Je publie un essai sur un musicien juif tandis qu’Israel commet l’irréparable

Je suis heureux d’annoncer la publication de mon article consacré à Léo Sirota dans l’ouvrage collectif L’Asie ou la mort (Éditions Hermann), sous la direction de Gérard Siary et Philippe Wellnitz.

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La Précarité du sage, 22 octobre 2021

Ce livre rassemble des recherches sur l’exil de nombreux juifs en Asie, qui, au XXe siècle, ont fui les persécutions en Europe. Mon texte s’intéresse au parcours de ce grand pianiste juif d’origine ukrainienne, contemporain d’Arthur Rubinstein, qui choisit de vivre au Japon. Entre Sirota et le Japon, il y eut une véritable histoire d’amour : celle d’un artiste cosmopolite incarnant la meilleure tradition européenne, et d’un pays en marche vers la modernité.

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La Précarité du sage, 29 août 2021

Au-delà de la musique, le destin de Sirota nous rappelle combien les artistes exilés ont façonné des ponts culturels inattendus. Son parcours, de Kiev à Vienne, Paris, Berlin, Tokyo puis les États-Unis, illustre une culture européenne ouverte sur le monde, généreuse et créatrice, loin des enfermements identitaires et des essentialisations qui sont en train de s’imposer aujourd’hui dans le débat public.

Dans le contexte tragique que nous traversons aujourd’hui – guerres, génocide, persécutions, manipulations idéologiques – il me semblait important de rappeler que les juifs ne sont pas les Israéliens, qu’ils sont porteurs d’une culture flamboyante et qu’ils doivent être protégés de ceux mêmes (les sionistes fanatiques qui ont table ouverte dans nos médias) qui les amalgament au projet mortifère du grand Israël.

C’est maintenant, quand les Israéliens commettent l’irréparable, qu’il faut célébrer les artistes juifs exceptionnels qui, du fond de leur fragilité constitutives, ont su résister par la musique et la pensée.

Je profite de cette publication pour rappeler que les juifs, les Arabes, les Ukrainiens, et tant d’autres, ne sont pas d’abord des étiquettes communautaires, mais des êtres humains porteurs d’une histoire universelle.

Je dédie ce travail à tous ceux qui croient encore à une culture européenne ouverte aux échanges et à la diversité, capable de résister aux discours de haine et de racisme.

Qui est victorieux en Ukraine finalement ?

La guerre en Ukraine semble tirer à sa fin, si l’on en croit les commentaires. Trois ans que je ne sais que penser de cette guerre. Trois ans que je n’arrive pas à me faire une opinion claire. À chaque argument entendu, je me laisse convaincre. Je vacille, j’acquiesce, puis le doute revient.

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La Précarité du sage, 2023

D’un côté, il est indéniable que cette guerre a pesé lourd sur l’Europe. Si Poutine avait envahi l’Ukraine sans résistance, l’économie européenne aurait moins souffert, c’est une évidence. Mais le simple fait de poser cette hypothèse – et d’en mesurer les conséquences économiques – ne suffit pas à légitimer cette guerre injuste. D’un autre côté, cette guerre a offert au peuple ukrainien une identité renouvelée, une fierté nationale qui pourrait bien être le ferment d’un futur inattendu. Une nation se construit souvent dans la douleur et l’avenir nous dira ce qu’il sortira de ce nouveau peuple.

Certains, encore aujourd’hui, soutiennent que l’Ukraine n’existe pas en tant que nation distincte, que son destin est de se fondre dans la Russie. Je ne peux pas souscrire à cette idée. Il me semble que l’Ukraine a sa propre histoire, sa propre trajectoire, perceptible au moins depuis le XIXe siècle. Mais l’histoire a souvent montré qu’une nation ne se résume pas à son identité culturelle. Il y a aussi la géographie, les rapports de force, la puissance du voisin. Quand on vit à côté d’un empire, il est difficile d’ignorer ses ordres.

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La Précarité du sage, septembre 2023

Alors, qui a perdu cette guerre ? Et surtout, qui l’a gagnée ? L’Ukraine a perdu des milliers d’hommes, des villes entières, une partie de son avenir. Mais a-t-elle perdu la guerre ? Rien n’est moins sûr. L’Europe, elle, a perdu en stabilité économique et en illusion d’indépendance énergétique. Mais les États-Unis, eux, ont joué une partition bien différente.

Je ne crois pas en une « communauté d’intérêts » occidentale. Je n’emploie guère le mot d’Occident et ne donne pas cher d’expressions telles que « la défaite de l’occident ». L’Europe et les États-Unis n’ont pas vécu cette guerre de la même manière. Pour les Européens, ce conflit a été une saignée. Pour les Américains, il a été un investissement. Ils ont armé l’Ukraine avec du matériel souvent vieillissant, usé, tout en maintenant leur propre stock d’armes stratégiques. Ils ont dépensé des milliards, mais dans un système où la création monétaire est une arme plus redoutable que n’importe quel char. Et surtout, ils ont vendu leur gaz, leur pétrole, leurs armes aux Européens contraints de se détourner de la Russie. Pour les USA, ces trois dernières années furent glorieuses grâce à la présidence de Biden.

Car surtout, le coup de maître des Américains est visible sous nos yeux : ils ont su envoyer la Russie s’embourber dans un pays qu’elle croyait acquis, sans perdre aucun soldat yankee, en jouant admirablement des proxy que sont les soldats ukrainiens et les économies européennes. Aujourd’hui ils peuvent se retirer d’Ukraine sans avoir souffert et en laissant l’Eurasie panser ses plaies.

La Russie, elle, a-t-elle gagné quelque chose ? Après trois ans de guerre, l’armée russe est épuisée, ses pertes humaines sont colossales, son économie sous perfusion chinoise. Ils ont même fait appel à des forces de Corée du Nord… Poutine voulait une guerre éclair, il a obtenu un bourbier.

Aujourd’hui, l’image de Vladimir Poutine est profondément ternie. À cause de cette guerre en Ukraine, voici le portrait de lui-même qu’il nous laisse. Autocrate, sanguinaire, exprimant son amour de la Russie en massacrant les Russes. En 25 ans de pouvoir, il aura été l’homme qui a envoyé le plus de Russes à la mort. Que reste-t-il de la Russie de Dostoïevski, de Tolstoï, de Tchékhov ? Un régime qui enferme ses opposants, assassine ses contestataires, terrorise ses mères en envoyant leurs fils au front. Il n’y aura pas de grand artiste pour faire de lui un « résistant à l’empire de l’Occident » comme disent ses actuels thuriféraires. Il n’y aura pas de nouveau Chostakovitch pour faire de lui un nouveau Staline battant l’armée nazi. Il n’y aura surtout aucun Tolstoï pour faire de Poutine un Koutouzov génial, capable dans Guerre et Paix de battre la grande armée de Napoléon grâce un amour profond et métaphysique de la patrie. Poutine n’aura aucun grand artiste pour chanter sa légende car il les a tous tués, les grands artistes, ou les a fait fuir hors de Russie.

Je ne sais pas qui a gagné cette guerre, car les Etats-Unis, s’ils en sont les principaux bénéficiaires, n’en seront pas les vainqueurs stricto sensu. Mais je sais qui l’a perdue : les autocrates qui se font passer pour des hommes forts. Eux sont en train de tout perdre malgré les apparences. Le triomphe actuel des néo-fascistes concernant l’Ukraine ressemble à une victoire à la Pyrrhus.

Le Royaume-Uni hors de l’Europe ?

Les conservateurs britanniques veulent un referendum sur l’adhésion à l’Union européenne : ils veulent que le peuple puisse décider si le pays doit quitter ou rester dans l’Union. Une de mes amies, ultra conservatrice et chrétienne (je crois qu’elle voterait Le Pen en France, Sarah Palin aux USA) aimerait beaucoup que ce referendum ait lieu. 

David Cameron, le premier ministre conservateur, refuse cette éventualité et affronte donc une crise, une mutinerie, au sein même de son parti (qui n’est pas majoritaire, je le rappelle, puisqu’il dirige le pays en coalition avec les Liberal Democrats, de centre gauche.)

Le sage précaire, quant à lui, aimerait bien que ce referendum ait lieu, par amitié pour son amie de droite, qui est une charmante personne, pleine de drôlerie et de tendresse dans le regard. (En voilà une pour qui écouter de la musique classique est une qualité presque sexy.) 

Accessoirement, ce débat serait l’occasion d’un débat de grande ampleur dans le pays, où les Britanniques pourraient se poser de vraies questions, les yeux dans les yeux : sommes-nous européens ou pas ? Sommes-nous prêts, commes les Suisses (mais sans leurs banques) et comme les Norvégiens (mais sans leur pétrole) à tourner le dos à l’Union européenne ? Notre fameuse insularité n’est-elle pas en définitive une vieille lune ?

Le débat serait sain, et le résultat, quel qu’il soit, serait formidable pour l’Europe. Si c’est oui (nous restons dans l’Union), les eurosceptiques seraient vaincus pour un bon bout de temps et cela renforcerait la volonté de Londres de jouer une carte plus collective.

Si c’est non (nous sortons de l’Union), alors toutes les cartes seraient à redistribuer en Europe et cela serait très intéressant. Sans les Anglais, toujours récalcitrants, de nombreuses décisions pourraient voir le jour, comme les taxations sur les mouvements financiers.

Et sans les Anglais, peut-être que les Européens auraient envie de devenir un seul et grand pays, un empire démocratique, gérontocratique et lâche, ce que j’appelle de mes voeux.

Mais sans les Anglais, et plus globalement sans les Britanniques, l’Europe ne serait pas l’Europe, alors on les accueillerait à nouveau quand ils en feront la demande. Et ils feront chier tout le monde encore, mais c’est comme ça que le sage précaire les aime.

Les sentiments derrière l’euro

J’étais frappé de voir une amie brésilienne pester contre l’euro et l’union européenne. Elle souhaite plus que tout voir disparaître l’euro. J’ai cru au début qu’elle était inspirée par des lectures anglo-saxonnes, ce qui était le cas. Mais cela m’a fait réfléchir sur l’ensemble des gens qui réclament la fin ou la sortie de l’euro. Je me demande dans quelle mesure nos opinions sur ce sujet sont rationnelles. 

Ce qui m’amuse dans ces discussions concernant la crise de la zone euro, c’est qu’elles ne sont généralement pas économiques, mais sentimentales.

Les euro-sceptiques britanniques, ou américains, se réjouissent aujourd’hui en sautillant : « Nous l’avions bien dit, l’euro ne pouvait pas marcher. » Et les arguments savants ne manquent pas. Ma propriétaire, une protestante d’Irlande du nord, le dit elle aussi : l’Allemagne en aura assez de payer, et tout va s’écrouler. Mais ce qui lui plaît, c’est de se dire que sa chère Livre sterling sera toujours là, vaillante, comme un soldat de sa majesté.

L’attachement des gens à « leur » monnaie, franchement, si ce n’est pas une chose irrationnelle… Même chez les voyageurs et les expatriés, il y a des gens pour détester la monnaie commune, qui les heurte dans leurs instincts nationaux.

Car, que l’on comprenne ou pas les mécanismes financiers, ce qui compte finalement, c’est l’inclination qu’a chacun pour ou contre l’idée d’Europe. Quoi que l’on en dise, et quelles que soient les situations, on retrouve toujours les mêmes qui soutiennent l’Europe et les mêmes qui « would prefer not to« .  

Ma Brésilienne, elle s’en fout de la zone euro. Ce qu’elle veut, c’est que l’Europe ressemble à ce qu’elle en percevait quand elle vivait au Brésil : un ensemble de petits pays très différents les uns des autres, qui passent leur temps à se chamailler et se bourrer le mou.

Au fond, c’est une question de sentiment, de feeling. Moi, par exemple, j’ai toujours été enclin à trouver positif le fait que les pays européens s’unissent. Même si tout va mal, je trouve que c’est une sorte d’utopie, ça me plaît. Je n’ai jamais compris ceux qui disent qu’il n’y avait aucun sens de citoyenneté européenne, ou de patriotisme européen. Je crois au contraire que les Européens se sentent profondément liés les uns aux autres.

Un Européen de l’ouest comme moi, dont les racines plongent en Normandie, se sent très proche et des Scandinaves et des Grecs.

Mais ce n’est qu’un sentiment de ma part. Ma propriétaire sent les choses différemment. Pour elle, une Europe unie, c’est gênant, c’est désagréable, cela n’entre pas dans l’image idéale qu’elle se fait de son pays. Et je comprends bien que des intellectuels et chercheurs brillants, tels Emmanuel Todd, sentent les choses de cette manière.

Todd lui-même, a écrit un livre superbe, L’invention de l’Europe (1990) dans lequel il voulait démontrer que l’union européenne était un non-sens. Mais moi, au contraire, j’ai lu ce livre comme une magnifique preuve que l’union européenne etait souhaitable et passionnante.

Les différences démographiques, économiques et culturelles que Todd soulignaient en Europe depuis la fin du Moyen-âge, montraient en fait que ce qui fait sens, sur notre continent, ce sont les régions, les provinces, et non les pays. A la lecture de Todd, il me paraissait évident (mais ça fait longtemps que je l’ai lu) que les régions avaient plus d’intérêts à s’unir à d’autres régions hors de leur pays qu’aux autres régions de leur propre pays. La structure familiale « ch’ti », par exemple, est plus proche de l’Italie que de la Normandie. Bon.

Et puis Lyon, ma ville natale, est plus prospère et brillante quand elle traite avec Milan, Turin et Genève, que lorsqu’elle doit se tourner vers Paris à cause des frontières des états-nations.

C’est tout cela qui me rassure et m’inspire de la mélancolie en même temps. Quoi qu’on dise sur l’euro, on a la plus grande peine du monde de sortir de sentiments assez primitifs.