L’argent des voyageurs

J’avais mis en ligne ces quelques phrases dans mon blog consacré à la ville de Nankin. Je ne savais pas encore que j’allais me spécialiser dans la littérature des voyages.

« Vous avez remarqué, les voyageurs, dans les livres, ne travaillent jamais. Ils voyagent, ils vont d’hôtel en hôtel, et on ne sait jamais d’où leur vient l’argent. Souvent, ils font de grands discours sur le voyage, toujours lénifiants, (pourquoi veut-on toujours parler sur le voyage, et pourquoi est-ce toujours si ennuyeux ?) mais on ne sait pas comment on pourrait, nous aussi, mettre à exécution de tels projets de déplacements, de vagabondages, de flâneries métaphysiques. »

 Aujourd’hui, je découvre une toute jeune fille qui a écrit un livre de voyage, Chroniques de l’Occident nomade. A 25 ans, alors qu’elle n’a pas encore terminé son mémoire de master en littérature française, elle sort un texte qui lui vaut le prix Nicolas-Bouvier, décerné lors du festival Etonnants-Voyageurs, en 2011. Bravo à elle. J’attends de revenir en France pour le lire, car à Belfast, malgré le nombre important d’âmes charitables, personne ne serait disposé à me prêter un tel livre écrit en français. Et il est trop cher pour que je l’achète sur une librairie en ligne.

« Trop cher », le mot est lancé. L’argent est beaucoup trop souvent ignoré des récit de voyage, alors que tout, dans le voyage, dépend de l’argent dont dispose le voyageur. Si je suis à Belfast c’est qu’on m’y a octroyé une bourse d’étude. Si j’ai vécu à Shanghai, c’est qu’on m’y a donné un boulot. Si je ne sais pas où je serai après ma thèse, c’est parce que je ne sais pas encore qui me donnera de l’argent.

Or, voici ce qu’écrit Aude Seigne, l’auteure suisse couronnée à Saint-Malo, à propos de son éthique de voyageuse, et qui m’a rappelé mon ancien billet écrit à Nankin :

« Il ne s’agit plus de décrire des peuples, de les comprendre, de se comprendre, d’en extraire une théorie du bon voyageur. Il existe désormais un Occident nomade, pour qui prime l’abandon vers l’ailleurs, le désir de vide, la pure liberté. Et nous verrons ce que cela donne ».

J’avoue que je ne sais pas ce que veut dire « l’abandon vers l’ailleurs », « le désir de vide », et encore moins « la pure liberté ». Et mon esprit mauvais ne peut s’empêcher de demander d’une voix sourde : « Bon, admettons pour l’abandon vers l’ailleurs, mais comment on fait niveau budget ? »

C’est pourquoi vous ne lirez jamais sous mon clavier des choses telles que « l’errance », « ma vie nomade », ou alors je parle de nomadisme au sens où les Gitans le sont, et je parle de l’errance au sens de l’erreur, ou de la chose erratique. Il me semble que le récit des voyageurs serait plus intéressant s’ils incluaient des questions de budget, de survie, de contrats, d’ambition pécuniaire.

Est-ce qu’on travaille avant et après de partir ? Dans ce cas, les voyages ne sont ni plus ni moins que des vacances bourgeoises un peu améliorées. Est-ce qu’on s’auto-finance en travaillant sur place, au loin, comme je le fais moi-même ? Mais alors on est loin du « vide » et de ‘l’abandon ». Ou alors est-ce que le voyage est payé par une organisation ? Un Etat (pour les grands explorateurs du type Colomb et Bougainville), un groupe de marchands (pour les voyageurs commerçants du type Marco Polo), un groupe de presse (pour les grands reporters), une chaîne de télévision, un centre de recherche, ses propres parents ?

La question se pose, et je crois qu’il faut y répondre dans le corps de son texte. Les scientifiques ne manquent pas de le faire car l’organisme financeur participe du prestige de leur entreprise. Il serait bon que les écrivains, les poètes, les amoureuses et les rêveurs s’y mettent eux aussi.

4 commentaires sur “L’argent des voyageurs

    1. Superbe document Cochonfucius, qui prouve s’il en était besoin qu’un bon budget est aussi drôle et intéressant qu’un récit de voyage. Cette liste de dépense remplace avantageusement une relation mal écrite ou non inspirée.

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  1. Il est certain que l’argent est le grand impensé du voyage. Il y a 2 sortes de voyages : ceux dans lesquels on est riches relativement aux populations des endroits visités (c’est la cas dans tous les pays du Tiers monde) et ceux dans lesquels on n’est pas plus riche que les locaux, voire moins. Je pense que cette deuxieme situation a tujours été la tienne, c’est pourquoi tu es un vrai grand voyageur, le voyageur sage, ultime et précaire, notre modèle à tous (mais que Dieu me garde de te suivre sur ce point.)

    A l’opposé, ça m’a toujours énervé d’entendre des Français se raconter qu’ils vivent « à l’africaine » parce qu’ils s’assoient par terre et mangent du manioc avec les doigts. A ma connaissance, aucun français n’a jamais vécu en Afrique avec un salaire d’Africain moyen, soit dans les cent euros par mois.

    Il y a une sorte de « superstructure » idéologique du voyageur « cool » qui est complètement à coté de la plaque parce qu’il ignore complètement les rapports de pouvoir qu’induisent les inégalités économiques. il faudrait un peu de marxisme de base dans la théorie du voyageur.

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  2. Qu’en serait-il d’un recit qui placerait la question pecuniaire en son coeur, et vers laquelle tout se rapporterait, obsessivement, un peu, si tu veux, comme dans la correspondance de Dostoievski? Il me semble que toutes les fleches que je tire depuis le Japon visent a ce coeur.

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