Jean de Léry et Claude Lévi-Strauss : intertextualité totémique

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Protestant, fuyant les persécutions dues à sa religion, Jean de Léry embarque en 1557 dans l’équipage de Villegaignon pour joindre une colonie française dans le nouveau monde, dont l’échec lui a permis de vivre dans l’hospitalité des Indiens du Brésil. Il a écrit son récit vingt ans plus tard, sous le titre d’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil. Dans ce formidable récit de voyage, lu par Montaigne qui s’en inspira, il se montre si désireux de comprendre les peuples indigènes qu’il va jusqu’à leur « pardonner » leur cannibalisme, au motif que la société européenne lui paraît capable de crimes plus atroces encore, à l’endroit de la communauté protestante particulièrement. (Les massacres de protestants eurent lieu en France d’août à octobre 1572).

Il est tentant de penser que Claude Lévi-Strauss, juif fuyant lui aussi son propre pays à cause de sa religion, s’est identifié à Léry. Gérard Cogez juge que l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil hante Tristes tropiques d’un bout à l’autre comme modèle et comme observation. De fait, Lévi-Strauss aborde la baie de Rio muni de ce récit de voyage, qu’il désigne comme le « bréviaire de l’ethnologue » et rappelle, au chapitre 9 de Tristes tropiques, l’aventure de ces protestants navigateurs qui vécurent avec des Indiens cannibales pendant neuf mois en 1557.

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L’ethnologue lui-même confesse un sentiment de proximité avec le huguenot ; intimité qui l’amène à avoir « l’impression d’une connivence, d’un parallélisme, entre l’existence de Léry et la mienne » (préface à l’édition de poche de l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, 1974). Si l’on s’en tient à la structure du récit de Léry tel que Lévi-Strauss en rend compte, force est de constater que Tristes tropiques (1955) fait figure de reprise de l’Histoire d’un voyage. Non seulement Léry est cité à différents moments et incarne les « vrais voyages » dont Lévi-Strauss a la nostalgie, mais son Histoire est, comme Tristes tropiques, un récit de voyage qui met en avant « un parcours semé d’embûches » et « des régimes divers de l’observation » (Gérard Cogez, Les Ecrivains voyageurs du XXe siècle, Seuil, 2004).

Il serait aisé de mettre au jour un système de correspondances entre les deux récits, du type de ceux que James Joyce a mis au point entre Ulysse et L’Odyssée d’Homère : de nombreuses scènes burlesques, troublantes ou tragiques peuvent être rapprochées d’un récit à l’autre, et dans les deux cas, le regard posé sur les Indiens est l’occasion de développer une méditation pessimiste sur la société européenne de son temps.

La correspondance entre les deux récits se remarque tant sur le plan de la structure, que sur celui de l’approche intellectuelle, que sur celui des détails narratifs. L’interprétation que l’on peut avancer à cela est anthropologique autant que littéraire. L’intertextualité mise en œuvre ici est plus proche d’un rituel de possession que d’un travail intellectualisé de référence. Lévi-Strauss croit en l’efficace de l’art, en ses pouvoirs magiques et ses fonctions sociales et symboliques. Fidèle en cela aux pratiques dramatiques observées chez les indiens Tupi-Kawahib (Tr. Trop., VII, 34), il crée une littérature de transe qui ouvre à des phénomènes de possession vis-à-vis de Léry. « C’est comme de la sorcellerie », écrit-il à propos de l’ Histoire d’un voyage, dont il évoque plusieurs fois les pouvoirs enchanteurs. Il s’efforce d’entrer en sympathie totémique avec Léry, de la même façon que les Indiens le faisaient avec leurs ancêtres. Car Léry est en définitive un ancêtre aux yeux Lévi-Strauss, au sens où son récit de voyage est à la fois un « extraordinaire roman d’aventure » et le « premier modèle d’une monographie d’ethnologue » (Lévi-Strauss, préface).

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Le rapport de Lévi-Strauss à Léry dépasse donc bien les rapports d’admiration rationnelle que l’on peut attendre d’un homme cultivé avec un classique de la renaissance, pour entrer dans un territoire de « sur-réalité », c’est-à-dire « une réalité plus réelle encore que celle dont j’ai été le témoin. » L’intertextualité chez Lévi-Strauss peut s’apparenter à un phénomène de cannibalisme symbolique. « Je vous laisse imaginer, dit Lévi-Strauss, ce que les surréalistes auraient pu tirer d’une telle… intimité avec Léry. » Les surréalistes auraient en effet utilisé ces rapprochements entre textes, situations et pensées, pour déceler des correspondances plus profondes, plus magiques et plus troublantes que ce que la science peut se permettre d’énoncer.

11 commentaires sur “Jean de Léry et Claude Lévi-Strauss : intertextualité totémique

  1. J’ai bien peur que ces dessins (des gravures sur cuivre) ne soient pas d’un témoin oculaire, mais l’interprétation par un professionnel du récit du voyageur, au mieux un travail sous les yeux du narrateur mais ce n’est pas sûr. Les corps nus très académiques, bien loin des vrais corps photographiés par Lévi-Strauss, me paraissent significatifs. Voir le vieillard barbu à l’arrière-plan, qui ressemble au Temps des gravures allégoriques.
    Le musée d’art du 20e siècle de Pékin (à l’extrémité nord de l’avenue qui part de la gare ouest) a fait l’an dernier une exposition des représentations de la Chine par les étrangers à travers l’Hhistoire. Des gravures du début du 17e siècle montraient des pailous et des pavillons d’édifices officiels très étranges, tout en étant conformes dans le détail aux descriptions des lettres des pères jésuites.

    A part ça, on peut avoir une petite nostalgie de l’expédition de Villegaignon. Pour un peu, Rio aurait été le Boston Massachusetts des protestants français, et aujourd’hui le premier pays francophone serait le Brésil. Les bateaux auraient transporté des familles en plus des soldats, Jean de Léry aurait écrit le récit de la première année de la France Antartique, au lieu de l’aventure d’un échec.

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