Salman Rushdie entre la vie et la mort

Tell a dream, lose a reader

Henry James selon Martin Amis

Dieu merci il n’a pas succombé à ses blessures, pas encore, pas cette fois-ci. Salman Rushdie a échappé à la tentative d’assassinat d’un fanatique qui pensait bien faire en poignardant un innocent. Toute ma solidarité et mes prières vont à Salman Rushdie.

L’extrême-droite peut à bon droit clamer que l’islam a encore frappé. Pourquoi ne le ferait-elle pas ? Au nom de quoi se retiendrait-elle ? Comme toujours, il y a une profonde union objective entre les pires défenseurs d’une cause et les pires adversaires de cette même cause. En l’occurrence, un islam véritable, pur et doux comme il doit l’être, adorateur d’un Dieu miséricordieux comme il est constamment répété dans le Coran, cet islam est également détesté par les fanatiques et par les ennemis de l’islam. Les musulmans, eux, accueillent chaque nouvelle d’un attentat avec le même accablement.

Le sage précaire a toujours lu Les Versets sataniques en diagonale car il n’a jamais pris un véritable plaisir à cette lecture. Une grande partie du roman consiste en des récits de rêve, or les Anglais ont un dicton qui est souvent repris par les enseignants en expression écrite : « Tell a dream, lose a reader » (« raconte un rêve, perds un lecteur. »). Martin Amis prétend dans un article que cette phrase est d’Henry James, donc ce n’est pas vrai. Cette phrase ne ressemble pas au style de Henry James. C’est probablement Martin Amis lui-même qui a dit cet apocryphe mot d’esprit, répétant ainsi ce que de nombreux lecteurs disent dans les cafés du commerce de la critique littéraire :

Ne racontez pas les rêves de vos personnages, ça gonfle tout le monde, et c’est le signe d’un manque d’inspiration évident. Bossez et tâchez d’intéresser vos lecteurs.

Pire que tout, interdisez-vous la facilité de terminer une histoire avec un personnage qui se réveille. « Tout cela n’était qu’un rêve. » C’est intolérable.

Le sage précaire

Dans Les Versets sataniques, les chapitres impairs relatent les faits et gestes de deux personnages, Gibreel Farishta et Saladin Chamcha, et les chapitres pairs sont les récits de rêves de Gibreel. Vous voyez de suite le symbolisme derrière ces prénoms de personnage :

Gibreel se prononce comme Djibril, c’est-à-dire Gabriel en arabe, l’archange qui a révélé les sourates du Coran à Mohammed.

Saladin est le nom d’un grand sultan d’Egypte du XIIe siècle, grand guerrier, victorieux des croisés francs et anglais, vainqueur de Philippe Auguste et de Richard Coeur de Lion. Le sens de Saladin, en arabe, est « rectitude de la foi ».

Sans même lire le roman de Salman Rushdie, on peut imaginer que le personnage Gibreel représente un islam spirituel, onirique, plutôt cool, alors que Saladin va osciller entre l’esprit de chevalerie et le djihadisme qui furent les grandes caractéristiques du sultan d’origine kurde qui régna sur Jérusalem. Nul doute que le romancier anglophone d’origine indienne a joué sur les nombreux effets de sens et de sous-textes qui permettent de faire entendre des échos innombrables avec l’époque contemporaine et les problématiques lancinantes que sont la religion, le racisme, les migrations, le fanatisme ou la liberté d’expression.

Or, il est tragiquement ironique que ce soit dans un chapitre qui raconte un rêve de Gibreel qu’on peut lire les passages incriminés sur un prophète nommé Mahound. Ces passages ne sont en rien blasphématoires, (et quand bien même l’eussent-ils été…), mais ils ont valu à Salman Rushdie d’être mis à mort par des leaders religieux qui font honte à l’islam et aux musulmans.

Il est ironique que ce soit la narration d’un rêve qui cause cette aberration historique. Le dicton disait « raconte un rêve, perds un lecteur ». Les fanatiques d’aujourd’hui en inventent un autre plus lugubre : « raconte un rêve, perds un auteur. »

Si De Gaulle n’avait pas existé (2): fin de la souveraineté

1944, fin de la guerre en France, Paris libérée et un gouvernement est mis en place téléguidé par les États-Unis d’Amérique. Pas de général de Gaulle, donc les poches de résistance ne sont pas unifiées, elles sont elles aussi téléguidées par les Anglo-américains qui font ce qu’il faut pour évacuer les communistes et garder l’URSS aussi éloigné que possible de l’Europe de l’ouest.

La France est vaincue, comme l’Allemagne, et peut songer à se reconstruire économiquement sans se soucier de l’armée. Nous n’aurons pas la bombe atomique, nous ne siègerons pas au Conseil de sécurité, et nous pouvons nous consacrer au sport, au cinéma, à la gastronomie et à l’industrie grâce au plan Marshall.

Dès 1944, les Français savent qu’une page de leur histoire est tournée. Ils ne sont plus la grande nation qu’ils furent. Ils appartiennent à ce qu’on appelle le « monde libre » mais ils ne sont en rien souverains. Ils sont une annexe du bloc de l’ouest et ne cherchent pas à tenir tête au géant d’outre-Atlantique.

Pas de cinquième république, le système politique mis en place par les Alliés est fait pour que le pouvoir soit aussi faible que possible, et décentralisé. La France n’essaie pas de faire croire à quiconque qu’elle est une grande puissance et, à l’ombre de l’OTAN, le pays s’américanise tranquillement. Le pays mâche un chewing gum, la nation se gave de musique rock et de feuilletons télé, la France n’a d’yeux que pour les nouveaux maîtres. C’est ce qui nous est arrivés de toute façon, mais si De Gaulle n’avait pas existé, on aurait pas joué une comédie qui cachait cette réalité pendant plusieurs décennies.

Chinois de Liverpool

C’est bien simple, depuis que je suis en Angleterre, je mange chinois. Ce n’est pas que je fuie la nouriture anglaise, bien au contraire, je cours après les frites et les filets de morue, mais je n’ai pas le choix, ce que je vois de plus appétissant, et même de seuls restaurants dans mes prix, ce sont les buffets chinois.
Je mentirais si je disais que cela ne me réjouit pas intimement et ne me ramène pas à de délicieux souvenir dans mon pays d’adoption.
A Liverpool, comme à Manchester, un quartier chinois expose une belle arche colorée et propose au promeneur toutes sortes de restaurants ouverts toute la journée. Pour six livres (à peu près 100 yuan RMB), on peut manger à volonté.
La coquetterie anglaise va jusqu’à traduire les noms de rue en chinois. Je dis que c’est de la coquetterie car, let’s face it, les Chinois savent lire l’anglais, ils n’ont nullement besoin de traduction. Ce signalement est fait en direction des Occidentaux, pour leur montrer que Liverpool a évolué depuis l’infâme et lucrative époque du commerce triangulaire, de la traite des esclaves et du colonialisme.
Par ailleurs, les Chinois, et le mandarin, c’est classe, cela fait ouvert sur le monde, presque lettré. Il n’y a pas de quartier africain, (qui ferait classe aussi, notez bien.) 

Belfast et Charlie hebdo : une affaire de réputation

Une petite polémique agite un peu l’université de Belfast où j’ai fait ma thèse. Un débat, ou un symposium, était prévu en juin sur Charlie Hebdo, et a été « annulé » par la hiérarchie, pour deux raisons : la sécurité et la « réputation » de l’université.

La « réputation », on croit rêver. Qu’est-ce qu’on s’en fout de la réputation, je vous le demande.

D’habitude, ce genre de nouvelle n’intéresse personne et l’administration poursuit son office avec l’aveuglement dont elle est coutumière. Cette fois-ci, on ne sait pourquoi, cela a créé des remous, et le sage précaire s’en félicite.

L’écrivain Robert McLiam Wilson a dit dans un tweet qu’il n’était pas très fier de sa ville natale, et qu’il était au contraire « BEYOND proud » d’écrire dans les colonnes de l’hebdomadaire satirique. Ses romans Ripley Bogle et Eureka Street se déroulaient partiellement à Belfast et ont assuré à l’auteur une très grande affection de la part des lecteurs francophones et anglophones. Il séjourne à Paris depuis des années et semble avoir beaucoup de mal à écrire de nouveaux livres. Il exprimait déjà dans ses romans une espèce de mépris pour la grande institution universitaire de sa province natale. Ripley Bogle raconte l’histoire d’un pauvre catholique né dans les ghettos ouest de la ville, et qui réussit à intégrer Cambridge, comme par miracle, avant de sombrer dans la clochardise à Londres. Toute évocation de Queen’s university of Belfast est chez lui accompagnée de moquerie ou de dédain. Dans ses écrits de fiction, de « non-fiction » ou dans ses interviews,  on note une même prise de distance méprisante. L’affaire de l’annulation du débat sur Charlie lui donne une nouvelle occasion pour railler cette université « provinciale » et « étroite d’esprit ».

Les réseaux sociaux ont pris le relais de l’information, la presse anglaise aussi, puis la presse française. C’est la hiérarchie de l’université Queen’s qui a dû être choquée. D’habitude, elle étouffe la liberté d’expression en silence, ou elle intimide les personnels en catimini ; il est rarissime que l’on fasse la publicité de ses méfaits. J’imagine d’ici la panique qui s’est emparée de certains bureaux de University Square. La réputation de leur temple, qu’ils voulaient protéger, était en train de voler en éclat en révélant une nature craintive, brutale avec les faibles, courbée devant d’obscures puissances.

J’avais raillé moi aussi, en d’autres temps, l’étrange arrogance de cette institution nord-irlandaise qui voulait se faire plus grosse qu’un boeuf. J’avais aussi écrit sur le malaise qui me serrait le coeur devant l’auto-satisfaction qu’elle mettait en scène. Elle voulait de toute force jouer dans la cour des grands et procédait à de multiples décisions plutôt navrantes pour la liberté d’expression et pour l’éthique de la recherche.

Depuis l’annonce de l’annulation, et le tweet de McLiam Wilson, j’entends plusieurs membres du personnel sortir du bois et avouer tout haut leur désaccord avec leur hiérarchie. Cela fait plaisir de voir des enseignants chercheurs prendre enfin le risque de se faire taper sur les doigts. On ne se rend pas assez compte que les carrières universitaires sont des choses fragiles, qu’on peut être bloqués à cause d’une prise de position, d’une inimitié ou même d’un écrit jugé inapproprié.

Un autre écrivain de Belfast (qui en compte une myriade, il faut le préciser, car Belfast est une ville hautement littéraire, tout à fait à la hauteur de l’Irlande tout entière et même du Royaume-Uni), Glenn Paterson, s’est aussi décidé à prendre position, tout en précisant un fait important : il gagne sa vie en enseignant à Queen’s, car les écrivains ne peuvent pas vivre de leur plume. Donc écrire sur un blog qu’il se désolidarise de sa hiérarchie, même à propos d’un événement mineur, c’est prendre un vrai risque pour lui.

Au final, c’est un beau couac de communication que vient de nous offrir l’université, un couac qui va entacher précisément sa précieuse réputation.

Airbnb en Angleterre : visions politiques d’une logeuse insulaire

Comme il n’y a pas d’hôtels dans ce coin du Surrey, nous avons utilisé pour la première fois le service en ligne d’Air BnB, un site sur lequel des particuliers louent une chambre de leur propre maison, comme une auberge non conventionnée. C’est censé être moins cher que l’hôtellerie officielle, mais en Angleterre, tout est tellement onéreux qu’on ne s’en rend pas compte.

Le matin, la logeuse nous prépare un petit déjeuner avec des fruits frais (vous repasserez pour les gros breakfasts à l’anglaise, très chargés en cholestérol), et elle nous parle de choses et d’autres.

Elle nous apprend qu’il y a beaucoup trop d’écureils dans le quartier, et qu’ils saccagent tout. Qu’il y a aussi de nombreux renards sauvages, que les gens nourrissent pour qu’ils ne s’attaquent pas aux animaux domestiques. Que pour l’instant, les renards ne posent pas de problèmes sanitaires, mais qu’avec le tunnel sous la Manche, la rage va finir par s’introduire en Angleterre. Sooner or later, les maladies viendront d’Europe, c’est inévitable.

Elle commente la campagne électorale actuellement en cours au Royaume-Uni. Les conservateurs cherchent à niveler la société par le haut, en tâchant de tirer tout le monde vers leur niveau de fortune. Les travaillistes, de leur côté, cherchent à niveler par le bas, et voudraient rabaisser la population vers leur niveau de pauvreté. « Vous voyez, ils ont tous l’idée de niveler, c’est ainsi. Mais quitte à niveler, à mon avis, autant choisir d’élever les gens. » Notre logeuse est donc, par élimination, une conservatrice, et j’en conclus qu’elle va voter pour donner un deuxième mandat à David Cameron.

Elle analyse le phénomène xenophobe du parti UKIP (United Kingdom Independant Party) de la manière mesurée que peut prendre une personne insulaire. Le parti anti-européen a été infiltré par « des fascistes » après sa victoire aux dernières élections européennes, des fascistes qui déclarent des choses horribles, exploitées abusivement par les médias pour discréditer le parti de Nigel Farage (le président du UKIP, transfuge du parti conservateur). Ces extrêmistes ont dit qu’ils n’aimaient pas les Noirs, par exemple. Or, notre logeuse dit que cela n’est pas raciste pour un sou. « J’ai le droit d’avoir un problème avec telle ou telle nation. Par exemple, je peux dire que je n’aime pas les Français, c’est légal. Mais je ne peux pas dire qu’ils sentent tous l’ail, là c’est de la caricature, et c’est du racisme. » Si des responsables d’un parti politique déclarent qu’ils ont « un problème avec les nègres », du moment qu’il y a « des raisons pour cela », il ne devrait pas y avoir de tollé dans les médias.

Notre logeuse ne pense pas que le Royaume-uni devrait nécessairement quitter l’Europe. « Imaginez qu’on vive une période de guerre, comme la seconde guerre mondiale : on aurait besoin d’alliés européens pour nourrir tout le monde. » Si son pays y perd économiquement, car « l’Europe nous coûte davantage qu’elle ne nous rapporte », il est nécessaire de « rester amis » avec des pays européens pour des raisons politiques. « Vous comprenez, il n’y a pas que l’économie dans la vie. Il y a aussi la politique. »

Enfin, notre logeuse trouve qu’on s’acharne un peu trop sur le parti xénophobe de Nigel Farage, et qu’il y a plus d’idées intéressantes dans ce parti que la simple europhobie. Elle est d’accord avec le leader d’extrême-droite pour dire qu’il y a trop d’immigration en Angleterre.

Mon amoureuse, assise en face de moi, est une immigrée française. Elle fait la sourde oreille, comme une Anglaise, et mange très poliment ses céréales.

River Wey Navigation

C’était la bonne surprise de ce séjour. Je croyais me rendre dans un trou, à une heure de Londres, et je me retrouve sur le plus ravissant des bords de rivière.

Pendant que mon amie est au travail, je tue le temps en courant le long du moindre cours d’eau. Sincèrement, je ne m’attendais pas à ce que celui-ci soit si extraordinaire. Des maisons de toutes les tailles se reflètent dans la Wey, des petites péniches et autres maisons flottantes.

Naturellement, les fleurs éclatent de couleur et de blancheur ces jours-ci, et les cygnes couvent de gros oeufs. Je me demande : quel goût ont-ils, les oeufs de cygne ? Sont-ils seulement comestibles pour l’homme ? Pourquoi n’en mangeons-nous jamais ?

Je cours, je cours, et ne me lasse pas de cette culture anglaise qui s’exprime discrètement dans chaque centimètre carré du territoire.

A force de courir, j’arrive à la Tamise, en qui se fond la Wey. A l’approche de la Tamise, les propriétés deviennent délirantes de beauté, de luxe et d’architecture. Des fortunes colossales vivent ici et ne protègent pas leur jardin et leurs baies vitrées, juste de l’autre côté de la rivière. Cela nous change avantageusement des hauts murs, des horribles haies de buis, des sentinelles qu’affectionnent les riches européens pour se protéger du regard des hommes.

 Une cabane est construite à hauteur de l’écluse Thames Lock,  dans laquelle une petite exposition est montée pour informer les promeneurs. J’apprends que je viens de longer la première rivière navigable d’Angleterre, selon une technique du XVIIe siècle, antérieure aux créations des canaux. Soudain, je m’aperçois que cette banlieue lointaine où je passe quelques jours inoffensifs est un voyage dans l’histoire du génie anglais.

Robert, le gentleman

J’ai quitté il y a peu la superbe maison de banlieue de Rob, un Anglais nord-irlandais expatrié en Californie. Cet homme est la quintessence de ce qu’on entend par « gentleman ».

Avec le football, Henry Purcell et les Monty Pythons, le concept de gentleman est le plus grand apport des Anglais à la civilisation européenne. Un équilibre savant de chaleur humaine, de générosité, de distance polie, de respect fanatique pour la vie privée, de retenue et d’humour. Un mélange de modération et de passion, qui fait du gentleman, non un homme tiède, mais un aventurier téméraire qui ne cherche pas à se la raconter.

Le gentleman est un homme passionnant qui préfère écouter les autres plutôt que parler de lui. Il ne se limite pas à être poli, il sait aussi être intéressant et chaleureux.

Robert m’a invité à  venir chez lui alors qu’il ne me connaissait pas. J’étais seulement un ami de ses parents, que j’ai connus à Belfast, et revus dans les Cévennes. Par solidarité familiale, Robert m’a donc ouvert la porte de sa maison pour autant de temps que je le souhaitais. J’ai essayé de ne pas abuser de sa gentillesse, et pour cela suis parti avant la date prévue. Il est des gentillesses qui sont si désarmantes que le sage précaire les trouve incandescentes.

Il est venu me chercher à l’aéroport de Los Angeles et m’a emmené dîner avec ses amis, dans un des restaurants bio de la plage de Venice. J’ai pris un Burger d’agneau. Quelques jours plus tard, il m’a conduit, avec d’autres amis, au concert du supergroup Atoms for Peace, à Santa Barbara.

(Un supergroup, c’est un groupe formé par des membres de groupes déjà connus ; en l’occurrence il s’agissait du chanteur de Radiohead et du bassiste des Red Hot Chilli Pepper.) (Et Santa Barbara, c’est une ville balnéaire à une heure, au nord de LA, et non le titre d’un soap opera.)

Robert vit dans une grande maison, dans une ville de banlieue de Los Angeles. Le nom de sa bourgade est beau comme un mythe : Thousand Oaks (mille chênes). On imagine tout de suite des tribus amérindiennes y fumer le calumet. Les colons européens y ont fait pousser une ville de lotissements et de centres commerciaux extérieurs. Des maisons hors de prix, construites à la va vite, et que le moindre ouragan fera voler en éclats.

Ingénieur dans une grande entreprise de haute technologie, Robert s’est rendu indispensable et s’est vu offrir un job dans la capitale du XXe siècle. Il a choisi cette maison pour une raison étonnante : le sol est couvert de moquette, ce qui est préférable pour ses chiens.

Tous les matins et tous les soirs, les deux chiens (un labrador et un bâtard) sautent dans le coffre de la voiture et vont s’amuser dans un « dog park », à quelques centaines de mètres de la maison. En bordure d’autoroute, dans un lieu trop bruyant pour les humains, la municipalité a cerné par une grille un territoire double, pour les chiens assez gros d’un côté, et pour les chiens tout petits de l’autre. On y croise de magnifiques chiens de race, des dalmatiens, des levriers, des bergers blancs, et autres saint-bernard (celui-ci je l’invente, mais il me fallait un nom de race, et je n’en connnais pas tant que cela).

La communauté des amoureux des chiens se rencontrent ici, et taillent des bavette de gentlemen en atttendant que leurs animaux aient terminé de se renifler le cul.

Et c’est ainsi que se déroule la vie de Robert, au soleil de la Californie, entre ses amis, sa chère et tendre, et ses chiens, dont il sait apprécier les moindres nuances psychologiques.

Parler de massacres dans l’herbe tendre

J’ai cette fois loué une voiture et suis allé chercher Peter dans sa maison secondaire, sise sur les hauteurs d’Arrigas, à une vingtaine de kilomètres du Vigan, dans la direction du causse.

Peter est un jeune retraité de l’université. Anglais de naissance, il a enseigné la littérature française toute sa vie dans des universités britanniques. Spécialiste de l’entre-deux-guerres, il a consacré un livre de deux tomes à André Chamson, bien après avoir acheté cette maison dans les Cévennes. Je l’ai rencontré à Belfast, il enseignait précisément dans l’université où je faisais ma thèse. Nous ne manquions pas une occasion de parler un peu de cette région de France à laquelle nous nous sentions liés d’une manière ou d’une autre.

Mais c’est la lecture de Chamson, dans les années 1960, qui lui a fait connaître les Cévennes, où il n’a mis les pieds que vingt ans plus tard. Lui plaisent les paysage, mais aussi la rudesse, l’esprit de résistance aux pensées dominantes, et l’anticonformisme. C’est donc tout naturellement que j’ai voulu enregistrer un entretien avec Peter, dans le cadre de mes documentaires radiophoniques sur les Cévennes.

Vous ai-je dit que la sagesse précaire était aussi une maison de production radiophonique ?

Stèle commémorant les Camisards

Quel meilleur endroit, pour réaliser cet entretien, que la tombe d’André Chamson ? Sur la route sinueuse qui nous y mène, nous tombons sur un monument en mémoire des camisards, ces combattants protestants qui luttèrent contre les dragons de Louis XIV.

Chose remarquable, cette plaque a été érigée en 1942. En pleine occupation allemande. Peter tend à penser que c’est là l’oeuvre des collaborateurs au pouvoir, soucieux d’attirer les suffrages de la population locale. Moi, je pencherais plutôt pour une sorte d’acte cryptique de résistance. Ceux qui allaient former le maquis Aigoual-Cévennes auraient posé là une stèle apparemment apolitique, mais qui appelait à l’insoumission.

Plaque de 1942 commémorant les rebelles de 1742

Nous continuons la route et arrivons près du col de la Lusette. Deux familles pique-niquent à l’ombre d’un pin, à côté de la tombe de Chamson. Je les interviewe eux aussi, car le sage précaire ne recule devant rien. Ils avouent n’avoir rien à dire sur l’écrivain, mais le connaître de réputation. Ils viennent là surtout parce que ce petit coin de paradis est ignoré de tous, à part de quelques randonneurs qui ne font que passer.

Peter et moi nous asseyons dans l’herbe épaisse, à l’ombre d’un autre pin. De sa belle voix, douce et grave, il raconte les relations que Malraux entretenait avec Chamson. Il révèle que le cévenol envisageait les femmes de manière ambivalente, progressiste dans certains romans, misogyne dans d’autres, et carrément sexiste à l’Académie française. Surtout, Peter parle du passage douloureux qui a mené Chamson du pacifisme causé par la Grande guerre (et qui a conduit à la parution de Roux le Bandit, en 1925), à l’anti-fascisme combattant des années 30.

Petit à petit, nous avons refait le monde de l’entre-deux-guerres, devisant sur les différents mouvements politiques de l’époque, sur Mein Kampf, sur le mystère des trois grands conflits européens (1870, 1914 et 1939) et leur éventuel enchaînement.

J’ai fini par poser le micro sur l’herbe pour profiter pleinement de la fraicheur du moment, du bon air de l’altitude et de ce qui vaut la peine d’être discuté un beau jour d’été entre deux intellectuels courtois et libéraux : des massacres, de la haine et du désir de destruction.

C’est longtemps après l’heure du déjeuner que nous sommes redescendus à Arrigas, et avons retrouvé Barbara, la charmante épouse de Peter, qui nous avait préparé un repas. Je me suis confondu en excuses, ce retard était de ma faute. Barbara me pardonna instantanément.

On peut dire ce qu’on veut sur les universités, mais il y a une douceur de vivre chez les universitaires qui n’a pas grand chose à envier à la précarité des sages.

Retour des violences en Irlande du Nord. Mon reportage sur Belfast

J’ai fait récemment un reportage radio sur Belfast. Il a été diffusé il y a quelques jours sur la chaîne suisse RTS, dans l’émission « Détours ». Le titre choisi par la chaîne : Ces drapeaux qui divisent encore Belfast.

J’avais déjà été invité dans cette émission pour parler de mon livre sur les Travellers irlandais, et la productrice, Madeleine Caboche, était demandeuse de reportages sur l’Irlande. Comme je suis un fervent auditeur de radio, j’ai pris la balle au bond pour aller me transformer moi-même en reporter indépendant. J’ai pris une décision très rapide et suis parti quatre jours à Belfast, non sans prendre des contacts sur place pour être entouré de professionnels du son.

Le jour de l’émission, le 11 avril 2013, j’étais en direct avec Madeleine Caboche dans un studio de France Bleu Hérault, à Montpellier. Tout s’est bien passée, sans plus. Mon reportage n’est pas extraordinaire, et de plus, nous n’avons pas pu diffuser tout ce qui avait été sélectionné par les Suisses. Sans doute avons-nous été trop bavards (surtout moi), et l’une des séquences est passée en pertes et profits.

L’important à mes yeux, en définitive, est d’avoir pu faire passer un message, mais qui a pris beaucoup de temps, des années, pour prendre forme. En effet, en Irlande du nord, la classe dirigeante impose un discours qui rend toute autre vue un peu difficile à émerger. Ce discours dominant veut faire croire que c’en est fini des guerrillas en Irlande du nord, et qu’on se dirige vers une stabilité pacifiée, C’est important pour le commerce et les investissements de donner de la région une image réconciliée.

Or, je ne crois pas que les violences vont s’estomper progressivement jusqu’à une paix réelle. Je ne crois pas en cette chimère que les bourgeois appellent la « réconciliation ». Et c’est peut-être cela qui est difficile à expliquer.

Tout un vocabulaire est utilisé abondamment par la classe dirigeante d’Irlande du nord, pour manipuler l’opinion : « accepter nos différences », « résolution du conflit », « réconciliation », « partage du pouvoir », « processus de paix », etc. Ce sont des mots qui cachent les vrais problèmes, et les vrais problèmes renvoient à des questions de colonisation, de domination, de nationalité et de souveraineté. Qui dirige qui ? Qui appartient à quoi ? Dans quel pays vivons-nous ? À quelle patrie appartenir ? Qui est le chef ? Quelle est ma nation ?

Voilà des questions qui travaillent la société nord-irlandaise, comme il arrive dans toutes les situations coloniales. Car l’Irlande du nord reste colonisée : le pouvoir est entre les mains du parlement de Westminster, à Londres. On peut augmenter l’autonomie de la province, créer un gouvernement local et une assemblée, il n’en demeure pas moins qu’en cas de crise grave, c’est Londres qui suspend les chambres et reprend les choses en mains directement.

Dans ces conditions, il est important de garder en mémoire que les deux communautés en présence, les catholiques et les protestants, ne se réduisent pas à deux blocs égaux qui s’affrontent. Il s’agit d’une population irlandaise qui demande l’indépendance, sous la forme d’une réunification de l’Irlande, et d’une population britanique, descendante des colons anglais et écossais, qui veulent que la situation coloniale s’éternise. Toute chose égale par ailleurs, les unionistes ressemblent aux pieds-noirs d’Algérie qui voulaient que l’Algérie reste française, quitte à donner aux « musulmans » plus de droits et plus d’autonomie.

En l’espèce, donc, parler de réconciliation est un contresens car les protestants et les catholiques peuvent très bien « vivre ensemble ». Ce n’est pas un problème de « vivre ensemble ». On le voit bien en république d’Irlande et en Grande Bretagne. Partout, il y a des papistes et des parpaillots qui partagent sans problème le même espace social. En Angleterre, les catholiques disent : je suis un Anglais catholique, ma religion est minoritaire mais cela ne m’empêche pas d’être patriote. En Irlande, les protestants disent : je suis un Irlandais protestant, ma religion est minoritaire mais ça ne m’empêche pas d’être un patriote irlandais. En revanche, en Irlande du nord, à Belfast, les catholiques disent rarement qu’ils sont des sujets de la reine, et la plupart des protestants ne définissent pas comme irlandais.

Pour résumer ma position, l’Irlande est en train de se réunifier, c’est pourquoi les protestants les plus défavorisés sont nerveux. Ils sont en train de perdre leur territoire, c’est pourquoi les violences actuelles et futures viennent des extrémistes protestants alors que les violences passées étaient perpétrées par des extrémistes catholiques. La paix s’installera mais dans une Irlande unie, mais les protestants les plus pauvres ne se laisseront pas faire, et il y aura des soubresauts, une violence ira s’amplifiant, comme à l’époque de l’Algérie française, quand des groupes de pieds-noirs refusaient l’indépendance de l’Algérie à coup d’attentats et d’émeutes.

C’est pourquoi enfin il est urgent d’aller en Irlande du nord faire du tourisme. Non seulement c’est une belle région, aux paysages fantastiques, et aux habitants agréables, mais aussi c’est un lieu où l’histoire est en train de se faire et de s’accomplir : une colonisation vieille de 800 ans est en train d’arriver à son terme.

Des cérémonies de l’université

Non je n’irai pas, vous dis-je! C’est contre mes principes.

J’ai beau m’expliquer, cela ne passe pas, je suis compris de travers.

Chaque année, les étudiants qui viennent de finir leur cycle d’étude se pressent aux cérémonies dites de « Graduation ». C’est l’occasion de revêtir une robe, ou une cape, codifiée en fonction du grade qui est le vôtre.

C’est une célébration bon enfant, où chacun se réjouit d’avoir terminé, et c’est l’occasion pour la famille de se réunir et de se photographier dans la grande université de la ville ou de la province.

Mais je ne peux pas me résoudre à participer à ce type de défilé. Pour la sagesse précaire, l’éducation doit être un projet collectif et universel, non un privilège. Et tous ces jeunes gens en costume de lauréat, ils ne célèbrent aucunement la connaissance, ni encore moins une découverte qu’ils auraient faite, ou une oeuvre qu’ils auraient produite. Ils célèbrent leur accession à un statut social envié.

Or l’université ne devrait pas être un lieu de compétition, mais un lieu de savoir. Dit comme cela, c’est quand même très banal.

Quand je vois la bonne société se réunir ici, sur le campus, pour se congratuler, je ne peux m’empêcher de penser que c’est la classe dirigeante qui vient parader pour bien montrer à la ville que la relève est assurée ; qu’une minorité d’individus a bien reçu, des mains de l’université, le droit de diriger les affaires de la collectivité.

Ce faisant, l’université perd sa vocation intellectuelle et culturelle pour vendre son âme aux plus offrants, c’est-à-dire aux classes sociales dirigeantes et aux entreprises capables de la sponsoriser.

Mais j’ai assez parlé de cela, dans un billet vieux de deux ans déjà.

Quand j’explique cela à mes amis, ils se moquent gentiment de moi, persuadés que je fais le grincheux. Peut-être pensent-ils aussi que je suis pingre, car cette cérémonie coûte 80 euros aux étudiants. Comme je veux seulement qu’on m’envoie mon diplôme chez moi, je ne débourserai « que » 15 euros.

Cependant, assistant ces jours-ci à de telles cérémonies pour accompagner des amis, je me suis mieux aperçu de la dimension émotive et sentimentale de la chose. Deux jeunes femmes, docteures en physique, m’ont appris à respecter ces poses et cette pompe.

L’une est originaire du Bangladesh. Elle s’est habillée en sari orangé, et les voiles de sa tenue traditionnelle se mêlaient à celles de la robe de lauréate occidentale.

Dans la roseraie du jardin botanique de Belfast, jouxtant l’université, elle resplendissait de couleurs. Au fond, ces couleurs abolissaient la distinction sociale, je ne saurais trop expliquer comment.

L’autre est une Macédonienne d’origine serbe. C’était la première fois qu’elle faisait partie d’une telle cérémonie, et elle eut plusieurs fois envie de pleurer. Triste que ses parents ne pussent être avec elle, elle nous remerciait d’être là autour d’elle et faisait des efforts infinis pour supporter la douleur causée par les souliers à talons.

Pour elle, ces couleurs et ces uniformes étaient le signe de la fin de la galère, et d’une immense fierté personnelle.

Cela ne me convaincra pas de me déguiser moi-même en docteur frais émoulu. J’ai quarante ans après tout, il y a des choses qu’on ne fait plus à quarante ans.

Mais maintenant, quand je vois ces jeunes filles se serrer contre leur père pour la photo, je comprends mieux la simple émotion familiale qui se dégage de tout cela.