
Ces photos m’ont été envoyées par une âme charitable, un ancien étudiant chinois de l’université Fudan, de Shanghai, où j’ai travaillé de 2006 à 2008.

Ces photos m’ont été envoyées par une âme charitable, un ancien étudiant chinois de l’université Fudan, de Shanghai, où j’ai travaillé de 2006 à 2008.
Xiao Ming s’était d’abord présenté sous le prénom de Nicolas. Comme beaucoup d’intellectuels chinois, il regrettait de perdre par ce nom étranger la richesse de son nom chinois.
Il m’expliqua que son nom n’avait jamais changé de prononciation, mais qu’il en avait changé un caractère. Ming signifie « lumière », mais Xiao était autrefois orthographié comme « Petite ». Etre appelé Petite Lumière, c’est mignon quand on est enfant, c’est bouleversant quand on est poète, c’est naturel quand on est un moine bouddhiste ou taoïste, mais ça n’impose pas le respect dans une société d’hommes.
A l’adolescence, avec l’accord de ses parents, il changea officiellement le caractère Petit, en celui d’Aube. Ils se prononcent de la même manière, et le sens a quelque chose de plus auguste : Lumière de l’Aube.
Je fus tellement impressionné que je lui proposais de l’appeler ainsi, et de laisser tomber Nicolas. Il en fut d’accord, et même peut-être un peu flatté, ou charmé. Très vite, il n’y eut plus rien de drôle à le faire. De proche en proche, nos amis étudiants, professeurs et bibliothécaires, après avoir trouvé l’idée amusante, l’adoptèrent, et Lumière de l’Aube s’imposa comme nom propre.
Quand un étranger parle couramment le mandarin, l’audience chinoise manifeste avec cœur et avec bruit son enthousiasme. Les Chinois sont impressionnés et ils le font savoir. L’étranger doit se méfier terriblement de cela. Il risque de prendre trop de plaisir, il risque de vouloir provoquer encore et encore cette réaction de spectateurs ébahis. La déception viendra plus tard, quand il se rendra compte qu’ils s’ébaubissent mais que rien ne passe de lui à eux. Ils sont seulement impressionnés.
Impressionner, être impressionné, ce sont les deux faces d’un système dont il convient au moins de repérer la force déceptive.
Être impressionné, c’est le contraire d’admirer. Quand on admire, on est attiré vers un terrain inconnu, quelqu’un nous révèle l’existence de choses nouvelles à voir, à écouter, à penser. Par l’admiration, on est tiré vers le haut, ou vers le côté, ou vers le bas, enfin on est mis en mouvement, on est aspiré quelque part. L’admiration est une invitation au voyage.
Baudelaire admirait ses amoureuses. Moi, j’ai admiré des professeurs, comme Germain Malbreil, qui faisait de la philosophie d’une facon qui m’a bouleversé. J’ai aussi admiré des amoureuses. J’ai admiré des amis, pour leur façon de parler, d’autres pour leur facon d’écrire, ou de se comporter. J’admire les gens capables d’etre vraiment gentils, ou vraiment indulgents ; je leur trouve une force incomparable.
En revanche, quand on est impressionné, on reste extérieur à ce que l’on regarde. On pousse des Oh! et des Ah!, comme devant un feu d’artifice, et on repart inchangé.
Les Chinois aiment impressionner et, par là même, ils aiment être impressionnés. Ils savent que cela ne les touche pas profondément. Ils savent faire la mimique admirative pour n’être en rien troublés, touchés, déstabilisés.
Et l’étranger se retrouve, avec sa maîtrise relative du mandarin, transformé sans le savoir en singe savant, en bête de foire que l’on écoute avec délice mais sans communication.
Ici est le piège, et la réflexion sur la motivation qui nous pousse a apprendre une langue : veut-on impressionner la galerie, veut-on développer un savoir, ou veut-on approfondir une relation avec des gens ? Cette dernière option est peut-etre subordonnée a une méfiance sourcilleuse face aux séductions trompeuses.
Depuis le temps que je ne vous ai pas écrit, vous pourriez penser à bon droit que j’ai tout oublié de mes histoires de traduction de vos livres. Pas du tout, mais il me faut vous donner quelques nouvelles de mes efforts.
Lumière de l’Aube, le jeune enseignant dont je vous ai parlé précédemment, est parti de Nankin cette année avant d’avoir commencé la traduction de L’Organisation. Il fait sa thèse de doctorat et se trouve présentement à Paris pour cela. Paradoxalement, d’être dans la même ville que vous et sur les lieux des actions décrites dans le livre a pour effet de l’éloigner de cette traduction.
Je ne sais pas quand il se sentira d’attaque pour s’y mettre, alors je profite d’avoir changé, moi aussi, d’université, pour tâter un autre terrain. Ma deuxième campagne de sensibilisation a démarré l’automne dernier. J’ai donné une conférence à Nankin et à Shanghai sur le thème de la littérature du voyage, et les quelques auteurs dont j’ai traité étaient Henri Michaux, Nicolas Bouvier, Gao Xingjian et vous-même. L’ennui, c’est que ça n’a donné envie de lire La Clôture qu’à des Français. Les Chinois ont dodeliné de la tête poliment.
Je me suis alors (r)abattu sur la jeunesse. Une fille tout à fait intéressante, mademoiselle Peng, dans le genre de Lumière de l’Aube, c’est-à-dire pleine de qualités et par cela même débordée de travail, car les Chinois aiment déléguer, est en train de prendre connaissance de votre profil, et va bientôt parcourir L’Organisation. Nous avons lu ensemble les deux premiers chapitres, et elle a posé beaucoup de questions pour s’assurer de comprendre les intentions, les expressions ironiques, les présupposés, les non-dits, l’arrière plan historique etc. Elle ne sait pas encore à quoi cela pourrait ressembler en chinois mais elle a la capacité et l’enthousiasme requis pour accomplir cette tâche. Incidemment, je me suis aperçu combien ces chapitres sont savamment construits, et combien je trouve vos phrases éblouissantes.
Par ailleurs, le doyen de la faculté connaît un dirigeant d’une maison d’édition qui fait paraître beaucoup de traductions. J’ai secoué tout cela un peu. Vous savez ce qu’il en est, de la situation de l’édition, dans ce pays : c’est une espèce de far west où chacun imite le voisin pour reproduire des bouquins qui se sont bien vendus dans le passé, et les livres partent au pilon après une ou deux semaines de présence en librairie.
La situation de la traduction littéraire est un tout petit peu pire que ce je viens de décrire. Les meilleurs bilingues s’éloignent de la recherche et de la traduction car une journée ou deux d’interprétariat en entreprise leur fait gagner autant d’argent que la traduction d’un livre entier. Ma stratégie est de faire miroiter à mes amis universitaires qu’être le traducteur attitré de quelqu’un comme vous est porteur de vastes avantages.
Les choses vont leur train. La couverture de L’Organisation (l’édition Livre de poche) dorénavant, pose problème. Comme vous le savez, elle montre des jeunes maoïstes. L’image du petit livre rouge fait ici débat. Ce que Lumière de l’Aube voyait comme un argument de vente, les jeunes gauchistes français des années soixante, est vu d’un autre œil à Shanghai. On me dit qu’il faut être bien plus prudent. Un éminent professeur à qui j’en ai parlé dit qu’il y a en ce moment de furieux débats entre néo maoïstes et partisans d’un modèle plus « occidental », et il pense que, la littérature française jouissant encore d’un grand prestige, il est possible que des polémistes récupèrent L’Organisation en criant : « Voyez ! Même les écrivains français soutiennent le maoïsme, et vous voulez vous en débarrasser ? » De mon côté, j’avance timidement que si nous avions la chance de créer un scandale ou une polémique, basé sur un malentendu, cela ne serait que meilleur pour les ventes potentielles, donc attirant pour l’éditeur.
Un collègue suggère qu’on choisisse un autre livre. Je dis que celui-ci a obtenu le prix Médicis. « Alors il faut traduire celui qui a un prix ! » s’exclame-t-il.
Rendez-vous quelques jours plus tard avec l’éditeur autour d’une bonne table. Après quelques blagues de rigueur sur la chute de la bourse de Shanghai (un de mes collègues est un joyeux spéculateur et fait l’admiration de tous car il gagne de l’argent dans toutes les circonstances, quels que soient les aléas des cours de la bourse), on a parlé boulot. L’éditeur et le distributeur ont écouté avec attention ce qu’on leur a dit, ils ont posé quelques questions. Sur la question du maoïsme, même passé par le filtre d’un récit de souvenirs tendres et amusés, ils ne sont pas chauds. Ils rappellent que huit livres viennent d’être interdits. On leur parle alors de La Clôture. Un collègue prétend que c’est un livre sur Paris. Paris, capitale de l’amour, Paris canaille, vous voyez le genre. L’éditeur demande comment on a pu faire entrer Napoléon et Ney dans toute cette histoire. Nous noyons le poisson sous des flots de rhétorique universitaire. Nous parlons d’intertextualité, ce qui semble satisfaire nos interlocuteurs. L’éditeur et le distributeur considèrent les livres qu’on leur a présentés. Ils regardent la photo de vous qu’on a imprimée sur internet. Ils attendent une présentation succincte, en chinois, et ils en discuteront le temps qu’il faudra avant de donner une réponse.
Voilà où cela en est. Je vous tiendrai au courant.
Bien à vous.