Je supporte mal d’entendre des artistes, des écrivains et des penseurs parler de leur « sentiment d’illégitimité », de leur « timidité », de leur manque d’ « aisance » du seul fait qu’ils proviennent d’une classe sociale défavorisée. Dernier exemple en date : Pierre Lemaitre, interviewé par Arnaud Laporte sur France Culture : « crise de légitimité », « je ressens avec cruauté la différence sociale », « J’appartiens à une strate sociale qui aspire à une strate (sic) de référence, et ce n’est pas sans douleur. »
Les gens qui viennent de la haute, eux, bénéficieraient de je ne sais quelle qualité sociale qui les mettrait à l’aise et les rendrait légitimes. Ils peuvent parler en public sans difficulté car ils possèdent ce privilège de classe mystérieux. Je n’ai jamais cru à ce mythe. J’ai rencontré assez de personnes beaucoup plus riches que moi pour savoir qu’ils étaient mes égaux.
Le sage précaire n’a jamais ressenti ce poids social et culturel sur ses épaules. Même à l’époque où j’étais ramoneur, mes ongles étaient toujours un peu sales, mais je ne ressentais aucune honte à parler aux publics des musées de Lyon. Personne ne m’impressionnait au point de me faire sentir illégitime.
Ma vie professionnelle fonctionnait d’une manière bicéphale : j’étais ouvrier quelques jours par semaine pour des raisons alimentaires, et j’effectuais des tâches culturelles qui n’étaient pas bien payées mais qui m’intéressaient. Le Musée d’Art Contemporain de Lyon, par exemple, je désirais tellement y évoluer, fréquenter ses oeuvres, que j’étais prêt à y travailler gratuitement. Quand j’y ai été employé et (mal) payé, j’ai été un animateur-conférencier incroyablement motivé. Je me sentais privilégié de pouvoir venir au musée tous les jours pour préparer des expositions, mais j’étais guidé par le plaisir. J’apprenais des autres, qui avaient plus de culture en art contemporain que moi, mais je ne me sentais pas écrasé ni intimidé par eux.
Je me sentais imposteur car je n’avais pas de diplômes en arts, mais je ne me sentais pas illégitime sous prétexte que ma famille ne m’avait jamais emmené au musée. Le milieu de l’art, c’était un monde nouveau pour moi, et je voulais en profiter « un maximum ». Mais sans avoir l’impression que je passais d’un monde social vers un autre monde social. Je continuais de gagner ma vie comme ramoneur, comme pompiste, ou comme peintre, sans aucune frustration.
Bref, j’étais un prolo et n’avais aucune honte à cela.
Nul misérabilisme chez le sage précaire : il travaille de ses mains pour être libre comme un rentier d’aller traîner ses savates dans des expos et des salles de cinéma.
La même chose peut se dire de mes goûts culturels. À partir du moment où j’ai commencé à m’intéresser aux arts et aux lettres, je ne me suis senti exclu nulle part. Musique classique, Proust, peintres de la Renaissance italienne, architecture des châteaux et des églises, tout me parlait avec autant de familiarité que les chanteurs de variété, les feuilletons télé ou les matchs de football. Il me fallait seulement plus de temps et de concentration pour apprécier telle ou telle chose, mais jamais je ne me suis dit que les histoires de la Recherche étaient un truc de riches, ou un truc pour les riches.
En ce moment, j’écris un article sur un pianiste oublié, né en 1885 en Ukraine et ayant vécu vingt ans au Japon. Ce travail de recherche me conduit à écouter les virtuoses du piano, les amis de ce monsieur oublié, les grands maîtres que sont Arthur Rubinstein, ou Vladimir Horowitz. Je tombe à genoux devant tant de beauté.
Je n’ai pas encore suivi le lien vers l’interview de Pierre Lemaitre, merci de l’avoir mis. Je pense qu’il parle plus du point de vue d’un producteur culturel (pour aller vite) point de vue qui est je crois fort different de celui d’un consommateur de culture ou d’un intermediaire culturel (passeur de culture au musee a l ecole ou a la fac). Je te recommande Annie Ernaux sur toutes ces questions et son formidable Quarto ; Ecrire la vie
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Tu as tout à fait raison, et j’aurais dû alors parler de mon outrecuidance à écrire sur ma vie de sage précaire. Mais je trouve que les questions de légitimité sont analogues chez les producteurs et chez les consommateurs. Annie Ernaux le dit bien justement, quand dans « La Place » elle parle du jazz que l’on écoute et qu’il convient d’écouter dans la classe de bourgeois qu’elle intègre ; et dans « Passion simple » des tubes de variété française qu’elle se permet de réécouter et qui la ramènent à sa classe d’origine.
Il y a des gens qui ne s’autorisent pas de lire ou d’écouter tels trucs, au même titre que d’autres ne s’autorisent pas à écrire, comme s’il fallait se sentir légitime pour cela.
Quelle différence vois-tu dans ces points de vue ?
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Oui j’ai trouve significatif que tu ne parles pas de ta propre experience d’ecrivain. Parmi les differences on peut penser aux differences d’enjeux et de pression. C est une chose de s’approprier la culture bourgeoise, c’en est une autre de se mesurer a ses heritiers et a ses gardiens et s’exposer a etre juge par eux. Dans le premier cas on peut y voir une transgression un peu furtive dans le second on est en pleine lumiere : sentiments d’ivresse pour le premier, d’imposture pour le second. Toute la distance entre commenter le match au bistrot et etre dans le tunnel avant le coup d’envoi, dans les clameurs et les huees…
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Bonjour Guillaume,
C’est à propos du « sentiment d’illégitimité », de la « timidité » et du manque d’ « aisance ». À mon avis il y a une explication endogène et exogène à tout cela. ENDOGÈNE : l’état d’esprit de chacun, c’est-à-dire qu’il pourrait s’agir parfois d’une sorte d’autocensure en présence d’un groupe quelconque au sein duquel souvent on ne sait pas toujours d’ailleurs qui est qui, qui vient d’où. Ex : en traversant le huppé 16ème arrondissement de Paris ou Neuilly/seine, je ne pense pas un seul instant que moi je n’habite pas ici donc je ne suis pas légitime dans le bistrot de ce quartier et inversement les habitants et les Ferraris que je croise ne me le font pas ressentir. EXOGÈNE : certains membres dans un groupe quelconque pourraient pousser quelqu’un à développer ces genres de sentiments d’illégitimité, soit par le regard et des questions, soit autrement. C’est le cas de bcp d’immigrés/ Ces derniers font parfois face à cette situation par le rapport que certains ont avec eux. On ne les intègre pas, on leur ferme la porte, toujours des préjugés sur leur culture et leur pays d’origine, limite on les rejette cyniquement, insidieusement ou implicitement, puis on leur attribue systématiquement la faute de ne pas vouloir s’intégrer. Mais à ce sujet je généralise pas. Bon WE
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Merci JB. C’est vrai qu’on reçoit beaucoup de paroles qui pourraient consolider cette « crise de légitimité. » En ce qui me concerne, c’est paroles ont plutôt eu pour effet de me motiver. Mais je ne suis pas un immigré, du moins pas en France.
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Je me souviens d’avoir débarqué, il y a cinquante ans, dans les dortoirs (alors parisiens) de l’École Polytechnique,
et nous n’avions aucun de ces complexes, ni la peur du prolo chez les enfants de bourges, ni le mépris des riches chez les fils de gens modestes.
C’était juste après 68, il faut dire.
Mais même dans les quarante ans de CNRS qui ont suivi, je n’ai pas ressenti ce genre de discrimination.
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🐖 fucius mon frère en sagesse précaire.
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Tu vas trop vite, là Guillaume et tu nous enfumes un peu (car je ne pense pas que tu te berces d’illusions). Bien entendu s’il y a bien un lieu en France, entre tous, où les effets de la domination culturelle sont neutralisés au maximum c’est bien l’école Polytechnique, dont c’est le role explicite depuis Napoléon (former une élite indépendante de l’aristocratie): plus qu’aucune autre grande école son prestige permet d’opposer une legitimité instituée (la réussite au concours, le titre) à la culture incorporée, héritée par les bourgeois. Et cette légitimité s’asseoit précisément sur un domaine considéré comme le plus « culture free », les mathématiques (c’est comme ça qu’on a justifié la sélection par les maths). Des écoles moins autonomes par rapport à la culture (Sciences Po, l’ENA, Normale Sup en philo, par exemple, où s’est formé Bourdieu) voient beaucoup plus affleurer les inégalités culturelles. Sans parler d’une Fac de lettres, en province, à l’époque d’Annie Ernaux, celle où l’université s’ouvre enfin à tous. Mais c’est bien là qu’on voit combien la culture est vraiment une saloperie quand elle sert à fonder des hiérarchies sociales. Elle crée non seulement des censures et des autocensures, mais aussi des dénis et des aveuglements. Et ce n’est pas parce qu’on ne veut pas voir une domination qu’elle ne s’exerce pas sur nous.
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L’école Polytechnique, c’est Cochonfucius qui en a parlé, pas moi. Et moi, justement, je ne parle pas de « domination » à propos de la culture et des arts. Mon billet de départ avait seulement pour but de dire que je n’avais jamais ressenti la musique, la littérature générale et les beaux-arts comme quelque chose qui exerçait une pression sur moi. Je les ai pratiqués, les ai consommés, sans les mettre en relation avec des classes sociales. J’ai connu des bourgeois incapables de lire Proust, et des gens de peu qui en faisaient leur miel. Je ne discute pas les théories sociologiques, donc je suis d’accord pour qu’on pense de moi que je suis dans le déni et l’aveuglement.
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D’accord, mais alors ça n’a rien à voir avec ce que dit Lemaitre. Du coup, on ne voit pas du tout pourquoi tu t’énerves, car ni lui ni Ernaux, ni personne ne disent le contraire là-dessus ( pour ce qui est de la lecture de Proust, c’est la culture du livre de poche, les classiques pour tous etc… c’est acquis depuis un demi-siècle au moins.) Et pardon, mais c’est toi qui fais comme s’il n’y avait pas de différence (frère en précarité) entre 40 ans de CNRS et ta sagesse précaire. Elles n’interdisent bien entendu pas la fraternité, au contraire même, je dirais, ces différences, mais enfin ça n’avance à rien de faire comme si on ne voyait pas qu’on parle de choses tout à fait différentes, dans des perspectives tout autres…
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