L’heureuse solitude du reporter raté

Des informations concordantes faisant part de révoltes à Carrickfergus, j’ai armé mon appareil photographique et sauté dans un train pour aller voir et témoigner.

Dans le train, j’admirais le ciel. Les villes de bord de mer ont ceci comme avantage d’avoir des ciels variés et mouvants.

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A Carrickfergus, j’ai très vite senti que quelque chose manquait. Mon sac.

J’avais oublié mon sac à dos dans le train, ce qui m’irrita au plus haut point car il contenait des livres de première importance pour moi. Des achats récents qui se montaient à une cinquantaine d’euros, plus un livre de la bibliothèque qu’il aurait fallu rembourser. Rien de grave mais des lectures que j’avais besoin de faire, autant pour mes recherches que pour mon plaisir personnel : Formes simples d’André Jolles, et Théorie des genres sous la direction de Gérard Genette, avec des contributions notamment de ce dernier, de Karl Viëtor et de Jean-Marie Schaeffer. Les Allemands, en particulier, sont musique à mes oreilles. La lecture des grands Allemands de la première moitié du XXe siècle m’enchante. J’aime leur façon de penser, la clarté de leur expression, la puissance de leurs découvertes.

Les gens de la gare me dirent que je devais attendre le retour du même train, deux heures plus tard, en espérant que personne ne prenne mon sac. Je n’avais plus qu’à espérer que personne ne tombe sur tous ces trésors de théories littéraires, accompagné du dernier Jean Rolin et d’un numéro du Visiteur, revue d’urbanisme et d’architecture, que je venais de me faire envoyer depuis Paris. Je me disais nom de Dieu, le premier qui tombe sur mon sac se trouvera si heureux qu’il s’enfuira en courant avec le contenu.

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Soudain, je m’imaginai accompagné. Si j’étais parti en couple, que se serait-il passé ? Je me serais fait allumer et couper en morceaux. Des reproches en cascades m’auraient couvert le crâne et je n’aurais même pas eu le loisir d’aller prendre les quelques photographies que voici.

Cette pensée inattendue m’a allégé le coeur. J’ai pu attendre le retour du train avec sérénité en me murmurant cette chanson de Purcell : O Solitude, my sweetest choice. Combien de voyages sont gâchés par la délocalisation de la cellule familiale à l’extérieur du foyer ? Je me faisais cette réflexion à Chengdu en 2005, alors même – l’un n’empêche visiblement pas l’autre – que j’ai de très bons souvenirs de voyage en couple, en Italie, en Chine, en France.

C’est un fait, dans la gare de Carrickfergus, j’accueillais comme un don du ciel de n’avoir aucune autre responsabilité que moi-même, et ne pas entendre, en plus de l’ennui que causait la perte de mon sac, une voix me dire que c’était toujours la même chose avec moi, que j’étais étourdi, etc.

Je partis me promener quand même, espérant trouver des ouvrier en protestations. Je ne vis rien de tel. Je n’ai rien vu à Carrickfergus, rien. Je pris le train à l’heure dite et retrouvai mon sac, avec tous ces trésors littéraires intouchés.

O Heaven what content is mine
To see those trees which have appear’d
In the nativity of time
And which have survived
To look today as fresh and green
As when their beauties first were seen.

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29 commentaires sur “L’heureuse solitude du reporter raté

  1. La délocalisation de la cellule familiale, pour peu qu’elle soit durable, offre cet avantage qu’elle modifie ses équilibres internes. Ca peut être un bon point, ça peut aussi être regrettable.
    Bel article. Tu développes des techniques de contre-point tout à fait intéressantes.

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  2. Je sais bien que toutes les femmes ne sont pas comme celle que j’imaginais. En imaginer une casse-couilles était sans doute un moyen inventé par mon esprit pour me faire relativiser l’oubli de mon sac. « Tu as peut-être perdu des biens matériels, mais vois comme tu es heureux, en comparaison de ceux et celles qui doivent en plus endurer des reproches. »
    Cette histoire d’équilibre interne du couple qui change dans le voyage est intéressante. On attend d’en savoir plus.

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  3. oui, merci, j’ai eu un peu peur tout d’un coup de ne pas être tout à fait normale…
    (si tu savais tout ce que je me suis envoyé dans la tête qd j’ai laissé mon sac tout une nuit sur mon vélo dans la rue…)

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  4. Non vous n’êtes pas toutes comme ça. D’ailleurs, celles et ceux qui font des reproches aux autres sont très habiles pour ne pas s’en faire à soi-même, j’ai remarqué. Si bien que si ton histoire de vélo est vraie, tu devrais être de ceux et celles qui laissent leur partenaire tranquille.

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  5. Dans un couple, on peut bien être comme ci ou comme ça au départ, avoir ou pas l’habitude de faire des reproches aux autres ou à soi-même, il y a une force centripète qui fait qu’à l’arrivée, on finit par être tout à fait casse-couille comme son conjoint.
    Heureusement, il y a aussi une force centrifuge qui exclut et renvoie le casse-couilles à sa solitude première, après l’avoir assez secoué pour que ses équilibres internes en soient définitivement modifiés, et le dépose comme un vieux débris au bord du couple. C’est une ouverture vers l’avenir, une touche d’espoir, si on veut.

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  6. c’est beau la logique,
    mais est -ce que ça marche?
    un certain sage s’en est -il pris à lui même d’avoir laissé son sac dans un certain train?
    est ce que pour autant il enquiquinerait une hypothétique partenaire?

    lequel a raison;
    et l’auto flagellation et la culpabilité ont ils jamais servi à qqch?;

    (mon histoire est vraie, mais je n’ai eu droit qu’à 5 min de reproches entre l’instant où je me suis rendu compte de l’étourderie, et l’instant où, passant la tête par la fenêtre, j’ai constaté sans comprendre que mon sac était tjs là)

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  7. l’espoir de devenir un vieux debris au bord du couple?
    ou la la , j’ai bien fait d’arrêter; j’aurai peut être l’espoir de devenir un vieux debris au centre de la solitude…

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  8. « O solitude, my sweetest choice. »
    La solitude à plusieurs des vieux débris en couple, c’est moins glamour, mais ca n’a pas le côté gluant de la solitude solitaire.
    Sinon, moi, je trouve que, tant qu’à faire, il vaut mieux s’en prendre aux autres qu’à soi-même, surtout pour une connerie qu’on a faite soi-même, ça évite de se morfondre, et ils vont réagir, s’énerver : ça va pas, non, etc. C’est sain, ca ne mange pas de pain.
    Inversement, ne nous sentons coupable que des conneries que font les autres : ah, merde, t’as oublié ton sac, c’est de ma faute, je t’ai speedé, on est descendus trop vite. La culpabilité s’accompagne d’un délicieux sentiment de solidarité mielleuse.

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  9. « le côté gluant de la solitude solitaire »: mon pauvre Ben, même les célibataires pensent comme cela, c’est dire l’imprégnation de ce lieu commun de la voix sociale. Elle ne peut plus nous faire croire que la famille est la garantie du bonheur, alors elle cherche au moins à nous persuader qu’elle en est la condition nécessaire.
    Mais je suis étonné que tu trouves la solitude du couple moins glamour que la solitude solitaire.
    Vanessa, je n’ai jamais eu le temps d’enquiquiner mes partenaires car elles avaient toujours une parade que je trouvais imparable et que je conseille à mes meilleur(e)s ami(e)s : faire la gueule avant même d’annoncer la mauvaise nouvelle comme si la connerie avait été commise par un autre, et jouer la victime à fond. Si ça ne marche pas bien, pleurer.
    Pour le délicieux miel de la culpabilité, Ben, il faut déjà sentir ta partenaire en état de vouloir se faire pardonner, et non pas l’entendre te faire des reproches pour la connerie qu’elle a faite.

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  10. Pour que je sente ma partenaire en état de vouloir se faire pardonner, il faudrait d’abord qu’elle se sente coupable. Mais cela serait-il souhaitable ? Au fond, je préfère qu’elle s’en prenne à quelqu’un d’autre (fût-ce à moi) qu’à elle-même, non par altruisme, mais parce que chacun sait bien que le sentiment de leur propre culpabilité rend les gens particulièrement casse-couilles.
    On ne peut pas en effet poser une loi de la sagesse précaire comme « si tu fais une connerie, prends-t’en aux autres » et ne l’appliquer qu’à soi-même, tout en exigeant des autres qu’ils y dérogent et commencent par se sentir oupables pour les conneries qu’ils font.. Le seul devoir du philosophe, c’est la cohérence, disait Kant.

    Il y a une solitude qui paraît gluante et cette gluanteur empêche parfois d’apprécier ce que son choix peut aussi avoir de plus doux. Nous n’avons peut-être pas tant besoin de solitude solitaire ou d’enfermement en couple que de famille libre et élargie, de fraternité, un peu comme ces Africains qui ont des frères partout, des pères et des mères à revendre. Par exemple, mon fils Jacques a une ou deux « mamans » rien que dans sa classe, des mamans de quatorze ans, des frères qui ont mon âge, etc… Il y a aussi des gens de mon age qui se trouvent des mamans de seize ou dix-sept ans, c’est ça le bonheur.

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  11. Le sage précaire se tient toujours à disponition de l’amour, car il sait qu’il n’y a que cela de vrai. Il est prêt à vivre longtemps seul (ça me plaît bien de parler de moi à la troisième personne) dans l’attente des événements qui le bouleverseront.
    Ben, ta vision de la famille africaine me convient bien, aussi. On en a des restes chez nous, de ce type de conceptions, non. Je me rappelle d’un copain de fac qui avait plein de cousins et cousines, dont on s’apercevait qu’ils étaient autant de la famille que des amis.
    Maintenant, ton paragraphe : « Au fond, je préfère qu’elle s’en prenne à quelqu’un d’autre (fût-ce à moi) qu’à elle-même, non par altruisme, mais parce que chacun sait bien que le sentiment de leur propre culpabilité rend les gens particulièrement casse-couilles. » est difficile à suivre. Tu préfères que ta compagne te les brise de peur que son auto-flagellation soit encore plus brise-burne ? On entre dans des subtilités, là…

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  12. « Si j’étais parti en couple, que se serait-il passé ? Je me serais fait allumer et couper en morceaux. »

    com/com: où l’on voit comment le sage précaire associe dans son écriture « couple » et « couper ». L’oubli du sac s’est là couplé à celui de la lettre L qui peut s’entendre comme « elle », figure de l’autre moitié du couple.

    Si l’on émet l’hypothèse que le sac tient chez le sage précaire le rôle de l’autre dans le couple, nous assistons là à une belle scène de ménage, ( voire comme il ‘est agit d’un aller-retour par train-train quotidien, d’une scène de manège) très classique:

    – Puisque c’est ainsi, je m’en vais
    – non reviens tu m’es trop précieux avec tous tes trésors
    -on verra bien si quelqu’un m’ouvre et me lit
    -et bien qu’il te les lises tes trésors, va au diable
    -c’est ce que je fais, du moins jusqu’au terminus, je m’en vais tenter d’autres
    -et si personne ne veut de toi, je serais toujours là à t’attendre
    -oh Pomponette…

    La formulation « si j’étais parti en couple » serait elle-aussi à discuter. Un couplé authentique aurait dit « si nous étions partis … »
    Il est vrai que lorsqu’on est amoureux de son sac (symbole de la liberté, certes), il est plus difficile, socialement, de dire « nous ».

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  13. Fragments d’un discours amoureux…
    Entendu dans les transports en commun, d’une à un : t’mets pas en r’tard à cause de moi…
    Cher Roland Barthes, pourquoi n’êtes-vous plus là pour écrire de beaux livres ?

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  14. Il m’a toujours semblé que Barthes avait tout compris du sentiment amoureux, et rien de l’amour. Ce dont il parle, c’est de la cristalisation à la Stendhal, de la jalousie, de l’envie, du désir, de tout ce qui tourne autour, mais pas de l’amour.
    Pour l’amour, vaut mieux lire Ben que Rolland.

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  15. Ah, mais Ben, vous le connaissez, pas moi. Je ne le verrai sans doute jamais. Mart (Martin ?), ce mot « amour »recouvre de son manteau une multitude d’états, de situations, faire l’amour par exemple, qu’est-ce donc ? ce n’est pas copuler n’est-ce pas ? ce n’est pas à vous que je vais redire qu’eros, agapê et philia ne sont pas la même chose… Amour passion, amour don, amour de soi… oh là, BenàBar.. viens vite nous chanter une chanson

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  16. Si c’est de moi que vous parlez, merci, Mart, c’est un très grand compliment .Ca tombe bien, c’était hier mon anniversaire. Ca tombe mal, parce qu’en ce moment, justement, je suis le plus éloigné d’une intelligence claire sur l’amour. C’est la confusion mentale des tropiques Comme disait Dante, il y a des régions de la vie ( ou du monde) dans lesquelles il vaut mieux ne pas mettre les pieds si l’on entend en revenir. (« La vie nouvelle »).

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