HHhH, le burlesque et les romans sur la Shoah

Ce livre au titre énigmatique se place involontairement dans le mouvement récent des romans sur la Shoah. C’est presque une école, dans laquelle on compte Les Bienveillantes de Jonathan Littel, Jan Karski de Yannick Haennel, et maintenant HHhH de Laurent Binet. Chacun de ces romans aborde des questions littéraires en plus de la préoccupation historique qui est la leur. Laurent Binet, lui, se penche sur le rôle du romancier qui écrit sur le nazisme. HHhH est annoncé comme une expérience littéraire, qui se lit à des niveaux tranchés : d’un côté l’histoire du nazi Heydrich et des résistants tchèque et slovaque qui vont attenter à sa vie. Et surtout, de l’autre, l’histoire d’un romancier, nommé Laurent Binet, qui se bat comme une bête pour écrire cette histoire en restant au plus près de la vérité historique. Ce deuxième niveau de lecture met en scène un combat tragicomique d’un romancier contre le roman. Un auteur de fiction qui lutte contre les manipulations et les malversations de la fiction.

Ce roman dans le roman est présenté dès la quatrième de couverture : « Mais derrière les préparatifs de l’attentat, une autre guerre se fait jour, celle que livre la fiction romanesque à la vérité historique. L’auteur, emporté par son sujet, doit résister à la tentation de romancer. » C’est bien entendu cette deuxième guerre qui est la plus innovante, car la première, l’opération dite « Anthropoïde », de nombreux livres la relatent déjà. Or, si la presse et les ondes françaises parlent de HhHH comme d’un livre d’une haute tenue littéraire, elles ont oublié de dire que l’intérêt de ce récit était sa cocasserie, et presque son burlesque. La lutte de l’écrivain contre la fiction fait penser aux films de Buster Keaton, et l’on peut s’étonner que cela n’ait pas été davantage relevé par les critiques.

Un romancier poussif

D’abord, il y a toutes ces phrases qui concluent les chapitres ou les paragraphes. Des phrases souvent laides, immatures, qui aplatissent le style du roman, par ailleurs très bien écrit, et rendent le récit banal. Des phrases qui ont la particularité de ne rien apporter à la compréhension ni à la puissance de la narration : « En effet, ce rêve prouve formellement que … Heydrich m’impressionne » (p.70) ; « Mais à long terme, il s’agissait quand même d’une très mauvaise idée » (p.97) ; « Mais, curieusement, Chamberlain se formalisait beaucoup moins des insultes allemandes que des tchèques, et on peut estimer a posteriori que c’est dommage » (p.102) Oui, Laurent Binet, on peut dire que c’est dommage. Le poète Saint-John Perse en prend lui aussi pour son grade, pour avoir baigné dans les eaux troubles de Munich : « Saint-John Perse s’est conduit comme une grosse merde. Lui aurait dit, avec cette préciosité ridicule de diplomate compassé, ‘un excrément’ » (p.108). Plus tard, à la fin du roman, Binet citera un vers de Saint-John Perse, comme pour se racheter, mais ce sera un vers à la grandiloquence un peu mièvre, ce qui semble confirmer que Binet a un goût douteux.

Frappé par la récurrence de ces subites fautes de goût, je me suis amusé à les compter (car il est établi que je suis, moi, de mauvais goût) : sur dix pages, j’en ai dénombré presque une par page. A ce rythme, cela devait relever d’une stratégie d’auteur. Cela devait être un procédé, qui ouvrait le lecteur à un troisième niveau de lecture.

De fait, on ne croit plus à ce romancier poussif qui ne veut surtout pas mentir. Ou plutôt on y croit, mais comme un personnage rigolo, tiré d’un roman de Beckett, qui nage dans l’absurdité de ses propres décisions. Il fait lire ses chapitres à son « vieux copain de fac » qui le félicite et qui s’étonne du fait que rien ne soit inventé. Cela chagrine le romancier qui s’exclame : « ‘Putain, c’est pas gagné…’ J’aurais dû être plus clair au niveau pacte de lecture. » (p. 67). On serait tenté de lui rétorquer : tu aurais surtout dû citer tes sources si tu avais voulu qu’on lise le chapitre comme une narration historique et non comme un dialogue romancé. L’expression « pacte de lecture » trahit le professeur de lettres de 37 ans, présenté sur la quatrième de couverture, incapable de faire abstraction des leçons de narratologie enseignées à l’université. Son embourbement dans les codes de son propre métier fait écho à des personnages machiniques victimes de déformation professionnelle, comme l’ouvrier de Chaplin dans Les Temps modernes, ou le géomètre de Kafka dans le Château. Binet est entraîné dans une machinerie littéraire qui le dépasse, mais il pédale dans la semoule avec brio.

Un historien médiocre

Tant que l’on croit que le narrateur est bel et bien Laurent Binet, on se demande pourquoi il fait preuve d’une telle naïveté, et pourquoi il s’enferme dans des questionnements aussi vains que ceux de la vérité historique dans le roman. Vouloir écrire un roman qui n’invente rien, tout en respectant la forme du roman, c’est tout simplement impossible et stupide. Il existe en revanche un genre littéraire formidable pour cela : l’essai. Ou même l’histoire (qui ne lit les études de Iain Kershaw sur Hitler avec une réelle passion littéraire ?) Mais le narrateur, qui semble avoir du mal avec l’art du roman, est un historien encore plus médiocre : c’est à la page 213 qu’il annonce avoir découvert avec une « joie d’enfant » le portrait de ses héros résistants « élaborés par l’armée britannique », sans dire à quelle date ces portraits furent élaborés. Dans quelle archive obscure Laurent Binet a-t-il découvert ces précieuses informations ? Au musée de l’armée, à Prague ! Un étudiant en master d’histoire n’aurait pas écrit 212 pages avant d’aller visiter le musée de Prague. Il l’aurait fait dès le début de l’année, pour ses recherches préparatoires.

Laurent Binet non plus, on en est alors persuadé, n’a pas écrit 212 pages avant de découvrir ces documents à Prague. Laurent Binet n’est pas ce mauvais écrivain qui s’excite sur le pacte de lecture, et qui manque totalement de méthode. Binet crée un personnage de romancier brouillon, un peu con, qui juge les poètes sur des critères de morale politique, qui s’exprime avec lourdeur et incorrection une fois par page. Un personnage de Borges, dédoublé depuis sa propre personne. La preuve en est apportée à la page 214 : « Des fois, je me sens comme un personnage de Borges, mais moi non plus, je ne suis pas un personnage. » C’est presque aussi drôle que le moment où il dit « putain j’aurais dû être plus clair niveau pacte de lecture. »

La scène la plus grotesque se déroule avec son amie Natacha. A elle aussi, le romancier fait lire un chapitre. Elle lit et elle s’exclame (on s’exclame beaucoup, dans HhHH) : « Comment ça, ‘le sang lui monte aux joues’ ? ‘Son cerveau gonfle dans sa boîte crânienne’ ? mais tu inventes ! » (p. 177). Il ne l’avait pas vue venir, celle-ci, et notre romancier est tout confus. Non seulement il invente, mais quand il invente, ce sont des clichés romanesques sans force littéraire et sans intérêt historique. Sang aux joues, boîte crânienne, voilà qui n’arrange pas son affaire qui, toute chose égale par ailleurs, lui semble « assez grave ». Evidemment, dans les termes d’un tel « pacte de lecture », référentiel ou factuel, qui vole un œuf vole un bœuf et le romancier ne peut se permettre la moindre entorse à la vérité historique. Il renonce à la boîte crânienne et aux joues rouges, pour essayer d’autres choses, il biffe et il rature. Il travaille beaucoup, car c’est un tâcheron, comme le sont les personnages de Kafka et de Beckett ; un travailleur infatigable, obsessionnel et décevant. Finalement, vaincu par sa propre faiblesse, au bout d’un épuisant combat contre la fiction et ses modèles formatés, « lentement, je me suis remis à taper : le sang lui monte aux joues, et il sent son cerveau gonfler dans sa boîte crânienne » (p. 179). C’est la scène centrale du livre, celle qui révèle qu’on était entièrement, et depuis le début, dans un roman.

Toujours à la limite du cliché, de l’idée reçue et de la caricature, Laurent Binet a fabriqué un roman étonnamment maîtrisé où le narrateur est plus médiocre que le lecteur. Tellement, d’ailleurs, que vers la fin, lorsque l’attentat sur Heydrich approche, ni le narrateur ni Laurent Binet ne réussiront à empêcher de faire monter le suspens, comme dans un vulgaire roman historique. Le lecteur tourne les pages avec excitation et l’histoire est très bien raconté : « Je ne sais pas comment éviter les effets faciles », avoue le narrateur.

Stéréotypes et héroïsme littéraire

Commence alors la deuxième partie du roman, très haletante, où tous les personnages essaient de sauver leur peau après que l’attentat eut foiré. Toute la charge grotesque relevé dans le procédé narratif de Binet trouve à s’appliquer dans l’histoire de ces courses poursuites farfelues. Il semble que le narrateur ait abandonné de faire ce qu’il appelle un « infra roman », pour se laisser aller aux délices d’un roman d’aventure palpitant. Il ne peut quand même pas s’empêcher de glisser quelques perles de mauvais goût : « Je me demande si l’un d’eux est parvenu à dormir. Ca m’étonnerait beaucoup. Moi, en tout cas, je dors très mal » (p.375). Il ne peut pas s’empêcher non plus d’écrire des monologues intérieurs ; il imagine ce qui passe dans la tête de Gabčík, sans que cela ne lui pose plus de soucis moraux. Le narrateur a abandonné le combat, mais, comme il est écrit très justement sur la quatrième de couverture, « Il faut bien, pourtant, mener l’histoire jusqu’au bout. » Il la mène comme il peut. Il faut l’imaginer épuisé, déprimé. Il râle qu’il n’en peut plus, qu’il voudrait arrêter d’écrire, mais qu’il doit encore, par scrupule, dire « ce qu’il est advenu de ceux qui, le 18 juin 1942, étaient encore en vie » (p.431). Jamais un roman ne m’a mieux fait saisir ce que Beckett ressentait dans les dernières lignes de L’Innommable : « Je dois continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. »

La toute dernière page, cliché cinématographique, « effet facile », où les héros sont sur le paquebot rouillé (forcément rouillé), qui les mènent en France, au tout début de leur engagement dans la résistance tchécoslovaque. L’un demande du feu à l’autre, ils se reconnaissent sans se connaître. Ils seront les héros ordinaires de l’opération « Anthropoïde ». Enfin, on est dans l’infini romanesque des motifs prêts à emploi, tels qu’Hollywood les recycle interminablement avec talent et technicité. Le narrateur a perdu sa guerre contre la fiction depuis très longtemps déjà, quand il écrit qu’il est lui-même sur le bateau, tel je ne sais quel fantôme du futur. C’est Laurent Binet qui s’amuse de tout cela, et qui utilise la boîte à clichés pour bricoler une belle variation autour de l’héroïsme littéraire.

18 commentaires sur “HHhH, le burlesque et les romans sur la Shoah

  1. J’arrive pas tout à fait à comprendre si tu trouves que c’est nul ou malin, s’il est maladroit ou maître en manipulation ?
    Sinon, c’est drôle l’histoire du romancier qui ne veut pas mentir ! Mais là encore, j’arrive pas à voir, en te lisant, si c’est un abruti ou un virtuose des paradoxes littéraires ?

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  2. Eh bien tu vois, Mart, Nénette pense que je lui taille un costard, donc que je trouve ça nul. En fait, j’oscille. S’il a vraiment fait ce que je dis qu’il a fait, je pense que c’est un vrai maître, un professionnel des codes littéraires et des méta-romans, un peu comme Echenoz mais en plus hard. S’il est resté aux niveaux de lecture annoncés, alors je trouve ce travail assez affligeant. Mais je doute beaucoup que la romancier soit aussi con que le narrateur.

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  3. Je n’ai pas repondu a Nenette. HHhH sont les initiales d’une phrases allemande signifiant : Le Cerveau de Himmler s’appelle Heydrich (ou Appartient a).

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  4. En même temps, un roman qui laisse le lecteur autant dans l’expectative peut difficilement être considéré comme réussi.

    Par ailleurs, si j’étais romancier, et que je cherchait un « sujet fort », et que je prenais la Shoa, j’aurais honte de moi.

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  5. Je ne crois pas que les jeunes auteurs qui écrivent sur le Shoah le fassent pour avoir un sujet fort. Pour des gens comme Littel, Haennel ou Binet, je pense plutôt que la Shoah est non seulement l’événement principal de la deuxième guerre mondiale, mais plus généralement l’événement des évenements, le crime fondateur de la vie moderne, innommable, inappréciable et éblouissant. De ce fait, il produit un ensemble de personnages et d’actions qui sont incontournables, une véritable mythologie au même titre que la guerre de Troie aux yeux des aèdes de la génération d’Homère. Puis pour tous les Grecs qui ont suivi.
    C’est pourquoi je crois que c’est un genre littéraire, à la naissance duquel nous sommes en train d’assister, d’où le titre de mon billet. Ici, nous sommes dans le pôle burlesque de ce genre, mais de nombreuses autres pôles sont à venir.

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  6. Guillaume, il n’y a pas que pour « des gens comme Littel, Haennel ou Binet » que  » la Shoah est non seulement l’événement principal de la deuxième guerre mondiale, mais plus généralement l’événement des évenements, le crime fondateur de la vie moderne, innommable, inappréciable etc. » : elle l’est pour tout être civilisé, et ils sont très nombreux sur Terre à l’être.
    S’en servir – et j’utilise le mot servir à dessein – comme sujet de roman, c’est autre chose.
    Tu parles de Troie, ça n’a rien à voir. Troie, c’est un événement identitaire, fondateur d’un point de vue collectif, comme tant de grandes batailles où les énergies collectives et le courage collectif ont été galvanisés.
    La Shoa ne fonde aucune identité collective. Ou plutôt, elle ne le devrait pas, car les identités collectives qui s’en revendiquent virent toujours au nauséabond (d’ailleurs, les Bienveillantes sont uns des romans les plus vicelards et malsains que j’ai lu ces dernières années).
    Binet prétend-il nous apprendre quelque chose sur la Shoa ? Pense-t-il faire avancer l’intelligence humaine en se servant de cet événement pour faire un roman ? Sert-il l’humain ou se sert-il de l’horreur ?
    Quand on utilise des choses aussi graves, il me semble que la moindre des choses est d’avancer avec une extrême pudeur, de ne pas être un charognard.
    Un genre littéraire « Shoa », comme il y a un genre littéraire « policier » ? Non, vraiment, ça ne me paraît pas du tout une bonne idée. Il y a eu Primo Levi, il y a eu des témoins directs, des gens qui ont vécu les choses, qu’a t-on besoin d’intellectuels parisiens venant faire leur petit pet littéraire en brassant l’horreur ?

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  7. Binet, c’est l’écrivain dont on ne sait pas si il est vraiment débile ou si il écrit exprès des phrases débiles pour montrer qu’il est capable de dire ce que c’est, une phrase débile, et donc qu’il sait aussi ce que c’est, ne pas être débile. Mais on peut aussi se demander si il n’est pas un peu débile d’essayer de prouver qu’on n’est pas débile, et puis, de toute façon, quel intérêt ?
    Le problème, avec les cons, c’est qu’on ne sait jamais si ils sont vraiment cons ou si ils font seulement semblant.
    Maintenant, ceci êtant dit, Mart, je ne vois pas pourquoi il faudrait réserver un registre spécialement constipé à propos de la shoah. Un « petit pet littéraire », c’est peut-être plus libérateur qu’une grande occlusion intestinale castratrice.

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  8. C’est un des grands trucs des écrivains contemporains, que d’avoir l’air débile. Ce doit être une question de goût. Une sorte de raffinement du goût, que je ne goûte pas, pour ma part, parce que je suis trop plouc et trop beauf.

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  9. Ensuite, je ne suis pas du tout pour réserver un « registre spécialement constipé à propos de la shoah ». Je constate simplement que les films ultraviolent qui prétendent dénoncer la violence m’agacent, comme les livre sur le Shoa qui prétendent dénoncer la Shoa m’agacent. La malhonnêteté est agaçante quelque soit le sujet.

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  10. Je ne réponds pas de suite à tout cela car je prépare un autre billet, déjà écrit depuis longtemps mais trop, donc qui attend d’être taillé, sur la question de la shoah et des lois dites mémorielles.

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  11. Alors voilà un complément d’objection qui nourrira peut-être ton futur billet :
    La guerre de Troie ou autre guerre héroïque nourrit une identité collective héroïque et dope la fierté d’être Grec ou Finlandais ou etc. ALors que la Shoa nourrit une identité collective de victime qu’il faudrait être un saint pour ne pas détourner comme arme de chantage affectif ou moral. C’est ce qui me gène dans ces gens qui ne l’ont pas vécu, n’en ont pas souffert, et pourtant s’en revendique pour prendre des airs de profondeur et nourrir l’autorité morale de leur discour.
    Après, pour rebondir sur ce que dit Ben, il y a quand même une sorte de loi, non pas morale, mais disons d’élégance, que fais que plus tu recours à quelque chose de grave pour nourrir ton action ou nourrir ton livre, alors tu dois te montrer à la hauteur.
    Ainsi, Gus van Sand a réussi un chef d’oeuvre avec Elephant qui justifie son recours à l’horreur de Columbia. Et si tu utilises la Shoa qui est encore pire que Columbia, alors tu dois soit te montrer très modeste, soit faire preuve d’une sacrée qualité et sortir un truc vraiment remarquable. Sinon, l’entre-deux, l’écrivaillons qui fait son oeuvrette sur fond de chambre à gaz, on a quand même le droit de le trouver parfaitement pitoyable et peu digne de respect.
    Comme on dit, la Shoa, ça donne des droits, mais ça donne aussi des devoirs.

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  12. Oui, tout cela est vrai. En même temps, inclure la shoah dans des ouvrages écrits dans une langue vulgaire, loin de « nourrir l’autorité morale » de ceux qui les écrivent, aide à réfléchir sur l’histoire et à apprivoiser les actes incompréhensibles du passé, donc aussi ceux à venir.

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