Le sage précaire est un être fiévreux. Il n’est pas rare que son corps soit parcouru de frissons, de cette douleur diffuse, non localisable, qui affaiblit le dos et raidit les membres.
Hier, je me sentais fatigué et accablé. Je marchai, pour me réveiller, vers le magasin Décathlon de l’avenue de Wagram, pour voir les prix des canoës et autres kayaks gonflables. J’espérais vaguement que grâce à d’hypothétiques soldes, des chaussures de course ou une combinaison de plongée pourraient m’être données.
Je remonte bredouille l’avenue de Wagram et admire le superbe Hôtel Céramique, construit à la belle époque, dans ce style magnifique et végétal caractéristique des années 1900, où Paris était le centre mondial de la fête.
J’achète Le Monde que je lis au zinc, en buvant un coca. Boisson beaucoup trop chère : je me demande si les barmen ne donnent pas les prix à la tête du client. Le Monde consacre plusieurs pages à Muammar Kaddafi car la rédaction du journal était sûr que le régime de Tripoli tomberait dans la journée. Dossier journalistique assez décevant.
Je sens la fièvre monter et je me dirige vers l’Arc de triomphe. J’aime ce lieu touristique, où les filles se font prendre en photo. Des rôdeurs essaient de faire des mauvais coups, c’est très pittoresque.
Sur l’avenue de la Grande Armée, j’entre dans la « pharmacie de l’Etoile » pour acheter de l’aspirine. Une très belle pharmacienne blonde à l’accent russe s’occupe de moi. Elle n’est pas sûre que j’aie besoin d’aspirine. Je lui explique comment je me sens, elle me répond qu’il me faut plutôt de la vitamine C. Que l’aspirine a des conséquences sur le système digestif, et qu’il faut éviter ce médicament si l’on est sujet à des aigreurs, voire des brûlures d’estomac.
La quarantaine, la pharmacienne me félicite, avec ses longs yeux bleus, de ce que je ne consomme pas beaucoup de médicaments. Elle me sert un verre d’eau avec un cachet de vitamine C. Il n’y a pas à dire, la « pharmacie de l’Etoile » est un haut lieu du charme parisien. Curieusement, ma pharmacienne est à moitié ukrainienne, à moitié libanaise, comme un certain nombre de prostituées ayant établi leur activité autour de la porte Maillot ou dans le bois de Boulogne, en bas de la rue. On ne sait jamais, il y a peut-être des passerelles professionnelles, au niveau de la formation continue, entre les travailleurs du sexe et les professionnels de la santé, ce ne serait pas absurde.
La nuit suivante fut très fièvreuse. Mais d’une fièvre pure, sans envie de vomir et sans diarrhée. Sans alcool non plus, ni mauvaise digestion. Au milieu d’une séquence d’insomnie, je mis la radio, une émission sur les débuts de Georges Brassens. Je fus bouleversé par la voix de Patachou, la grande vedette des années 50 qui aida Brassens à faire sa place dans le show business. Je fus bouleversé par la chanson qu’ils chantent ensemble, Papa Maman. La fièvre m’aidait à percevoir le charme magique, le magnétisme et l’immense douceur de Patachou. Une fois, c’est sa voix qui me réveilla, alors qu’elle parlait de je ne sais quoi, et j’eus la révélation que c’était elle qu’il « fallait étudier » (c’est le mot qui me vint). Patachou!, Patachou!, m’écriai-je en plein délire.
Je repartis ce matin à la « pharmacie de l’Etoile » car la vitamine C n’avait pas eu l’effet escompté. L’Ukrainienne n’était pas là, mais sa collègue française était tout aussi charmante. Elle m’annonça avec le sourire que ce dont j’avais besoin, c’était d’aspirine. Je ne la ramenai pas et ne dis rien sur le fait que ma première intention était justement d’acquérir de l’aspirine. Elle me sert un verre d’eau pour que j’y dilue deux cachets. Je bois les paroles de ma petite pharmacienne, qui m’explique que les anti-douleurs se mesurent sur une échelle de quatre, allant du doliprane à la morphine. Mon Dieu, la morphine n’est pas si éloignée des cachets d’aspirine que j’ai dans la poche.
Il faudra du temps, plusieurs heures, avant que le médicament fasse effet. Quand mon corps se détend, je plonge dans un sommeil profond, dont je me réveille en sueur, mais serein.
Je ne sais pas pourquoi, j’imagine que la fièvre est la maladie la plus caractéristique de la sagesse précaire. Il y a quelque chose de nomade dans la fièvre, d’impossible à saisir, quelque chose de mobile et d’aléatoire. Et puis c’est un état du corps qui rend l’individu davantage conscient de tous ses organes. Enfin, c’est une douleur qui ménage de nombreux moments de soulagement, de véritables délectations passagères.