Pôle de créativité : le récit de voyage comme genre littéraire

La première fois que j’ai utilisé la notion de « pôle d’écriture », c’était comme ça, sans y penser, dans un brouillon d’article. Je voulais juste expliquer en quoi le récit de voyage était autonome par rapport aux autres genres littéraire, qu’il avait sa propre vie en dehors du roman. Mais il fallait traduire l’article en anglais, et là, je fus bien emmerdé, comme le sont souvent les traducteurs. En anglais, pole, ça a gardé son sens tellurique si j’ose dire, ça renvoie au pôle nord comme opposé au pôle sud. Et puis ça renvoie aussi aux conflits binaires qui oppose deux partis.

Moi, je voulais renvoyer à cette idée française des « pôles de compétitivité », par exemple, ou des « pôles d’excellence », qui se traduirait plutôt par hub, ou cluster, voire, selon les connotations, par field tout simplement. Mais aucune de ces traductions ne me permettent d’exprimer cette idée que le récit de voyage constitue une sorte de territoire dans lequel tout un tas de pratiques créatrices se développent. J’avais en tête aussi l’idée du « monde multipolaire », chère à la diplomatie française pré-sarkosyste, comme alternative à l’idée de choc entre deux blocs. Je me disais, voilà, sans entrer dans le détail, que le « récit de voyage », c’était un peu un des pôles d’inspiration créative, à côté de la fiction, du lyrisme amoureux, de l’imprécation, de la prose philosophique, etc. 

Le « récit de voyage » doit être vu comme un champ magnétique qui attire des pratiques artistiques et scientifiques. Les artistes, j’en ai déjà évoqué quelques uns qui m’intéressaient, sont nombreux à travailler le récit de voyage, sans en avoir nécessairement conscience. Ils ne se sentent pas partie prenante de ce pôle de créativité pour la raison que rien de tel n’est défini encore. (Très curieusement, on a tendance à oublier le genre « récit de voyage » alors qu’il existe depuis le début de la littérature – je ne dirais pas que L’Odyssée en est un, mais les chants dans lesquels Ulysse raconte son périple en sont sans aucun doute.) Bon, pour les artistes et les écrivains, il ne fait aucun doute qu’un bon nombre d’entre eux investissent le récit de voyage.

A la jonction du littéraire, de l’artistique et du scientifique

Mais c’est aussi le cas de scientifiques. Il y a bien sûr la tradition des historiens naturels, Darwin en tête, et jusqu’à Caroline Riegel qui vient de sortir son deuxième tome de Du Baïkal au Bengale. C’est en tant qu’ingénieur hydrologue qu’elle fait ce long périple, pour « suivre » la question de l’eau, aujourd’hui, dans cette région de l’Asie centrale. J’avais déjà mentionné le premier tome, Désir d’Orient, le deuxième s’intitule Méandres d’Asie.

Parmi les scientifiques, on ne peut omettre les scientifiques voyageurs par excellence : les ethnologues. Entre le coup de maître de Lévi-Strauss, les expérimentations de Michel de Certeau et celles de Marc Augé (Un ethnologue dans le métro), les récits hilarants de Nigel Barley (The Innocent Anthropologist), nous nous trouvons devant une myriade d’oeuvres à la jonction du littéraire, de l’artistique et du scientifique. C’est cette jonction qui me fascine, qui fait la force et la durabilité du récit de voyage. C’est pourquoi la notion de « pôle » est utile je crois, pour insister sur l’aspect transdisciplinaire et « sous tension » de la chose.

J’utilise l’expression « pôle de créativité » pour éclairer, pour donner un contenu, ou plutôt une métaphore, à celle de « genre littéraire ». Le genre, pour beaucoup, cela signifie une catégorie, un classement logique, quelque chose de froid et de « carré ». C’est inexact car un genre est justement quelque chose qui « génère », c’est quelque chose comme une famille, avec des tensions et des luttes, mais avec de l’enfantement et, parfois, des extinctions. Les genres se livrent des batailles, comme je l’ai déjà dit, à la suite des formalistes russes. Après les Russes, des Allemands ont développé de très belles théories sur les genres, et sur leur aspect dynamique, voire créatif. Je citerai Hans Robert Jauss pour illustrer ce point : « Il est donc possible de définir un genre littéraire au sens non logique, mais spécifiant des groupes, dans la mesure où il réussit de façon autonome à constituer des textes. » in Littérature médiévale et théorie des genres.

Il me paraît évident que le récit de voyage répond à cette définition, qu’il produit des texes, des images et des sons, tout en étant un concept sous lequel on peut ranger un tas d’oeuvres qui apparaissent a priori disparates. Il est à la fois une catégorie logique et un concept opératoire, possédant une puissance spécifiante.

14 commentaires sur “Pôle de créativité : le récit de voyage comme genre littéraire

  1.  »Iqu’il produit des texes, des images et des sons, tout en étant un concept sous lequel on peut ranger un tas d’oeuvres qui apparaissent a priori disparates. Il est à la fois une catégorie logique et un concept opératoire, possédant une puissance spécifiante. »

    On a l’impression que vous parlez du blog ici.

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  2. Bien. Sur la question des genres je vous recommande :  »Les genres litteraires » de Dominique Combe. Cela vous aidera surement. A bientot et merci pour votre si joli blog .

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  3. Oui merci. Le livre de Combe, je m’en sers depuis un certain temps, bien sûr, mais c’est un livre de synthèse. Je veux dire, comparé aux théories de Jauss, des formalistes russes, des morphologistes allemands, et plus près de nous de Todorov, Genette et Schaeffer, c’est un livre qui ne propose pas de pensée nouvelle sur la question. Si ?
    Je précise d’ailleurs que les cours d’Antoine Compagnon, sur les genres littéraires, qu’on peut lire sur internet, sont pour certains chapitres, des quasi-plagiats du livre de Combe. Enfin le mot est sans doute fort, mais enfin, c’est troublant.

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  4. C’est un bon livre de synthèse on va dire celui de Combe. C’est quoi cette tyrannie du nouveau a tout prix ? Je ne crois pas que Compagnon plagie Combe. Mais Combe a fait et fait beaucoup de choses, tres importantes, et il n’est pas reconnu comme il devrait… C’est quoi cette tyrannie de la reconnaissance vous allez dire….Le monde des checheurs litteraires est tres violent finalement.

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  5. Michel de Certeau a fait une belle préface pour les Dits de lumière et d’amour de Jean de la Croix, mais je pense que vous parlez d’autres voyages… que des voyages intérieurs, n’est-ce pas ?

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  6. Je ne parle des voyages intérieurs, en effet, Nénette, ni des voyages imaginaires, ni de bien d’autres voyages. Mais Michel de Certeau a parlé magnifiquement des différentes pratiques des espaces, urbains ou autres.

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  7. Autant pour moi alors. C’est l’un de mes auteurs de voyage favoris. Mais vous croyez vraiment ?…Une autre chose : Jean de Lery…qui le lit aujourd’hui ?

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  8. François/Aquarius, je t’invite à cliquer sur le lien du Centre de Recherche sur la Littérature des Voyages (CRLV) qui est en lien sur ce blog. Tu y verras de nombreuses références, des articles et même une « bibliothèque sonore » pour écouter des conférences en épluchant des pommes de terre.
    Et pour les auteurs anglo-saxons, il faut bien sûr s’intéresser aussi aux recherches qui se font en langue anglaise.

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  9. Damned…je suis demasked encore one time … trop fort ce Sage Precaire vraiment…mais comment sais tu que j’adore eplucher les pommes de terre en ecoutant ou lisant des trucs sur Internet ? c’est un vrai mystere…bien vu et a plus…

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  10. A propos des récits de voyage à la jonction du littéraire et du scientifique, il faut aussi penser aux participations de la psychiatrie. La dérive du schizophrène est un grand modèle artistique et philosophique, et elle n’est pas étrangère à sa version artiste, distinguée, qu’est la flânerie parisienne.
    L’oeuvre de Ferdinand Deligny est éclairante, lui qui a travaillé avec des fous pendant des années. Il a fait un livre intitulé « Les Vagabonds efficaces ». Dans ses Oeuvres complètes, que j’ai feuilletées grâce à la plasticienne Cécilia de Varines, on découvre « les Lignes d’erre ».
    Les lignes d’erre, c’est une forme de thérapie par le mouvement, par la déambulation. Les errements des fous sont repris et représentés dans une cartographie mi-délirante mi-artistique. Le livre qui en résulte est un mélange de poèmes, d’essai écrit à la main et de dessins/cartes fascinants, ressemblants à des constellations d’étoiles.

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  11. Ferdinand Deligny ? la aussi connais pas, mais ca a l’air bien, merci mon bon Guillaume pour cette reference en plus j’aime bien ces ouvrages comme l »Anti-Oedipe », Lacan ou Maldiney a la frontiere psychiatrique-philosophico-artistique ; il y a un auteur medecin tcheque que je cherche depuis des annnees au debut du vingtieme siecle qui a ecrit une sorte de temoignage sur un centre pour jeunes autistes qu’il a dirige ou l’on retrouve ce type de document  »poèmes, d’essai écrit à la main et de dessins/cartes fascinants » avec en plus des notes scientifiques et philosophiques interessantes pour cette epoque. J’ai completement perdu la reference…bouh

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