Tunisie 2011: Habib, où es-tu ?

 

Habib, pour moi, c’est le visage de la Tunisie. Quand je suis allé le voir, dans sa famille, en 2002, il avait changé et s’était réadapté au mode de vie villageois tunisien.

En France, pendant toutes les années 90, Habib était le visage rayonnant de la double culture franco-tunisienne. Quand nous travaillions ensemble dans les usines de Tarare, il était le seul ramoneur de France à réciter Baudelaire en nettoyant les séchoirs de l’usine de textile. Il venait de terminer son D.E.A. (Master 2) sur la conception du Sahara dans l’oeuvre de Saint-Exupéry. Sa mention « Bien » l’avait un peu déçu. 

Ensemble, nous jouions et chantions du Brassens. De sa voix grave et caverneuse, il savait restituer à Brassens sa rigueur mélodique, alors que moi je l’avais depuis toujours adapté à mon palais et à mon timbre, au point de le rendre méconnaissable aux non-spécialistes. Ma façon de jouer de la guitare ne lui déplaisait pas, il trouvait que je donnais du swing à des chansons comme Le Pêcheur, et que je savais souligner la sonorité blues de sa chanson préférée, La princesse et le croque-note. Nous faisions ainsi un duo détonnant, et mon grand regret est de ne jamais avoir appris de chansons arabes qu’il chantait en s’accompagnant du Oud.

Dans les années 1995, un ami richissime avait acheté un des châteaux de Crémieu, et avait chargé Habib d’en être le gardien. Je me souviendrai toute ma vie des séjours que j’y ai fait, avec d’autres copains, parasites lyonnais au bord de piscines cossues. Les rares fêtes où j’ai été invité là-bas réalisaient mon rêve de mixité sociale ; je revois les jolies bourgeoises qui faisaient semblant de ne pas être incommodées par des rustres comme moi. Dans mon rêve, j’en vois une au corps filiforme, qui est nue avec moi, dans ou à côté de la piscine, mais je ne crois que cela se soit passé pour de vrai.

Une des choses admirables chez Habib était sa capacité à vivre de manière nomade sans ressentiment. Il me disait qu’il n’avait jamais été victime de racisme en France, ce qui est rare. Aujourd’hui, à l’époque de livres à succès du genre Indignez-vous, tout le monde cherche plutôt à se faire passer pour victime, semble-t-il. Habib n’était ni victime ni bourreau. En vrai nomade, il vivait souvent chez les autres. Je ne me rappelle pas l’avoir vu dans des logements personnels. Tous les lieux de vie que je lui ai connus étaient prêtés par des amis, partis pour des durées indéterminées en Chine, en Amérique, Dieu sait où. Et Habib était partout chez lui, respectueux des biens d’autrui et capable de solitude. Un vrai nomade.

Il me mettait en garde contre l’admiration que je lui portais. Moi, quand je lui disais qu’il représentait le nomadisme à mes yeux, j’avais en tête la conception deleuzienne du nomade (ou deleuzo-guatarienne, plutôt), je ne prétendais pas qu’il incarnait l' »Oriental », l’Arabe éternel, descendant des tribus du prophète. Il me disait de ne pas l’idéaliser, que son nomadisme n’était pas forcément quelque chose d’heureux, que ce n’était pas une vie facile. Mais je ne prétendais pas que ce fût facile, j’observais simplement qu’il était supérieurement apte à passer d’un job à un autre, d’un mileu social à un autre, d’un logement à un autre. Il pouvait jouer au tiercé dans un PMU ouvrier le matin, lire Huysmans l’après-midi et danser sur de la musique électronique le soir avec les gens les plus branchés de Lyon. Et il était chez lui partout, à l’aise dans toutes ces activités.

Voyager, dit Lévi-Strauss, c’est se déplacer à l’intérieur de l’espace, de l’histoire et des classes sociales.

Au début des années 2000, Habib est rentré en Tunisie, où il est devenu professeur de français. En 2002, j’ai fêté mon trentième anniversaire en Tunisie. J’ai invité tout le monde, amis, famille, petite amie, collègues, à me rejoindre à Douz, le dernier week-end de mars. Personne n’est venu, et j’ai fêté mon anniversaire avec deux belles étudiantes américaines qui s’étaient accrochées à moi dans le voyage. J’avais au préalable rendu visite à Habib. Il menait une vie moins colorée que celle qu’il avait eu en France. C’est moi qui étais incapable de m’adapter au pays, et de comprendre qu’il n’avait pas changé, au contraire. Habib s’était impregné du village, des us et coutumes, et il s’était adapté.  

Où est-il maintenant ? Est-il marié, a-t-il des enfants ? Ni lui ni personne ne m’a donné de ses nouvelles depuis mes trente ans. Je me demande ce qu’il pense des mouvements sociaux qui ont lieu dans son pays. Je me demande s’il lit les blogs tunisiens qui sont si importants pour la révolte du peuple, et s’il en écrit lui aussi. J’aimerais le revoir pour qu’il me parle de Saint-Exupéry et du désert.  

6 commentaires sur “Tunisie 2011: Habib, où es-tu ?

  1. Et il faut préciser qu’en Tunisie, aux dernières nouvelles, il était prof à Tataouine. Une bled pareil, ça ne s’invente pas. Je suis passé à Tatatouine quelques années après ton anniversaire. J’y suis resté une journée, et, évidemment, je ne l’ai pas croisé dans les rues par hasard. C’est quand même un peu plus gros qu’un village, une ville du Sud, dominée par la colline sur laquelle se trouvait l’ancien bagne militaire colonial de Tataouine, celui des bataillons d’Afrique. Pour moi, Tataouine, c’était surtout un décor qui évoquait certains romans de Mac Orlan.

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  2. Ben, cela fait bien longtemps qu’Habib n’est plus à Tataouine. Même à l’époque de mon anniversaire, il n’y était plus, mais il habitait dans le village de ses parents, et était prof dans une petite ville, non loin de Tunis. Depuis, pas de nouvelles. Si ça se trouve, en ces temps de révolution, d’élections, de remaniement, on va le voir émerger comme ministre de l’éducation.

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