
Le 6 octobre au matin, je prenais le petit-déjeuner avec quelques participants d’un colloque sur Nicolas Bouvier, à Lyon. Sarga Moussa, directeur de recherche au CNRS et organisateur du colloque, parle des prix Nobel qui sont en train d’être décernés. Cette année, dit-il, le Nobel de littérature serait peut-être attribué à Michel Houellebecq, on parlerait de lui comme d’un favori. Du haut de mon autorité précaire, je prophétisai que jamais Houellebecq ne l’aurait, qu’il était bien trop réactionnaire pour cela.
Pendant le colloque, je vis l’annonce sur mon téléphone que le prix Nobel était attribué à Annie Ernaux. Sensation de joie et de surprise heureuse. Sans vouloir gêner le débat qui avait lieu dans l’amphi Descartes de l’École normale supérieure, je me déplaçai sur la pointe des pieds pour montrer mon téléphone à Sarga, puis à quelques autres. Tous eurent la même réaction de sursaut et de sourire.
Quand j’habitais à Dublin, en Irlande, j’avais enseigné La Place, son roman publié en 1983. C’était à Saint Patrick’s College, une université qui formait surtout les professeurs et les instituteurs. C’était au début du siècle, peut-être en 2001. J’avais adoré cette prose simple et efficace, cette histoire racontée par fragments. Elle y faisait le portrait de son père, qui continuait à se comporter en prolétaire alors même qu’il s’élevait un tout petit peu dans l’échelle sociale.
Que tous ceux qui critiquent mes livres comme étant écrits un peu trop par fragments, « comme des billets de blog mis bout à bout », lisent les livres d’Annie Ernaux. Ils verront ce que c’est qu’une prose qui raconte par petites touches, qui ne raconte pas, qui avance par traits.

Dans le train qui nous ramenait de Lyon à Montpellier, Hajer lisait un de ses romans et me dit que cela ressemblait à un livre écrit par un homme. Dans une vidéo de l’INA, A. Ernaux disait en 1992 que les gens n’aimaient qu’une femme écrive comme cela et qu’on lui a dit : « Votre livre, on dirait qu’il est écrit par un mec. » Hajer confirme que, oui, Ernaux parle de sexe comme un mec. À mon avis, c’est vrai, elle parle de sexe comme on en parlait dans les années 1960. Les écrivaines qui ont découvert les choses de l’amour dans les années 2000 n’en parlent pas de la même manière.
On dit trop d’elle qu’elle écrit comme une sociologue, inspirée par Bourdieu et soucieuse de « venger sa race ». Je crains qu’à force de l’engoncer dans ce rôle, on prête moins d’attention à l’émotion qui se dégage de cette prose sèche. Cet art du fragment, ces petites notations étoilées, ces observations de détails que certains jugent futiles, même et surtout quand ils n’ont pas de sens sociologique, ce sont des qualités d’artiste qu’aucun traité de science sociales ne pourra donner à lire.