Lettre à Germain depuis Oman

Cher Germain,

Je vous réponds avec quelques annees de retard.

Je pense à vous avec d’autant plus de force qu’Hajer et moi nous portons acquéreurs d’un appartement au Vigan, dans les Cévennes, et que pour les travaux à réaliser, je n’ai qu’une inspiration : votre maison dans les Corbières. J’en parle souvent à Hajer et je voudrais tant qu’elle la voie, en particulier le bureau qui est pour moi une sorte d’idéal d’architecture intérieure.

Je lui dis voilà, si on achetait un truc assez grand, je te laisserais décider pour tout mais il y aurait une pièce qui serait de mon unique responsabilité, le bureau. Et je n’ai en tête, quand je dis cela, que votre bureau, avec cette couleur des murs, la méridienne, les lampes. Mon admiration pour cette pièce est de la même nature que celle que j’ai pour le terrain de mon frère dans les Cévennes : un espace entièrement sculpté par les sensations et les inclinations d’une personne unique, dont les dimensions sont adaptées à un homme singulier. Le reflet dans l’espace et le volume d’un corps et de ses mouvements. 

Je ne suis pas sûr de pouvoir construire un espace comme cela, aussi accueillant et chaleureux, nous verrons bien.

Sinon, voici pour les nouvelles : nous avons perdu notre travail à Nizwa, alors nous habitons à Mascate, au bord de la mer. Nous travaillons avec d’autres universités en ligne. Je corrige un livre que j’ai écrit sur Oman, terminé cet été, relu par plusieurs personnes et corrigé/toiletté après chaque relecture. Les travaux de recherche en littérature me prennent pas mal de temps : cette année, trois articles seront publiés dans dans trois revues ou livres collectifs qui me réjouissent. Pendant ce temps, Hajer travaille beaucoup car elle a deux emplois. Elle souffre beaucoup d’une maladie que la médecine ne sait pas diagnostiquer. Mais malgré ces désagréments, la vie avec elle reste pour moi un grand bonheur.

Vous me manquez beaucoup Germain. J’espère que vous allez bien et que votre fille se sent mieux. Je suis heureux que votre fils aille bien.

Avec l’aide de Dieu, nous viendrons vous rendre visite quand nous retournerons en France.

Je vous embrasse.

Guillaume 

Prima Donna pomodoro

Tomate Solanum lycopersicum L. sur granit White colonial

Nous avons dégusté notre première tomate le 8 juin 2023. C’était un rare délice.

Pour être honnête elle ne fait pas partie de mon potager, des plants que j’ai semés pendant l’hiver dans de petits pots avant de les mettre en pleine terre. Elle est issue d’un plant de tomates précoces (d’où leur nom familier de « Précoce glacier ») que mon frère m’a donné en mars dernier. Je n’ai rien eu à faire qu’à le placer au soleil et l’arroser.

Ma première tomate et sa tartine d’avocat, de fromage de brebis et d’harissa.

Théorie du soulèvement (4) brûler le printemps avec le gaz trop cher

Ma dernière facture de gaz pour les mois de mars et d’avril 2023 : 820 euros. Les mois d’hiver sont passés, nous ne chauffons plus l’appartement, et nous devrions payer plus de 400 euros par mois ? Persuadé que c’est une mystification, j’appelle mon fournisseur pour qu’il rectifie cette erreur. Hélas, c’est la triste vérité. La dame africaine qui était à l’autre bout de la ligne, payée elle aussi une misère pour m’expliquer que c’est le coût normal des choses, qu’on ne peut rien faire, que mon choc vient de la fin des aides de l’État sur les factures de gaz, cette dame doit recevoir toute la journée des appels furibards et des insultes exaspérées.

820 euros me seront débités en juin pour avoir utilisé le gaz de ville dans un appartement de 90 m2, dans lequel vivent seulement deux personnes raisonnables. Cela seul me donne envie de brûler la sous-préfecture. La femme que j’aime a pleuré de dépit et m’a dit quelque chose qui m’a bouleversé : « C’est la première fois que nous avons des problèmes d’argent depuis que nous nous connaissons. » Nous nous en sortirons, mon amour.

Oui, nous, les sages précaires, nous en sortirons car nous sommes malins et nous retournerons dans des pays étrangers.

Mais le gros de la population, surtout ceux qui ne sont pas précaires, mais qui ont une situation stable. Ce gros de la population française, petite bourgeoisie massive qui rembourse des crédits à la banque, ne va pas supporter ces nouvelles factures. Si moi, qui suis libéral et social démocrate, j’ai des pulsions de révolte, on peut imaginer les courants de colère qui vont enflammer le peuple des gilets jaunes, des abstentionnistes sourcilleux, des anti-vax jusqu’au-boutistes, des électeurs d’une gauche radicale, ou d’une extrême-droite décomplexée.

Sensation que ce printemps 2023 va être explosif.

Quand un salaire minimum entier doit être dépensé pour les factures, le transport, le loyer et les assurances, qu’il ne reste même plus rien pour manger, on sait ce qui se passe. Dans un pays où trente millions d’habitants vivent avec moins de 2000 euros par mois. Point n’est besoin d’être devin pour s’attendre à un soulèvement majeur.

Premières mises en terre des plants de 🍅

Je sais qu’il est un peu tôt pour les mettre en terre. On me dit qu’il est préférable d’attendre le mois de mai pour éviter les derniers frimas. Je tente ma chance avec deux plants tandis que je garde les autres à l’intérieur.

Mon plan consiste à mettre en terre de manière échelonnée pour expérimenter. Le but est de produire des tomates le plus tôt possible, dès que les beaux jours seront installés.

Je vous tiendrai au courant de l’évolution de la situation.

Mise en terre 12 avril 2023

Un beau mois de juillet

Hannah Arendt sur le chantier de notre appartement

Ces vacances d’été n’ont de vacances que le nom.

Le sage précaire passe un mois de juillet 2022 extrêmement laborieux et studieux. Quand il ne travaille pas dans son appartement, il écrit des conférences et des articles. Quand sa femme ne fait pas de la maçonnerie, elle travaille sa thèse. Quand ils ne se rendent pas au café pour avoir de l’internet, le sage précaire et son épouse décapent, vissent, scient, posent, font du carrelage, plaquent, consolident, assemblent, peignent, vernissent, construisent, gondent et dégondent, bref apprennent les métiers du bâtiment.

Non seulement le sage et son épouse partagent les travaux du même appartement, mais en outre, ils écrivent sur un sujet assez proches et en viennent à lire des sources voisines. En conséquence, il leur arrive de discuter sur Hannah Arendt le matin, de se disputer sur des étagères l’après-midi, de se réconcilier pour faire la sieste et de relancer une discussion au soir tombé sur l’opposition entre « désolation » et « isolement ».

Pourquoi aller sur une plage ?

Histoire de l’aid : une mosaïque inattendue

Je vais vous raconter une histoire qui ne pouvait nous arriver que le jour de l’Aid. Fête musulmane majeure.

Tout commence il y a deux jours. Nous achetons pour une poignée d’euros des carreaux de vieilles faïences. Dieu sait ce que mon épouse planifiait de faire avec ces carreaux.

Arrivés à la maison nous jetons un œil sur la faïence et réalisons que c’est une sorte de puzzle. Il y a des motifs et nous essayons de composer des fleurs, des détails architecturaux et des lignes qui semblent être des tiges.

Petit à petit nous voyons apparaître un tableau charmant. Une porte orientale sous un ciel étoilé. J’y vois, personnellement, une porte de mosquée. À l’intérieur, plutôt que des jets d’eau qui servent aux ablutions, un jaillissement de végétaux et de fleurs.

Chemin faisant, nous vîmes que les carreaux étaient made in Tunisia.

C’était notre cadeau de l’Aid. Un Signe envoyé par le tout-miséricordieux pour nous encourager dans nos efforts de rénovation.

Notre joie fut intense et durable. Joyeux aïd à tous. Que votre vie soit pleine de surprises et de trésors inattendus.

J’ai épousé une maçonne

Mon épouse en plein travail, hiver 2022

Dans la vie on épouse des gens sur des critères flous. Les précaires, souvent, ne jugent leur moitié que sur des qualités de beauté physique, de gentillesse d’âme et d’humour bien balancé. Les gens mieux établis songent à la fortune, aux héritages et au prestige de leur promis.es.

Les travaux que nous entreprenons dans notre appartement cévenol ont révélé des natures et des talents. Mon épouse, par exemple, s’avère une excellente maçonne. Je l’ai vue un jour s’amuser à faire une mosaïque de cailloux sur un mur extérieur avec des restes de ciment qui traînaient sur le chantier.

Mon premier mouvement fut de me moquer d’elle amoureusement. Regardez-là, elle et ses lubies. Comme elle est mignonne avec ses jeux d’enfant sérieux.

Puis en la regardant plus longtemps, je me suis aperçu qu’elle maniait la spatule avec une certaine expertise. Elle savait quelle force exercer pour faire tenir du mortier sur le mur. Je ne sais pas, elle avait l’intuition du bon geste de maçon.

Cela s’est poursuivi dans l’appartement, où elle boucha des trous et traita des murs pour les rendre aptes à être peints.

Elle ne s’arrêta pas en si bon chemin. Cela fait maintenant deux ou trois mois qu’elle dirige les travaux de carrelage et de faïence. Elle n’a peur de rien. Elle me dit que faire pour couper les carreaux et pour mélanger les enduits, et elle suit son inspiration guidée par le génie de ses mains.

Nous faisons des kilomètres pour acquérir des éléments de carrelage qui conviennent au goût de mon épouse et j’en porte des tonnes jusqu’à notre terrasse. Nous n’en achetons jamais dans les magasins. Nous nous débrouillons pour trouver des chutes, des restes, des trucs d’occasion ou abandonnés. Ou alors nous portons nos pas chez Emmaüs qui reçoit chaque semaine de nouveaux arrivages de carrelage et de faïence plus ou moins neuf qu’il brade pour presque rien.

Et c’est ainsi que nous devenons maçons, carreleurs et architectes d’intérieur sans avoir jamais rien appris en la matière.

Regarde la poutre dans ton oeil

Une histoire de poutres. Dans mon vieil appartement, elles datent du XIXe siècle. Quand je l’ai acheté, elles étaient cachées sous des couches de plâtres et un coffrage en bois qui donnait l’impression qu’elles étaient massive. Parmi tous les artisans qui venaient faire des devis, personne ne savait si c’était du bois, du métal ou autre chose.

On me disait de ne rien toucher et de tout recouvrir par un faux plafond en « placo ».

N’écoutant que mon instinct, et après avoir vu l’appartement de ma voisine, j’ai décidé de les déshabiller de leur gangue de bois et de plâtre. Je les décape, les ponce et les fais revivre.

Nous découvrons des poutres blessées, scarifiées, martyrisées. Elles ont subi des entailles profondes pour fixer le plâtre. Elles sont pleines de cicatrices qui, à mes yeux, ne les rendent pas laides mais touchantes et héroïques.

En les décapant, je vais essayer de réduire la profondeur des cicatrices et, si possible, les leur donner une patine qui les réduira au rang de nobles rides. Dans tous les cas de figure, mes poutres donneront un visage buriné à l’appartement, un visage de vieil acteur pris en photo dans les studios des années 1950, date à laquelle les entrepreneurs cachaient les structures de bois et de pierres sous des faux murs et des faux plafonds pour faire plus propre, plus moderne et plus américain.

Les poutres, ce n’est pas seulement de jolies longueurs de bois. C’est aussi un témoignage poignant sur la résistance à la masse, à la gravitation, au poids de la matière.

Mon appartement sera plus qu’un autre un chant à la difficulté de (se) tenir debout.