Pour prolonger le débat qui a commencé il y a quelques jours, quand on s’intéresse aux chansons et à la musique, il est remarquable de noter la permanence qui y règne. Les amateurs de musique se détestent mutuellement, et rejettent tel ou tel genre avec horreur. Quand j’étais jeune, les « hardos » voyaient le « funky » comme une erreur de l’humanité ; cela cachait mal la profonde ressemblance des chansons de « funky » et de celles de « hard rock ». De nombreuses expériences ont eu lieu, depuis, montrant qu’on peut jouer toutes les chansons, de quelque style que ce soit, seul à la guitare, ou seul au piano. Ce qui témoigne du fait que les chansons répondent à des principes de composition très similaires.
Il est merveilleux de constater combien la chanson évolue peu, avec le temps. Dans une espace géographique donné, disons la France, on pourrait même penser qu’elle n’évolue presque pas. Les chansons traditionnelles que nous connaissons datent des siècles passés et il semble que rien n’ait changé. Quelques vers, des jeux avec les mots, des ambiances, des mélodies simples qui se répètent. Aux marches du palais, 18ème siècle au moins (mais peut-être plus ancienne) est à la fois simple et profonde, anonyme et singulière. Malgré son anonymat et ses différentes reprises dans les diverses provinces françaises, cette chanson a gardé son étrangeté et sa puissance mythologique, érotique, mélancolique et fondamentalement onirique :
La belle si tu voulais / Nous dormirions ensemble
Dans un grand lit carré / Couvert de toile blanche
Aux quatre coins du lit / Un bouquet de pervenches
Dans le mitan du lit / La rivière est profonde
Tous les chevaux du roi / Pourraient y boire ensemble
Et nous y dormirions / Jusqu’à la fin du monde
On n’a jamais fait mieux. Pour moi, c’est la chanson des chansons.
Or, ce qui change, dans la musique populaire, ce ne sont que des éléments de surface : orchestration (on dit arrangement dans la pop), voix, interprétation, imageries. Les structures n’ont pas évolué depuis les chansons traditionnelles. Les rythmiques, en temps pairs ou impairs, sont demeurés les mêmes depuis le moyen-âge, semble-t-il. L’évolution se fait surtout au niveau de la technique des sons et des instruments, par des processus très intéressants de capture et d’appropriation. La guitare est enlevée de son usage classique, on en simplifie les accords et le maniement, et elle devient le grand accompagnateur des soirées entre copains, le grand symbole des protest songs, et même le symbole d’un certain mode de vie. L’électronique est aussi détournée de ses usages expérimentaux, on en simplifie l’usage et on accompagne des chansons qui ont ainsi l’air d’être inouïes, mais qui restent très fidèles aux structures des ballades et des branles d’autrefois.
C’est là que la différence est nette avec la musique savante. La rupture entre la polyphonie et le baroque, au tourant du 17ème est radicale. De même celle entre le baroque et le classique, et encore celle qui a vu apparaître le romantisme. On assiste à des transformations de nature vertigineuse. Et je ne parle pas de ce qui s’est passé au XXe siècle : les créations de Webern, si concises, que l’on ne peut écouter qu’en ayant fait au préalable table rase de ce que représentent pour nous le son des instruments de musique.
Ce n’est pas pour rien que feu Claude Lévi-Strauss détestait la musique contemporaine. A mon avis, c’est parce qu’elle rompt structurellement avec les modes passées. Autant, dans la variété, on peut concevoir une permanence de la pratique musicale, des temps les plus reculés jusqu’aujourd’hui, autant la musique savante présente depuis quatre ou cinq siècles une autonomisation de la créativité qui la sépare, progressivement, de ce que les hommes ont toujours fait. Bien sûr, les compositeurs reprennent des mélodies ou des colorations qui viennent de la musique populaire, mais ils n’en ont plus besoin. On perçoit dans le morceau de Dusapin que j’ai mis en tête de billet non seulement l’influence du jazz (qui s’est autonomisé très rapidement de son origine populaire), mais aussi des mélodies un peu cryptées, dans un jeu de cache-cache sonore. Mais ce retour à la mélodie que l’on retrouve depuis la guerre ne doit pas nous faire oublier l’abstraction et l’expressivité infinie dont est capable la musique savante, et dont Webern est peut-être le meilleur représentant.
Un cordonnier lyonnais de la Renaissance pourrait assez vite faire siennes les chansons produites dans les années 2000, une fois passé l’effroi que lui causeraient l’électricité des amplis et les néons des nightclubs, mais devant un morceau de Webern, les amateurs de variété sont aussi démunis que le seraient les indiens Bororo.
Mais oui, il faut aimer les chansons faciles, les ritournelles, il faut aimer, selon ses goûts, Michel Sardou ou Bob Marley, Britney Spears ou Brassens, parfois tout cela ensemble. « Comme on aime les maccaronis », c’est ça, et les salades caprese, et le foie gras, et les gâteaux au chocolat et toute la bonne bouffe. Si des gens disent que, disons, les Beatles et la salade niçoise c’est de la merde, il faut les laisser dire mais ils ne pourront rien nous apprendre, ni sur la musique, ni sur la nourriture.
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