
Si Dhôtel est mon écrivain fétiche, c’est parce que son roman pour enfants m’a ouvert, par étapes, les voies de l’émotion littéraire. Et en y repensant, je me rends compte que c’est sans doute le livre qui a le plus compté pour moi dans mes débuts de lecteur.
Et le paradoxe, c’est que je ne l’ai pas lu très jeune.
Je n’étais pas un enfant lecteur. Ni un bon élève, ni un de ces petits singes savants qui écrivent de jolis poèmes que les adultes adorent. Aucun adulte n’a jamais pensé que j’étais brillant ou intéressant. Je vivais une vie d’enfant. Je ne lisais pas. Je ne faisais pas les choses qui intéressent les adultes.
À l’école, je faisais mon travail plus ou moins. C’est ainsi qu’en classe de sixième, quand la professeur de lettres nous a fait lire Le Pays où l’on n’arrive jamais, je me suis exécuté. J’ai vaguement fait les exercices demandés. Je me souviens de la couverture, mais pas d’un plaisir particulier à la lecture. Ni rejet, ni passion. Je me souviens surtout que, dès la première page, il y avait des mots que je ne comprenais pas — comme « beffroi » par exemple. Pour moi, ce n’était pas un livre qui donnait envie.
Et pourtant, il a dû travailler quelque part, en silence, dans les replis de ma mémoire.
Des choses se sont imprimées.
Arrivé à l’adolescence, quand j’ai commencé à me cultiver, à m’intéresser aux arts et aux lettres, je me souviens avoir vu à la télévision un documentaire sur André Dhôtel. À l’époque, il était encore vivant, un vieil homme extrêmement sympathique. Je lui ai trouvé beaucoup de charme, et, surprise, beaucoup de points communs avec moi : nous roulions nos cigarettes, nous vivions dans une campagne pas très belle mais où il faisait bon vagabonder, nous étudiions la philosophie sans en faire un enjeu majeur de notre vie.
Alors je me suis dit : Si cet homme-là est un « grand écrivain », comme le dit la voix de Pierre-André Boutang, il faut que je ressorte mon vieux livre de sixième.
Et vers mes 17 ans, je l’ai relu. Cette fois-ci, l’émotion fut immense. Probablement préparée par une première lecture sans conscience de soi. Après la lecture, pendant une semaine, je ne savais plus distinguer le rêve de la réalité. J’étais dans un état d’enchantement, non pas tant à cause de l’histoire ou des personnages, mais à cause des lieux, des territoires, des paysages.
À tel point que, quelques années plus tard, je suis allé faire les vendanges dans le nord de la France, en Champagne, dans l’espoir de m’approcher des Ardennes. Mais dans les Ardennes, chez Dhôtel, il n’y avait pas de vendanges à faire, pas de travail pour moi.
Ce type de mouvement raté, aller dans l’Aube pour me rapprocher des Ardennes, est assez typique des décisions hasardeuses des personnages de Dhôtel. Se rajoutait à la bizarre association Ardennes/Aube, une attirance réelle pour l’aube, ainsi que la lecture de Gaston Bachelard qui évoque ses promenades dans la campagne champenoise dans L’Eau et les Rêves. Tout se mélangeait dans mon esprit de cancre rêveur.
Vous comprenez peut-être un peu mieux pourquoi je sens que Le Pays où l’on n’arrive jamais fonctionne comme la préhistoire de la sagesse précaire. Existence floue, voyage incompréhensible, déterminisme absolu, décisions aléatoires, passions inextinguibles pour l’échec et l’émerveillement.
Puis, à l’université de philosophie à Lyon, j’ai rencontré mon ami Ben, que les lecteurs de ce blog connaissent bien. Lui aussi avait lu Dhôtel. Cette rencontre fut décisive : je découvrais que mon attachement à cet écrivain n’était pas une rêverie solitaire. Il y avait une communauté invisible de lecteurs, une intersubjectivité, autour de Dhôtel. Avec Ben, en camaraderie, nous avons commencé à lire ses autres livres. Et c’est là que ma passion s’est définitivement affirmée.

