
Je retiens deux choses du déjeuner à la résidence de France. La cuisine est excellentissime. De l’entrée au dessert, cela vaut largement les restaurants étoilés au guide Michelin de ma ville natale. Cela seul me motiverait à passer les concours de la fonction publique et à tenter une carrière diplomatique. D’autre part, l’extrême gentillesse non affectée d’Olivier Rolin. C’est pour lui que l’ambassadeur organise ce déjeuner avec quelques personnalités associées à la littérature française en Oman. Il m’avait confié dans une soirée précédente que l’écrivain allait bientôt venir.
Invité d’honneur, centre officiel de toutes les attentions de la république française, Olivier Rolin est celui qui est le plus à l’écoute autour de la table, qui s’intéresse le plus aux autres, à la vie des gens, à leurs activités et à leurs goûts. J’ai déjà raconté comment j’étais arrivé en retard à ce déjeuner et que l’écrivain avait des raisons légitimes d’être peu impressionné par le livre que je venais de faire paraître. Il ne m’en tint aucune rigueur, comme le montre l’histoire qui suit.
Nous sortons sur une espèce de terrasse car l’ambassadeur veut fumer une cigarette.
Je commets, comme à mon habitude, une bévue diplomatique. Tandis que l’ambassadeur me raconte de quoi parle le polar qu’il a publié aux éditions du Seuil, une intrigue qui se déroule à l’époque de la deuxième guerre du Golfe, je déclare que 2003 était la dernière année où l’on pouvait encore être fiers de notre diplomatie. C’était l’Amérique de George W. Bush en croisade contre l’Irak, et le président français Jacques Chirac s’y était opposé. Je le confirme ici, la voix de la France fut écoutée et respectée, occasionnant des tombereaux de haine et de mépris de la part des Américains. Cette position de la France était valable, cohérente et propice à ouvrir des brèches d’espoir parmi les nations arabes. De mon point de vue, ce que nous avons fait depuis en politique étrangère est un désastre, la guerre en Lybie étant peut-être le point le plus abyssal de notre déréliction.
L’Ambassadeur, tout de politesse et de raffinement, pense le contraire de moi. Il trouve que Villepin et Chirac ont été lourdauds dans cette affaire et que nous n’aurions pas dû être frontaux contre les États-Unis d’Amérique. Selon lui, nous n’avons pas empêché la guerre et nous n’avons rien gagné à jouer les justiciers donneurs de leçon.
« Nous nous sommes fait plaisir », c’est l’expression de l’ambassadeur, qui sera reprise telle quelle dans son polar. « On s’est fait plaisir mais ce n’est pas comme ça qu’on dirige les affaires étrangères. On aurait dû être moins catégoriques avec les Américains et, sans participer trop activement à leur guerre, les accompagner pour agir à la marge et améliorer les choses qui pouvaient être améliorées. » Je ne suis pas un diplomate, et de plus je suis invité en bonne compagnie, je ne vais pas contredire plus que de raison l’ambassadeur de mon pays, dans son propre palais, alors je ne discute pas et nous passons à un autre sujet : que faire avec notre hôte Olivier Rolin ?
Je propose de l’inviter dans mon oasis pour lui faire découvrir la Montagne verte dont le piémont n’est autre que mon jardin. D’habitude, les invités de marque restent dans les ors de la république, mais celui-là a des velléités de bourlingue. Ma proposition pourrait lui plaire. Une question restera alors à régler, comment conduire l’écrivain jusqu’à mon oasis et comment le ramener sain et sauf à la résidence de France ? Les voitures de fonction sont prises et le chauffeur employé par l’ambassade a déjà un emploi du temps chargé. N’écoutant que mon patriotisme et mon amour de la littérature, j’offre de venir chercher Olivier Rolin le soir de la conférence qu’il donnera à Mascate, de le faire dormir chez moi, et de le ramener ici dans ma vieille Toyota.
Le soir de ladite virée, j’arrive (encore une fois en retard) à la conférence. L’écrivain rencontre la communauté francophone de Mascate dans le musée franco-omanais. Ce musée est une maison du XIXe siècle où vivait le premier consul de France, au tout début des relations diplomatiques entre l’Oman et la France. François Mitterrand a transformé cette maison en musée dans les années 1990.
Quand la conférence se termine, la communauté francophone d’Oman, concentrée pour la plupart à Mascate, se salue et se souhaite le meilleur. Je retrouve Rolin flanqué de l’ambassadeur. Nous nous mettons au point pour l’excursion de notre invité et, toujours mû par mes instincts para-diplomatiques, je nous invite au dîner que l’ambassadeur a prévu de partager avec d’autres amis. Ce petit monde a la classe de ne pas me faire sentir que j’ai commis un nouvel impair.
Nous roulons les quelques heures qui nous séparent de ma maison, non sans rajouter une petite heure de route due à une erreur de direction à la sortie de la capitale. Le lendemain nous allons à la montagne pour faire la promenade des roses. Avril est certainement le meilleur moment de l’année pour visiter les montagnes d’Arabie : les fleurs que l’on cultive pour produit l’eau de rose sont en pleine floraison. On se promène sur des chemins escarpés qui dégagent une odeur de paradis.

Olivier n’est plus tout jeune mais il tient une telle forme physique que je marche avec lui sans prendre plus de précautions que j’en prends habituellement avec mes compagnons randonneurs. Habillé d’un gilet sans manches agrémenté de poches de photographe sur une chemise de coton blanc à col Mao, d’une paire de pantalons en toile de lin et d’une casquette en toile grise, on reconnaît chez lui le voyageur qui a l’habitude de tous les climats et de tous les paysages. Ce que j’apprécie particulièrement, c’est l’élégance dont il fait preuve. C’est là que je prends des notes, car moi, on m’a toujours appris à porter les frusques les plus abominables lorsque je courais le risque de me salir. J’ai donc tendance à ressembler à un clochard en montagne et à un premier communiant dans un centre commercial.
Après notre randonnée, nous prenons un verre dans un bel hôtel construit au bord du canyon. La conversation d’Olivier m’enchante littéralement. Je pourrais rester des jours à l’entendre parler de son métier. En plus d’être un des grands écrivains de langue française, il est éditeur depuis quarante ans dans la prestigieuse maison du Seuil. Il me raconte des dizaines d’anecdotes qui sont pour lui des banalités et pour moi des révélations secrètes descendues tout droit de l’Olympe.
Tel auteur a été publié par Gallimard mais Philippe Sollers a dit ceci ou cela, de sorte que les cartes ont été rebattues. Un énoncé aussi élémentaire que celui-ci ouvre toute sorte de perspectives pour un amoureux des lettres qui ne connaît rien au monde de l’édition. En devisant avec Olivier, je prends conscience qu’à l’école nous étudions la littérature d’une manière trop étroite. Nous savons analyser des textes mais nous sommes ignorants de toutes les réalités sociales, humaines et économiques qui constituent l’industrie du livre. On devrait ajouter au programme de lettres du lycée une option production/édition qui éclairerait l’envers du décor magnifique que sont les mouvements culturels, les courants littéraires, la vie et les images des grands auteurs.
Comme Olivier sait que je suis un grand lecteur de Jean, il me parle de son petit frère avec ce même naturel plein de bienveillance. Il dit que Jean Rolin a rencontré, en P.O.L., un éditeur idéal pour lui. Un éditeur n’est jamais parfait pour n’importe quel auteur, il y a des rencontres qui font les bons duos. Lui-même, Olivier ne se serait pas senti forcément à l’aise chez P.O.L., ni, à l’autre bout de la chaîne, chez Gallimard. Malheureusement pour le petit frère, l’éditeur Paul Otchakosky-Laurens est mort, laissant la maison d’éditions dans la désolation. Je savais qu’il était mort, mon information était allée jusque-là, mais c’est mon hôte qui, dans la voiture, m’apprend que P.O.L. sera maintenant dirigé par Frédéric Boye ce qui nous conduit à parler de ce dernier.
C’est ainsi, en passant du coq à l’âne, que nous descendons de Jebel Akhdar pour retrouver mon épouse qui sort de l’université d’un pas de sénatrice. Nous prenons la route pour l’Ambassade de France où nous déposons Olivier, et continuons notre chemin, Hajer et moi, pour un petit week-end en amoureux au bord de la mer.
Hajer me demande de quoi on a parlé. Je ne sais plus, dis-je. J’ai été tellement émerveillé par la conversation fluide, simple et brillante de notre ami que je suis dans l’incapacité de faire un compte rendu synthétique et intelligent du véritable voyage que je viens de faire.
