Beauté des murs de Belfast

mourne_wall_donard.1305541238.jpg                                         Mur de la famine, Irlande du nord, XIXe siècle.

En ces temps de commémoration de la chute du mur de Berlin, on s’intéresse avec fruit aux phénomènes des murs en général. Les journalistes cherchent d’autres villes où les murs restent d’actualité : Jérusalem et, donc, Belfast ou Derry.

Il convient de ne pas se précipiter. Il n’est pas pertinent de se lamenter en disant que c’est une honte. Tous les murs ne sont pas automatiquement honteux. Les Irlandais ont des manières ancestrales très intéressantes de construire des murs en pierre. En France aussi, dans les Cévennes par exemple. La Chine, enfin, m’a appris à considérer les murs d’une manière étourdissante de beauté, de profondeur humaine, péripatéticienne et chaleureuse.

A Belfast, les murs et les haies sont appelés des « Lignes de la paix » (Peace Lines), et ils ont été érigées, depuis les années 1970, pour séparer des quartiers catholiques de quartiers protestants. Depuis la fin officielle des Troubles, il y a dix ans, ces murs se sont multipliés : on en compte aujourd’hui plus de 40, et ils seraient longs de plus de vingt kilomètres si on les mettait bout à bout.

Naturellement, cela donne une image peu engageante de la ville, et rares sont ceux qui les voient d’un bon oeil. Moi, leur présence m’intéresse, voire me satisfait. L’érection de ces barrières sont une manière populaire, aveugle, de résister à la pensée unique et touristique qui veut que nous vivions tous dans un même bain de différences tolérées et joyeuses. Bullshit que tout cela ! Nous vivons bien dans un monde difficile, tendu, aux équilibres précaires. Si les intellectuels l’oublient pour se bercer d’illusions, les classes populaires nous le rappellent.

Une cinéaste franco-israélienne est venue à Belfast l’année dernière, à l’occasion d’un festival ; on diffusait un beau documentaire sur le mur qui, en Israël, sépare les Palestiniens de leur famille, des villes, de leur travail. La cinéaste parla de Belfast et traça un parallèle avec Jérusalem. Elle a déclaré qu’il fallait tout faire pour détruire ces murs, qu’il ne fallait surtout pas s’habituer à leur présence. Mais il y a au moins une différence fondamentale entre les Peace lines de Belfast et le mur honteux de Jérusalem : tous les habitants irlandais ont le même accès au centre ville de Belfast, et personne n’est séparé de sa famille.

Ce qui sauve Belfast, peut-être, c’est que les centres commerciaux sont accessibles à tous. (La marchandise et le commerce sont des facteurs de paix depuis la plus haute antiquité).

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En 2008, un débat public a eu lieu sur la question, et quelle opinion prévalut ? Celle des habitants, bien entendu. Et que veulent les habitants, des deux côtés de chaque mur ? Ils veulent conserver ces murs. Ils protestent dès qu’on émet l’idée d’une éventuelle évolution.

Il faut les comprendre, ces murs sont bel et bien efficaces pour réduire le taux de violence. Moi-même j’habite une petite rue qui est solidement ancrée dans un quartier ouvrier protestant, Roden street. C’est une rue très calme et vraiment agréable à vivre. A part quelques querelles de voisinage, je n’entends jamais aucun bruit de violence urbaine. Or, il m’est très difficile de trouver des co-locataires quand une chambre est libre car les gens de Belfast ont une mauvaise image de cette rue. Les gens du quartier m’ont expliqué : il y a encore dix ans, la rue continuait jusqu’à Grosvenor street, et de nombreux affrontements avaient lieu avec les catholiques de là-bas. Maintenant, un gros boulevard périphérique (West link) coupe la rue en deux. On peut traverser ce périph’ grâce à une passerelle grillagée, rouge, conçue et construite dans un grand style militaire, tendance « mirador ».

En plus de la voie rapide, on a érigé une barrière, en brique et en grille, derrière laquelle flottent quelques drapeaux irlandais. Moi, le hasard de la géographie a fait que j’habite du côté protestant de la rue, où flotte l’Union Jack.

roden-street-007.1257593943.JPGPasserelle sur le « West link », Belfast.

Aux premières loges d’une existence sectaire où règne la ségrégation communautaire, je peux témoigner, la main sur la bible, du fait que la séparation des unités d’habitation augmente la sécurité physique des habitants.

Tous ces murs et ces grillages blessent sans doute le paysage de Belfast, mais les blessures et les cicatrices font aussi de beaux visages. La paix ne sera jamais complète tant qu’il y aura des Peace lines, certes, mais je le répète, il ne faut pas se précipiter. On ne fait pas la paix avec de bons sentiments, et encore moins avec des discours sur le multiculturalisme et la réconciliation. On fait la paix avec des armes, des murs, des intimidations, des pots de vin et des liquidations intolérables…

Oups! Je suis allé trop loin… Restons-en à cette métaphore du beau visage de Belfast, couvert de cicatrices mais animé par un regard de braise.

6 commentaires sur “Beauté des murs de Belfast

  1. J’ai chez moi un vieil Atlas des Religions du Monde, des éditions Mame à Tours, avec un incroyable zoom sur les rues de Belfast. La mosaïque que tu nous décris est en place depuis bien longtemps.

    Est-ce que ça contribue à la beauté du monde? Peut-être pas, mais nous devons voir ce monde tel qu’il est…

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  2. Ah, écoute, moi je trouve que Belfast a vraiment de la gueule. Si elle se débarrassait de tous ses murs, ses grillages, ses fresques murales variées et militantes, ses barbelés, la ville aurait beaucoup moins de charme.
    L’ambiance de guerre civile que l’on continue par moments de humer, donne au moins l’impression d’être dans l’histoire, et aménage des paysage urbains très chouettes.
    Jean Rolin a fait un reportage à Belfast en 1995, où il déplore la rénovation du centre ville. Il écrit qu’en ressemblant à n’importe quelle ville européenne, elle était en train de perdre « ce qui la rendait délicieusement haïssable. »
    Les délices de la haine, ça contribue quand même à la beauté du monde, non ?

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  3. Oui, Muriel, j’exagère, mais au fond, dans certains quartiers, quand même, si ce n’est plus la guerre, il reste au moins des apparences de guérilla urbaine.
    Enfin, non, tout n’est pas réglé en Irlande du nord, ça c’est certain, et c’est ce qui me rend cette province de plus en plus attachante.

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  4. Attachante, on le voit dans ton reportage sur les bûchers. Mais on ne peut s’empêcher de souhaiter une réconciliation entre ces frères ennemis.

    Comme tu le dis, la période actuelle est une page d’Histoire en train de s’écrire.

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  5. Ah mais bien sûr, Cochonfucius. Bien sûr que je souhaite la paix et la réconciliation. Sauf que la réconciliation, c’est un mot abstrait, et qu’elle doit se faire sur des éléments concrets. Concrètement, cette province de l’Irlande doit appartenir à quel pays ? Il faudrait que les « frères ennemis » s’accordent là-dessus, et on n’en prend pas le chemin. Les élections européennes ont vu progresser un parti pro-britannique (unioniste) beaucoup plus intransigeant vis-à-vis des pro-Irlandais (nationalistes et républicains) que celui qui partage le pouvoir actuellement. Les élections générales de l’année prochaine vont être très animées en Irlande du nord. Sur fond de difficultés économiques, ça va chauffer.

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