Rathfriland, je l’ai déjà mentionné, est un village du comté Down qui se situe au sommet d’un pic. Depuis la rue principale, la vue domine la plaine de tous côtés.
On lit à ce propos des histoires étranges. A l’époque des chevaux et des carrioles, par exemple, les jours de marché, les paysans laissaient les chevaux en bas et montaient les marchandises à dos d’hommes. Il faut imaginer les chevaux se reposer dans les champs au lieu de faire le boulot pour lequel on les a domptés. Imaginer les hommes porter les cagettes et les cadavres d’animaux, suant à grosses gouttes pendant que les chevaux broutent et boustifaillent, donne une des cocasseries qu’on aime prêter aux villages isolés des contes de fée.
Tout, à Rathfriland, évoque le conte de fée.
Lundi 6 décembre, je devais aller au cottage de Tullyquilly. Or, pour aller à Tullyquilly, il faut aller à Banbridge, puis trouver un moyen pour se rendre au village de Rathfriland, et c’est dans la cambrousse un peu plus loin, perdu au milieu de nulle part que se situe le cottage.
Daniel m’envoie des textos m’informant que la neige fait rage et que la voiture ne pourra sortir du terrain. Je réponds que je me débrouillerai pour marcher jusqu’au cottage. Plus tard, quand je suis dans le bus qui va de Belfast à Banbridge, Daniel me conseille d’annuler le voyage et d’essayer de venir un autre jour. Trop tard, si cela les routes sont bloquées, j’irai dormir dans un B&B. Après tout, c’est un voyage comme un autre.
Et puis pour une fois qu’il neige dans ce pays, je ne veux pas rater la vue de Tullyquilly sous un grand manteau blanc.
Arrivé avec deux heures de retard à Banbridge, on m’annonce qu’il n’y a plus de bus pour Rathfriland, et que les taxis ont baissé les bras. Trop de neige, trop incertain. Un homme sort du bus et discute avec le chauffeur. Il se retourne vers moi et me demande où je me rends : « Rathfriland », réponds-je. Il me dit de le suivre. Il me croit polonais, car il paraît qu’à Rathfriland il y a une colonie de Polonais. Nous entrons dans sa voiture, et c’est là que je comprends qu’il m’offre de me conduire au village des contes de fées.
C’est en bas de la côte que l’Histoire se répète. Mon chauffeur arrête sa voiture et considère la route devant nous. A mi-pente, des voitures sont à l’arrêt, et celles qui descendent le font très doucement. Après atermoiement, mon chauffeur appelle sa femme et lui dit qu’il renonce à conduire jusqu’à la maison. Il va laisser savoiture chez un copain garagiste, et nous marchons de concert, chargés de nos valises et de nos attachés-cases. Nous grimpons jusqu’à Rathfriland, et nous dépassons les voitures et les bus abandonnés sur le bord de la route.
Nous suons comme des bêtes. Nous glissons et jurons. Nous rigolons avec les autres gars jetés sur la route comme des malpropres. Nous sommes commes ces paysans d’autrefois qui laissaient paître leurs chevaux dans la plaine.
Ça fait penser au début du neuvième chapitre de Zhuangzi :
« Les chevaux ont naturellement des sabots capables de fouler la neige, et un poil impénétrable à la bise. Ils broutent l’herbe, boivent de l’eau, courent et sautent. Voilà leur véritable nature. Ils n’ont que faire de palais et de dortoirs… »
http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre19417-chapitre95346.html
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