Postcolonialisme et régimes autoritaires

Le substrat théorique des études postcoloniales consiste en une critique interminable sur les concepts universalistes de la métaphysique, invariablement qualifiée d’ « occidentale ». On stigmatise donc toujours l’universalisme, au profit de choses aussi peu excitantes que la différence, la diversité, le métissage ou le multiculturalisme. Evidemment, les postcolonialistes eux-mêmes sont en faveur d’une société multiculturelle dans la mesure où tout le monde parle anglais, respecte son prochain, garantit l’égalité entre les hommes et les femmes, utilise la même monnaie d’un quartier à l’autre, respecte les lois. Dans les faits, il y a autant de différence que de beurre en broche, car le multiculturalisme n’est qu’une nouvelle façon de vivre à l’occidentale.

Ce qui est plus intéressant encore, c’est la façon dont les Chinois se sont emparés des théories postcoloniales. Zhang Yinde a écrit un chapitre très éclairant là-dessus dans Le Monde romanesque chinois au XXe siècle. Modernité et identités (Champion, 2003). Il montre comment la critique de l’ « universalisme occidental » a permis au pouvoir chinois de déconstruire et rejeter les droits de l’homme. C’était dans les années 90, juste après le massacre de la place Tienanmen, et tout cela me paraît hautement significatif : ici en Europe et en Amérique, on se croit très malin quand on évoque « l’imaginaire racialiste constitutif de la République ». On se trouve très progressiste quand on clame que derrière nos valeurs se cache notre volonté de domination. Mais tout cela prend une autre tournure dans des pays où la liberté politique est refusée. Dans ces pays-là, on voit les étudiants défiler pour la démocratie, en 1989 par exemple, et l’on dit qu’ils sont manipulés par les Occidentaux puisque, ce sont les postcolonialistes qui l’ont dit, la démocratie et les droits de l’homme ne sont que le cache-sexe de l’impérialisme de l’homme blanc.

C’est ainsi que le chauvinisme chinois le plus étroit peut prendre appui sur les théories qui, ici, prétendent que la nation n’est qu’une fiction honteuse. Zhang Yinde le dit mieux que personne : « Le veto sur les droits de l’homme prend ainsi appui sur le double arc-boutant du postcolonialisme et de la rhétorique nationaliste. » (op.cit., p.74).

Les choses sont donc simples. Les postcolonialistes prouvent que la république est mauvaise car elle a coïncidé avec le colonialisme et l’impérialisme. Ils disent que la face sombre des Lumières est le visage des Africains mis en esclavage à cette époque. Que les deux faces sont inséparables. Eh bien, si cela est vrai, alors il faut aussi admettre que le postcolonialisme légitime les régimes autoritaires et corrompus – de Chine et d’Afrique notamment – de l’époque contemporaine.

6 commentaires sur “Postcolonialisme et régimes autoritaires

  1. On pourrait peut-être répondre que la Chine ne fait qu’instrumentaliser la critique postcolonialiste de l’universalisme des Lumières, que la critique par les Chinois des droits de l’homme est absolument hypocrite et fausse, alors que la critique par le postcolonialisme de l’impérialisme occidental montre quelque chose de vrai.

    Ce qui me semble intéressant, c’est de souligner que l’acculturation coloniale en Afrique, comme la Révolution culturelle en Chine, mettent de manière assez semblable quant au résultat la revendication d’un retour à des valeurs authentiquement chinoises ou africaines dans une situation parfaitement fausse parce que les dirigeants qui le revendiquent sont complètement corrompus et pratiquent une lecture sélective de leur tradition. Par exemple, la « zaïrianisation » par Mobutu du Congo fut une sinistre farce. De même, un Chinois qui refuse la liberté d’expression au nom de valeurs confucéennes d’harmonie est complètement à côté de la plaque et prouve qu’il n’a jamais lu Confucius. Donc que cette revendication n’est ni légitime, ni rationnelle.

    Par contre, je dirais que la critique postcoloniale de l’idéologie des Lumières comme fondement de l’impérialisme européen est, quoi qu’il en soit de sa vérité, légitime, dans la mesure où elle conduit à « décoloniser l’imaginaires », ce que ne font nullement les régimes qui l’instrumentalisent, qui, au contraire, montrent un imaginaire politique typiquement « postcolonial »..

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  2. Ben : « la critique postcoloniale de l’idéologie des Lumières comme fondement de l’impérialisme européen est, quoi qu’il en soit de sa vérité, légitime… »

    Tout est dans ce « quoi qu’il en soit de sa verite ». Ca peut donc etre faux mais legitime quand meme?

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  3. Oui, bien sûr. Une critique peut être fausse mais légitime et peut-être même, inversement, vraie et illégitime.

    Par exemple, Montesquieu, peut-être un des plus grands philosophes des Lumières, est à la fois le théoricien génial de la séparation des pouvoirs, et l’inventeur de l’idée stupide selon laquelle à chaque climat correspondrait un régime politique, idée qui mène à celle, purement néo-colonialiste, selon laquelle la démocratie, ça peut pas marcher en Afrique. Voyez donc la Cote d’Ivoire. Il est peut-être faux de dire que la théorie des climats mène au colonialisme, mais c’est une critique légitime.

    Inversement, je dirais qu’une critique vraie peut être illégitime, si elle dissimule de la mauvaise foi. Par exemple, le régime chinois critique sans doute à juste titre certains travers occidentaux, mais l’instrumentalisation de cette critique la « délégitime ».

    La vérité d’une idée est une chose abstraite et toujours discutable. Ce qui est réel et indiscutable, c’est la qualité humaine de celui qui la défend et l’ouverture de son esprit vers le vrai, comme disait Thomas d’Aquin, je crois.

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  4. « Une critique peut être fausse mais légitime et peut-être même, inversement, vraie et illégitime. »

    Si on remplace « critique » par « philosophie », c’est presque pareil 🙂 lol !

    Par exemple j’ai toujours trouvé choquant ces philosophes qui puisent dans leurs corpus pour citer par exemple et de façons complétement a-chronologiques disons dans l’ordre : 1.a Sartre et aprés 2a.Socrate…et aprés 3aRousseau…comme si il n y’avait pas d’évolution, de gradation et d’améliorations du concept primaro-initial . La preuve : le post précédent qui cite dans l’ordre 1.Montesquieu 2.Saint Thomas et 3.l’auteur lui même.
    C’est amusant certes, mais l’histoire existe quand même et la linéarité de la pensée aussi . On ne devrait pas citer dans le désordre ces grands maitres du panthéon philosophique… mais respecter les dates et la chronologie, ne serait -ce que pour une meilleure compréhension des choses…Moi je ne crois pas que la vérité d’une idée doit être abstraite justement.Je suis même contre ce collage permannent dans nos sociétes post modernes, a tort et a travers de concepts issus d’un coté du 16 eme siécle , de l’autre du 20 eme, et aprés du 18éme siécle.tout ça pour « discuter » une soit disante vérité que d’ailleurs les philosophes (ces nouveaux théologiens ou prétres contemporains, ça par contre c’est « indiscutable » aujourd’hui, personne n’osera rien dire contre ça, il faut écoute la bonne parole et se taire et les artistes au panier !!..) seraient seuls aptes a « discuter »…

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  5. Belle traduction de Kipling, Cochonfucius, bien que je ne voie pas très bien le lien que tu tisses entre mon billet et cette histoire de hyènes.

    Ben, je ne suis pas sûr non plus de comprendre ce que tu dis, mais mon sentiment est que tu regardes les théories postcolonialistes avec une sorte d’indulgence qui me gêne un peu. Tu sembles dire, laissons-les faire des erreurs, ce n’est pas grave, l’important n’est pas la vérité, à ce stade, mais la décolonisation des esprits. Or, deux choses. 1- Les théories postcoloniales, je le répète, viennent des facs américaines, et ne sont pas l’émanation d’intellectuels africains cherchant une voie à leur intellectualité.
    2- Des intellectuels africains peuvent tout aussi bien prendre les principes républicains à leur compte pour développer un discours d’émancipation. C’est ce que vient de faire Mezri Haddad, l’ambassadeur de la Tunisie à l’ONU, dans sa lettre de démission. Il défend les principes de démocratie républicaine et laïque en des termes qui feraient frémir les postcolonialistes : http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2011/01/14/c-est-d-ici-de-l-unesco-que-je-depose-entre-vos-mains-ma-demission_1465899_3232.html

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