s’éveillait à la vie, dans les décennies de chômage des années 1980.

Moi, quand je ne navigue pas sur des bateaux gonflables, je me promène à vélo et j’adore traîner dans ces quartiers des docks. Dès leur ouverture au public, dans les années 2000, j’y allais boire des cafés et draguer une femme mariée qui avait besoin de se cacher quand elle me fréquentait. Nos mains s’entrelaçaient dans ces quartiers fantômes, tandis que l’eau salée de la mer s’entrelaçait avec l’eau douce du fleuve. Nous parlions de cela, elle qui venait d’Asie et moi qui venais d’Occident. Nous disions qu’elle incarnait la mer et tout ce qui vient de l’est, et que je représentais le fleuve, avec sa paysannerie européenne.

La crise de 2008 est passée par là et le quartier des finances a suspendu toutes ses actions. Les constructions immobilières se sont arrêtées nettes et je longe maintenant de véritables squelettes d’immeubles. L’image est saisissante est celle d’un chantier suspendu depuis un temps indéfini.

Aujourd’hui, je glisse sur le fleuve et j’atteins le terme de mon périple. Le fleuve s’élargit dangereusement et le flot devient beaucoup plus fluctuant. J’ai intérêt à m’accrocher à quelque parapet si je ne veux pas être emporté au large.

Traversée de Dublin en bateau gonflable (2)

J’avais attaché mon bateau sur une échelle à hauteur des Civic Offices, et il avait disparu quand je voulus continuer mon périple fluvial. Quelques jours plus tard, j’achetai donc le même bateau, fabriqué en Chine, d’une capacité de 140 kg, dans le même magasin de jouets.

Je m’enquis d’une plateforme pour amarrer (c’est comme ça qu’on dit ?). Un peu en aval, j’avise un chantier, en plein centre ville, qui prépare l’érection (mais est-ce le bon mot ?) d’un nouveau pont. Il me serait impossible de passer à travers ce chantier en bateau, ce qui me chagrine. On m’arrêterait tout de suite.

Toute cette matinée, je doute de mon projet. Je sens que l’on ne va pas m’autoriser à flotter sur la Liffey, je ne sais pourquoi. Chaque fois que j’aperçois des escaliers qui permettraient d’accéder à l’eau, des grilles et des panneaux en bloquent l’entrée.

J’arrive à la Maison des Douanes (Custom House), bâtiment très connu de Dublin. Il est originairement plus lié à la mer qu’au centre-ville, mais depuis le XVIIIe siècle où il a été construit, la ville s’est étendue vers l’est, empiétant sur la mer. Les docks sont apparus et ont repoussé les limites de la ville.

C’est là que le quartier des docks commence et c’est que les opportunités d’atteindre le fleuve se multiplient. J’élis un vieil escalier, au bas duquel mouille un bateau à moteur.

Je déplie mon drakkar de poche et pompe avec enthousiasme. Des gens me prennent déjà en photo. Un homme en veste fluo vient vers moi mais ne fait aucun commentaire sur mon bateau. Il va simplement dans le sien, allume le moteur et va vers le chantier du nouveau pont. Il revient quelques minutes plus tard, lorsque mon bateau est presque prêt. J’assemble les rames en plastique.

Une excitation indicible m’étreint. L’homme me souhaite bonne chance, sans trouver rien de farfelu à mon projet, semble-t-il.

Lorsque je suis sur le point de me lancer à l’eau, que j’enfile mon gilet de sauvetage, un bateau mouche passe et s’arrête à ma hauteur. Aucune voix ne m’intime l’ordre, par haut-parleur, de rentrer chez moi. Non, les touristes s’arrêtent pour me photographier.

Traversée de Dublin en bateau gonflable

Cette traversée de Dublin devait se faire en deux reprises, car au milieu du chemin, je devais rejoindre Tom et Barra dans un pub pour regarder le Clasico à la télévision. Tom était pour le Barca, moi pour le Real, car j’aime mon compatriote Benzéma et que j’en ai assez de voir toujours Barcelone gagner.

L’idée était donc de quitter la rivière à hauteur de la vieille église Christ Church et d’aller au pub Lord Edward. C’était intéressant comme lieu d’accostage, car c’est exactement l’endroit où les Vikings se sont arrêtés pour fonder la ville de Dublin, en 837. Avec mes origines nordiques (mon nom est proche de celui du chef Viking qui dirigeait les 120 drakkars conquérants de l’époque), et mon bateau en plastique, j’étais le normand nouveau qui allait fondre sur la ville comme une buse sur sa proie.

Dublin commence à Chapelizod (la chapelle d’Iseult), un coin de campagne intermédiaire entre la ville et la nature.

Chapelizod se démarque par un vieux barrage, datant du XVIIIe siècle, qui permet de domestiquer les eaux de la Liffey. Auparavant, pendant tout le moyen-âge, le centre-ville était inondé plusieurs fois par an, on vivait dans des marécages et organisait les jardins en fonction des crues.

Depuis que ce barrage existe, on peut dire que Dublin existe telle qu’on la connaît aujourd’hui. Je me suis donc rendu là-bas en bus, avec le bateau gonflable que j’avais acheté dans le magasin de jouets Smyth, rue Jervis. Une boîte assez peu volumineuse, au prix de 25 euros, contenant le bateau plié, une pompe, une corde et des rames en plastoque.

Je suis allé sur l’île de Chapelizod. Dans les peintures de XVIIIe, cette île est décrite comme un vrai havre de sauvagerie. Aujourd’hui, elle est le théâtre de développement immobilier. Des logements agréables y poussent, qui sont presque tous vacants.

Le bruit du barrage recouvre mes pas. Il pleut un peu. Je mets mes vêtement dans le sac et le carton d’emballage du bateau. J’enfile ma combinaison aquatique et je me jette à l’eau.

Les gens qui habitent là doivent payer une fortune, c’est un endroit ravissant.

Le premier pont est éminemment joycien. Dès le premier livre de James Joyce, Dubliners (1914), une nouvelle se déroule à Chapelizod. Le personnage d’ Un cas douloureux (A Painful Case) vit au bord du fleuve et voit le maigre courant figurer le flot banal de sa propre vie.

Plus tard, Joyce va redonner à ce pont de Chapelizod sa dimension mythique. Dans Finnegans Wake (1939), les lavendières lavent leur linge ici et se lancent dans des psalmodies rythmées sur la rivière et le personnage qui l’incarnent, Anna Livia Plurabelle. (Le nom latin de la Liffey était Anna Livia).

Après toutes les fois où je me suis promené là, à Chapelizod, mon émotion était immense à flotter sous le pont, qui s’appelle aujourd’hui Anna Livia Bridge, en hommage à James Joyce.

Passé ce pont, ma caméra tomba en panne de batterie. Je n’ai donc aucune image de mon petit périple au-delà de ce pont.

Je passe en frémissant près d’un couple de cygnes, craignant qu’ils mordent dans mon bateau. Leur indifférence à mon passage me blesse un peu. Je me dis surtout qu’un cygne doit être un animal bien stupide pour être aussi peu étonné de voir un tel attirail passer près de lui. C’est la première fois qu’il voit cela de toute sa misérable vie, et cela ne soulève en lui nulle réaction.

Près du club d’aviron, les gens me crient des injures sympathiques. Une course vient de se terminer, et les athlètes rient de me voir ramer lentement. On me prend en photo et me filme. On me fait des signes divers. Les gens hurlent aux rameurs de faire attention à cet idiot, au milieu du cours d’eau, qui leur bloque le passage.

Quand je croise une rameuse qui s’entraîne sur sa barque affûtée, elle me regarde à peine et ne m’adresse pas la parole.

C’est alors que je me suis fait attaquer par un cygne. En me battant contre lui, j’ai perdu une chaussure. Je me jette à l’eau et me retrouve dans la vase. Je panique un peu mais je m’en sors en faisant fuir le cygne. Je passe un autre barrage, moins connu, et me laisse porter par le courant jusqu’à la gare Heuston Station.

Des gens sur le pont me demandent d’où je viens. « Wicklow Mountains », réponds-je. « On va appeler la police », lancent-ils.

Au bout de quelques heures de navigation, j’ai froid. Mes pieds, surtout celui qui n’a plus de chaussure, est violet et je n’arrive plus à le remuer. Il est temps de sortir. Arrivé à hauteur de Christchurch, j’avise une échelle en fer attachée au mur du quai. J’attache la corde du bateau à un barreau et porte mon sac en montant à l’échelle. Les gens passent près de moi sans faire de commentaire.

J’entre dans le Lord Edward pub en tenue aquatique, un pied nu. Je rejoins Tom et Barra, et pour éviter de leur faire honte, je me précipite aux toilettes où je me change. Trop tard, toute la compagnie m’a vu. Ils reverront sortir un fringant Frenchie qui boira trois ou quatre pintes de Guinness pour fêter cette jolie aventure.

Elections, festival et descente de fleuve

Ce week-end est chargé pour la sagesse précaire.

Il y a bien sûr les élections, et le sage précaire doit se rendre à Dublin pour voter.

Cela tombe bien, Dublin est le lieu du festival littéraire franco-irlandais. Cette année, c’est le thème du plaisir. Des écrivains francophones et irlandais, réunis autour d’une table pour parler du plaisir, cela promet d’être passablement chiant. Mais ce n’est pas de la faute des écrivains, et moi cela me plaît d’aller tendre une oreille, et de traîner mes guêtres, dans un tel événement. C’est toujours instructif, même si l’on n’apprend jamais rien sur le thème choisi. Il y cette année Colette Fellous, René de Ceccaty, Salim Bachy. Cécile Guilbert, qui a écrit un beau livre sur Debord.

Il y aura aussi un entretien avec Seamus Heaney. Enfin, c’est prévu, mais je ne serais pas étonné qu’il y ait des contretemps…

Jérôme Lindon et Chantal Thomas sont aussi au programme, donc du beau monde pour la partie française. C’est assez pour donner envie de se déplacer.

Mais ce week-end ne se limite pas à cela. Il ne faut pas oublier un autre événement, sportif celui-là : la descente de la Liffey en bateau gonflable par le sage précaire! L’objectif est de suivre le courant depuis le pont de Chapelizold jusqu’au phare de Poolbeg.

J’en ferai le récit plus tard.

Mais il est grandement temps d’aller sauter dans un car pour Dublin, muni de ma combinaison aquatique.

Deuxième récit sur la Liffey

Dans les années 2000, j’ai déjà écrit un récit de voyage le long de la Liffey. Je l’avais conçu comme une descente de la source à la bouche de ce fleuve. C’était l’époque où tout allait bien à Dublin. Aujourd’hui, dix ans plus tard, la crise est passée par là, et tout va beaucoup plus mal.

Il faut tout recommencer, et écrire un récit de voyage déprimant sur Dublin. Mais je dois faire, en quelque sorte, le contraire de ce que j’ai fait dans les années 2000. Ecrire Dublin depuis son fleuve, mais en commençant par la mer où le fleuve se jette, et en remontant le courant, jusqu’à sa source, éventuellement.

S’il est préférable d’aller contre le courant du fleuve, c’est donc parce que Dublin est aujourd’hui sens dessus dessous, que l’Irlande a la tête à l’envers.

Cela tombe bien, la rénovation des Docks est ce qui symbolise le plus la période de croissance économique des vingt dernières années, appelées souvent le Celtic Tiger (« Tigre celte »). On y a construit de nouveaux ponts et passerelles, rénové des entrepôts industriels et élevés des immeubles d’habitation au style international, pour attirer des jeunes familles et des employés de banque.

C’est sur les Docks, enfin, qu’on voit ces squelettes de béton qui forment l’image poignante d’une économie stoppée nette dans son élan.

A partir de là, mon récit pourra se développer comme une involution, jusqu’à la sortie de la ville côté ouest, où le fleuve est campagnard, provincial. Derrière Chapelizod, on se retrouve dans un Dublin presque identique à celui qu’a connu James Joyce.

Mon récit finira sur les rives d’un fleuve qui donnera l’impression que le Celtic Tiger n’a jamais rugi.

Casey vs Rigondeaux (2) The Big Fight

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Quand le grand combat était sur le point de commencer, la salle était surchauffée et le public chantait « Your Sex Is On Fire ». C’est la chanson officielle, semble-t-il, de « Big Bang ». Il est apparu sur des escaliers latéraux, comme une étoile tombée du ciel.

La stratégie était assez typiquement irlandaise : il était question d’intimider Rigondeaux par une foule incandescente.

Rigondeaux ne fut pas impressionné par nos efforts et assoma le pauvre Casey de sa toute puissance cubaine. Ses bras sont plus longs que ceux de Casey, de sept centimètres. Il apparut dès les premières secondes, que notre Irlandais n’avait aucune chance de s’en sortir.

Dès la première minute, il toucha le sol de la main, et faillit tomber, mais se reprit. Très vite, “El Chacal” décocha une droite de tous les diables dans le ventre de “Big Bang”, qui perdit alors toute contenance. Rigondeaux ne le laissa pas souffler et voulut tuer le match aussi vite que possible, sans aucune pitié pour le public irlandais, venu en masse de Limerick pour soutenir son rejeton.

Au bout d’une minute trente de combat, Casey tomba à terre, et nous tous, supporters au grand coeur et à la voix tonitruante, nous nous levâmes en poussant un cri d’horreur. Nous pensions tous qu’il était invincible, et le voilà à terre pour la première fois de toute sa carrière professionnelle. Carrière qui a commencé il y a moins d’un an, soit dit en passant.

L’arbitre le laissa se relever, et le spectacle était navrant, désolant. Casey était sonné, il divaguait sur le ring, le public ne savait comment réagir. Quand il eut repris ses esprits, Casey affirma qu’il voulait continuer.

Rigondeaux fondit sur Casey et l’acheva par une pluie de coups mats et silencieux. C’est l’arbitre qui s’interposa et déclara le combat terminé. Willie “Big Bang” Casey fut déclaré “technical knocked out”, KO technique.

J’avais dépensé 70 euros, prix du billet, pour 2 minutes 37 de boxe inégale. C’était excessif, mais la boxe est un passe-temps excessif. C’est un ancien boxeur, reconverti dans le journalisme sportif, que vous le dit.

Casey vs Rigondeaux (1) Un titre mondial en perspective

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Au début du mois de mars, pendant que des gitans irlandais s’entretuaient sur le marché aux chevaux de Dublin, je lisais le journal en sirotant mon thé.

L’Irish Times, annonçait dans un long article un grand combat de boxe à venir, fin mars, à Dublin. Un jeune Irlandais, issu d’une famille de 23 frères et sœurs, venu d’un quartier pauvre de Limerick, allait tâcher de prendre le titre de champion du monde poids plume au Cubain extraordinaire Guillermo « El Chacal » Rigondeaux. Ce dernier, au jeu de jambes étourdissant et au souffle inépuisable, était doté d’une frappe surpuissante capable d’allonger tous ses opposants. Il avait déjà gagné deux médailles d’or aux Jeux olympiques, avant de continuer sa carrière dans le champ professionnel.

L’Irlandais, lui, avait choisi un surnom délicieusement kitsch, comme le veut la tradition : Willie « Big Bang » Casey. Extrêmement populaire car fondamentalement un bon type, honnête et proche de sa famille. On ne lui connaît pas d’anicroche avec la police ni collusion avec la mafia de Limerick (mais comment échapper à ces deux institutions quand on vient de ce milieu, de cette ville, quand on boxe, qu’on a 22 frères et sœurs, dont Paddy, mort d’une overdose d’héroïne ?)

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Samedi 19 mars, je prenais donc la route de Dublin, et la banlieue lointaine de Saggart, dans le sud ouest. Constructions récentes, dues au Tigre celtique. L’hôtel CityWest est doté d’une salle capable d’accueillir quatre mille personnes. Au milieu de celle-ci, un ring comme dans les films, aux cordes colorées en vert, blanc et or (le drapeau irlandais où l’orange de l’Ulster est remplacé par l’or). Six ou sept combats sont prévus avant la grande confrontation.

Chaque combat met aux prises un Irlandais et un étranger, et à chaque fois, c’est l’Irlandais qui gagne.

Un Anglais de Birmingham  a mis KO un Latino, et les femmes du premier rang gloussaient de plaisir, prenaient en photo le joli Anglais, et le draguaient outrageusement. Elles étaient impressionnées par son style de boxe, propre et net comme une lame, et par son physique musclé et élancé.

Puis, ce fut le tour de deux Irlandais, plus lourds. Les coups portaient plus, mais le rythme ralentissait nettement. Le combat était un peu chiant, je me levai pour aller boire une pinte.

Le public était majoritairement masculin, mais il y avait quand même beaucoup de femmes aux couleurs chatoyantes, talons hauts et peau tatouée. Elles s’étaient mises sur leur trente et un, avec force maquillage et pédicure. La communauté des nomades, les Travellers irlandais, était fièrement représentée pour encourager l’un des leurs, le brave petit Casey. On les reconnaît, les Travellers, mais sans pouvoir vraiment dire comment. Les filles, encore, sont repérables par leurs couleurs et leur courte jupe, mais les hommes, à part la coupe de cheveux typique de ceux de Limerick, rasée sur les côtés, l’étranger les confond volontiers avec n’importe quel Irlandais de couche populaire.

Avec mon hot dog à cinq euros et ma pinte de Guinness dans un verre en plastique, j’attirais quelques regards. Il faut dire que j’avais soigné mon look. Pour m’accorder à l’atmosphère, j’avais décidé de me raser le crâne. Cependant, avec ma cravate couleur terre sienne, ma chemise blanche, mon chapeau de musicos et ma veste à carreaux verdâtre, je détonnais dans l’ambiance. J’étais presque le seul à boire de la Guinness, quand tous les autres buvaient une bière blonde, plus moderne et plus cool. Je me promenais l’air de rien, et j’espérais que mon léger embonpoint et mon journal plié sous le bras me donneraient l’air d’un ancien boxeur reconverti dans le journalisme sportif. Physiquement, je pouvais faire illusion.

Comme je ne comprenais rien à ce qui se passait autour de moi, j’affectais une concentration de connaisseur, en me confectionnant une mine pénétrée, agrémentée d’une expression du visage légèrement contrariée.

Mon accoutrement me paraissait bon an mal an réussi, car je pouvais aller n’importe où et les gens s’étaient habitués à ce journaliste sportif dont l’attitude et la cravate montraient le respect avec lequel il appréhendait l’événement. J’avais le déguisement idéal pour, sinon passer inaperçu, du moins être toléré et rendre ma présence plus ou moins plausible dans cette atmosphère surchargée de testostérones. De temps à autres, je sortais mon carnet et prenais quelques notes, en dardant ici et là des coups d’oeil suspicieux.