Sans vouloir me fâcher avec mes chers amis du CNRS, de Princeton University et de l’université de Lausanne, je voudrais affirmer modestement qu’il n’y a rien de déshonorant à être en retard sur son temps.
Je fais référence ici au colloque qui s’est tenu à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, il y a quelques jours. Parmi les débats qui nous ont tenus en haleine, il y avait celui qui opposait les « orientalistes » et les « post-orientalistes ».
Je m’explique brièvement.
D’un côté, mes chers amis cités plus haut pensaient que Nicolas Bouvier avait « décentré » la littérature de voyage dans un contexte d’impérialisme et de néo-colonialisme. De l’autre, il y a notamment votre serviteur qui dit simplement que non, tout génial que fût l’écrivain suisse, son grand récit L’Usage du monde tient un discours qu’il convient d’appeler « orientaliste », voire « néo-orientaliste ». Je ne vais pas répéter toutes ces choses déjà dites et écrites, mais chez Bouvier, les « autres » (les voyagés) sont vus en miroir de ce que sont les Occidentaux. Et c’est un miroir inversé : les « autres » incarnent dans L’Usage du monde le contraire de ce que « nous » sommes. Cela renvoie à ce qu’Edward Said appelait l' »orientalisme », un phénomène d’essentialisation des populations rencontrées.
La vérité est que Nicolas Bouvier n’était pas en avance sur son temps, et j’ajoute qu’il n’y a aucune honte à cela. Sur la question du récit de voyage comme discours qui met en forme un rapport à l’autre, une hiérarchisation de l’espace, voire une relation hégémonique incarnée dans des marqueurs stylistiques et des choix narratifs, la culture francophone avait déjà amorcé un processus de déconstruction du récit colonial et impérialiste : que l’on songe aux situationnistes et leurs dérives, à Michel Butor et à son Mobile américain, ou encore aux analyses de Roland Barthes sur les voyages et leurs représentations dans Mythologies notamment.
De ce point de vue là, Bouvier était en retard sur temps. Il était pétri d’une littérature d’avant guerre, et alors ? Est-ce un mal ? L’histoire de l’art et des idées abonde en êtres exceptionnels qui étaient en retard sur leur temps.
Johan Sebastian Bach composait et jouait de manière démodée. Les gens venaient l’entendre en disant : « Ça me rappelle les génies qu’on entendait du temps de mon grand-père, mais en mieux. »
Leibniz, tout révolutionnaire qu’il fût, pensait comme un homme du XVIIe siècle alors qu’il vivait au siècle des Lumières.
Je comprends parfaitement ce propos, moi qui suis né dans l’armée coloniale! ( et qui , à l’ère du décolonialisme, devrait en avoir honte dans les conversations des milieux autorisés).
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Et ton travail d’artiste, lui, tu le jugerais comme en avance ou comme en retard sur son temps ? Ton travail de brasseur, quant à lui, on peut dire qu’il est pile à l’heure.
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Mon travail de brasseur est une décision d’artiste. Pour répondre à ta question, j’ai souvent eu l’impression d’avoir pressenti , une toute petite avance sur le peloton qui massifie tout.
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Sans vouloir tout ramener à cela, le fait de produire une longue série de sonnets de facture classique, c’est aussi retarder sur son époque.
Je reconnais ma dette envers Jacques Prévert, mais je n’ai pas adopté son style, qui est plus de notre temps.
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Très juste, mais on peut se demander s’il n’y a pas, de notre temps, un retour aux formes fixes et aux vers rimés bien balancés. Voir les livres de Jacques Réda notamment, et le succès des poèmes de Houellebecq.
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Voir en effet
https://schabrieres.wordpress.com/2010/03/28/michel-houellebecq-monde-exterieur-1992/
qui en est un exemple.
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