De l’élitisme (4) Discours aux grands de ce monde

C’est un texte inoubliable de Blaise Pascal (1622-1662), publié de manière posthume dans les années 1670. Un écrit où l’intellectuel s’adresse à un homme de pouvoir. L’équivalent aujourd’hui d’un sage précaire qui enseignerait à des étudiants de l’ENA. Le texte de Pascal se divise en trois brefs « discours » et porte sur l’élitisme : Trois discours sur la condition des grands.

On dit qu’il est de Pascal, mais ce n’est pas de Pascal, à strictement parler. C’est un texte écrit par Pierre Nicole (1625-1695), grand janséniste, qui a repris les idées que Pascal tenait lors de leurs conversations, et lors de ses conseils prodigués à Charles-Honoré d’Albert (1620-1699), futur duc de Chevreuse et duc de Luynes.

Un trio intéressant, constitué du savant, de l’intercesseur et de l’aristocrate. Tous trois de la même génération, nés dans les années 1620.

Or, ce que dit le savant à l’homme de pouvoir est bien plus brutal que ce que le sage précaire se permet de dire à ses supérieurs hiérarchiques : au fond, vous n’êtes rien, vous n’êtes que des poupées sans substance. Nous vous devons le respect, et rien de plus. Vous pouvez espérer être obéi, mais ni aimé, ni admiré, ni même vraiment écouté.

Votre condition ressemble à cette fable : un homme est échoué sur une île inconnue. Il est pris pour un roi par une tribu locale. Ledit roi devra sa condition au pur hasard, et devra donc avoir une « double pensée » : celle d’un roi autoritaire quand il traite avec les autres, celle d’un nul quand il traite avec lui-même.

Pascal dit au futur duc : vous faites partie de l’élite, c’est vrai, vous êtes énarque ou polytechnicien, vous êtes riche ou bien né, c’est entendu, mais n’oubliez jamais que vous n’êtes en rien supérieur à tous ces gens que vous administrez.

On a souvent reproché à Pascal d’être conservateur, pour la raison qu’il protège l’ordre établi et refuse toute idée de révolution. Soit. Mais si tous les conservateurs savaient parler aux grands de ce monde avec cette liberté et cette indépendance d’esprit, je dirais vive le conservatisme.

L’horreur de notre situation, c’est que nos élites font exactement l’inverse de ce que préconise Pascal. Elles prennent l’apparence de la familiarité en société, mais dans l’intimité, on est effaré de les entendre confesser qu’elles se sentent supérieures et qu’elles croient mériter leur position hiérarchique.

6 commentaires sur “De l’élitisme (4) Discours aux grands de ce monde

  1. « En visite chez un roi barbare
    —————————————-

    Un érudit rendit visite à un roi barbare. Celui-ci ne put le recevoir immédiatement, et lui recommanda de passer quelques instants avec le ministre des rituels, puis avec le ministre des combats.

    Chez le ministre des rituels, des lampes à huile reposaient sur le sol en grand nombre. Cochonfucius dit respectueusement au ministre qu’il serait préférable de poser ces lampes sur des tables.

    Taisez-vous, répondit le ministre, car ce sont mes lampes, et je les installe comme je veux.

    Cochonfucius, un peu perplexe, quitta les lieux.

    Le ministre des combats ouvrit alors sa porte. Mais il demanda à son invité de ne pas s’asseoir, car on avait suspendu les sièges au plafond de la salle des audiences par de fins cordons de laine. Cochonfucius dit respectueusement au ministre qu’il serait préférable de poser ces sièges sur le sol.

    Taisez-vous, répondit le ministre, car ce sont mes sièges, et je les installe comme je veux.

    Dans la salle des audiences royales, tout était disposé de façon convenable. Cochonfucius se permit de questionner le monarque sur les bizarreries observées chez les ministres.

    L’explication, dit le roi, est fort simple. Le ministre des rituels est un insensé. Quant au ministre des combats, c’est un écervelé.

    Cochonfucius dit respectueusement au roi qu’il serait préférable d’avoir des ministres raisonnables, au lieu de ces personnages ridicules.

    Taisez-vous, répondit le roi, car ce sont mes idiots, et je les installe comme je veux.  »

    http://lutecium.org/stp/cochonfucius/roi-barbare.html

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    1. Le roi barbare a parfaitement raison. Dans une vie antérieure (quand je travaillais pour l’industrie du luxe, tout est possible), je dépendais du directeur financier, homme de grande valeur. Son adjoint et ami personnel avait le titre de chef comptable et me paraissait très sot. Une de ses grandes joies avait été le jour où il avait reçu une délégation de signature pour les petites sommes. Un jour, un des commerciaux qui venaient me proposer du matériel informatique et de bureau me montre une machine à signer. Plein de mauvaises intentions, je rédige aussitôt une petite étude pour justifier l’achat. Le chef comptable apprend l’histoire et se met à pleurer, il m’accuse de vouloir le faire disparaître. Le directeur financier me convoque et me dit: « Qu’est-ce que vous essayez de faire, me démontrer que c’est un imbécile ? Je le sais, je l’ai choisi pour ça, j’en ai besoin comme ça, fichez lui la paix. »

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  2. Il y a peut-être aussi un peu de ressentiment chez Pascal, non? Ce qui a fait le succes de Decoin c’est la liberté qu’ila insufflé dans le carcan dogmatique de l’Université. Les universitaires sont jaloux. On dit que c’est devenu une business school, que ce n’est plus aussi sérieux qu’avant… Mais c’est cette capacité à se rendre libre qui fait de toi une élite.

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  3. Pascal, Nicole, Racine… Tous ces gens là sont des jansénistes, des partisans de la macération et des contempteurs de la vie. Pour eux c’est très important qu’on respecte les ‘grandeurs d’établissement’ tout en méprisant les hommes qui les incarnent. Mais respecter ce qu’on méprise, au fond c’est un peu maboul non? On devrait soit renverser ceux qu’on méprise, soit respecter ceux auxquels on reconnaît une vraie qualité humaine dans l’exercice de leur fonction.

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    1. Pascal vivait dans un temps où l’on ne renversait pas les rois ni les ducs. Et au fond, nous aussi nous vivons des temps similaires. Si ton supérieur hiérarchique est un con, que peux-tu faire ? Tu n’as aucun recours. Alors Pascal a raison de dire : ne nous leurrons pas, si nous faisons silence face à l’ambassadeur, ce n’est pas parce que ses paroles son intelligentes, mais parce que nous respectons l’étiquette. Mais le coup de génie de Pascal, c’est de tenir ce discours au grand lui-même.

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