Le Traité des passions de Germain Malbreil, dernières missives

Mascate, le 23 février 2021.

Cher Germain,
Je voulais vous dire, à propos de votre Traité, qu’il me tarde de le lire.
Si je m’en souviens bien, vous m’avez écrit en 2018 que vous étiez sur le point de le terminer. Est-ce fait ? Avez-vous trouvé un éditeur ?
Quoi qu’il en soit, s’il vous plaît gardez-moi un exemplaire, même si le texte vous paraît encore perfectible. Je tiens absolument à en avoir une copie.
Je me souviens d’un courriel ou d’une lettre que vous m’avez envoyé à l’époque où j’habitais en Chine, dans lequel vous tissiez un lien entre « ambition » et « ambulatoire », et vous me disiez que ma passion première devait être la colère, car de la colère procède l’ambition, donc l’ambulation, donc le voyage.
Rien que pour cela, pour des éclats de pensée comme ça, je tiens à lire votre Traité.
À très bientôt,
Guillaume

La réponse à ce mail constitue l’ultime message que j’ai reçu de mon vieil ami. Il me rassure car c’était l’époque de la grande pandémie Covid 19, et que je m’étais inquiété de sa santé auprès de son fils.

Conhilac, le 05 mars 2021

Cher Guillaume,

Tranquillisez-vous : j’existe encore, et dès que possible je vous écrirai la grande lettre que vous méritez.

C’est que je sors d’une crise qui a duré plus d’une année, en fait d’hospitalisations. Maladie qui a été une cata-strophe, au sens où je n’ai pu m’élever à la moindre ana-lyse. Où j’ai été privé d’écriture, où j’ai traversé un AVC, vécu sans ordinateur, auprès d’affolantes infirmières, toutes tatouées et charmantes. Avec le péril de tomber : je survivais en état de casse, corseté. J’ai pu enfin réintégrer ma maison, réappris à marcher sans canne. Et me voici en proie à la procrastination, tout étonné de n’avoir pas songé à joindre mes amis.

Enveloppé de honte, la vergogne, une sorte de peur, la crainte qui vole sur moi. Traité des passions inachevé, sa fin qui me hante. L’impression d’avoir essayé de réhabiliter une sorte de mélancolie, de tristesse ; c’est pourquoi j’hésite à répondre à votre demande. Il faudrait une plus grande confiance en moi. J’ai noté vos propos sur l’architecture de mon bureau, j’ attends votre visite et celle de votre mystérieuse épouse. On me dit à l’instant (Susie), qu’elle serait heureuse de vous revoir. Elle avait été très impressionnée par votre père.

Bonjour à vous deux. Recevez mon intacte affection.

G.M.

Lettre à Germain depuis Oman

Cher Germain,

Je vous réponds avec quelques annees de retard.

Je pense à vous avec d’autant plus de force qu’Hajer et moi nous portons acquéreurs d’un appartement au Vigan, dans les Cévennes, et que pour les travaux à réaliser, je n’ai qu’une inspiration : votre maison dans les Corbières. J’en parle souvent à Hajer et je voudrais tant qu’elle la voie, en particulier le bureau qui est pour moi une sorte d’idéal d’architecture intérieure.

Je lui dis voilà, si on achetait un truc assez grand, je te laisserais décider pour tout mais il y aurait une pièce qui serait de mon unique responsabilité, le bureau. Et je n’ai en tête, quand je dis cela, que votre bureau, avec cette couleur des murs, la méridienne, les lampes. Mon admiration pour cette pièce est de la même nature que celle que j’ai pour le terrain de mon frère dans les Cévennes : un espace entièrement sculpté par les sensations et les inclinations d’une personne unique, dont les dimensions sont adaptées à un homme singulier. Le reflet dans l’espace et le volume d’un corps et de ses mouvements. 

Je ne suis pas sûr de pouvoir construire un espace comme cela, aussi accueillant et chaleureux, nous verrons bien.

Sinon, voici pour les nouvelles : nous avons perdu notre travail à Nizwa, alors nous habitons à Mascate, au bord de la mer. Nous travaillons avec d’autres universités en ligne. Je corrige un livre que j’ai écrit sur Oman, terminé cet été, relu par plusieurs personnes et corrigé/toiletté après chaque relecture. Les travaux de recherche en littérature me prennent pas mal de temps : cette année, trois articles seront publiés dans dans trois revues ou livres collectifs qui me réjouissent. Pendant ce temps, Hajer travaille beaucoup car elle a deux emplois. Elle souffre beaucoup d’une maladie que la médecine ne sait pas diagnostiquer. Mais malgré ces désagréments, la vie avec elle reste pour moi un grand bonheur.

Vous me manquez beaucoup Germain. J’espère que vous allez bien et que votre fille se sent mieux. Je suis heureux que votre fils aille bien.

Avec l’aide de Dieu, nous viendrons vous rendre visite quand nous retournerons en France.

Je vous embrasse.

Guillaume 

Décès de Germain Malbreil, professeur de philosophie

Il était professeur à la faculté de philosophie de l’université Lyon 3 Jean-Moulin. Il faisait partie des figures marquantes de notre instruction, surtout pour ce qui concernait la politique et la morale. Ses cours étaient étonnants et parfois destabilisants. J’ai vite senti la présence d’atomes crochus entre moi et cet individu méditatif, qui attirait parfois les moqueries et plus sûrement l’affection de ses étudiants

Germain est petit à petit devenu un ami. Il se confiait à moi après certains cours. Un jour, en 1992 ou 1993, je lui dis qu’il avait beaucoup changé d’une année sur l’autre. « L’année dernière vous étiez incroyablement sévère. Vous nous mettiez des notes en dessous de 0, vous ne vous en souvenez pas ? » Il m’apprenait que lorsqu’il était si sévère avec nous, dans sa vie personnelle, il nageait dans le bonheur, mais que la culpabilité le rongeait.

Mon indifférence aux notes, aux concours et aux titres, m’a aidé à voir en Germain un être humain que l’on peut aller voir pour discuter. Il respectait beaucoup ses étudiants, surtout ceux qui n’étaient pas très doués pour les études. Il savait voir dans leurs copies des fulgurances que personne d’autre ne devinait.

Nous avons gardé le contact après mes années d’étude. Nous nous sommes écrit et téléphoné. J’ai surtout eu la chance de lui rendre visite dans la maison qu’il a achetée dans les Corbières, au pied des Pyrénées.

Lire aussi La Maison de Germain

La Précarité du sage, 2011

Ce fut un enchantement de voir ce spécialiste de Malebranche, dont il a édité et présenté les Œuvres dans la bibliothèque de la Pléiade, parler des pierres, des tuiles, des types de bois qui composaient sa maison. Il vivait sa maison comme si c’était un être vivant.

Je suis allé chez lui plusieurs fois, dans les années 2000 et 2010. Il était un peu comme un père spirituel pour moi, d’ailleurs je lui ai présenté mon père, qui vivait ses dernières années.

J’ai de merveilleux de souvenirs avec lui mais je suis trop triste pour en dire plus.

Qu’il repose en paix. Son fils et sa fille ont eu la gentillesse de me prévenir de la nouvelle du décès. Ses funérailles auront lieu jeudi 11 janvier 2024 à l’église de Conhilac-Corbières.

La maison de Germain

Elle se situe au centre d’un village des Corbières. Non pas au centre du centre, mais sur la place de l’ancien lavoir. Or, le lavoir, dans une société traditionnelle, c’est une forme de centre, comme la place du four ou celle de l’église. Chez les Dong, en Chine du sud, les villages sont construits autour d’un centre complexe où se trouvent des bassins d’eau, la tour de la cloche (Gu Lou) où les hommes trouvent l’ombre, et un théâtre en bois, où les villageois chantent, dansent et se racontent leurs mythes. L’ancien lavoir du village de Germain est donc un peu le lieu des prodiges mythiques, des fantômes de lavandières, un lieu qui résonne encore des éclats de voix féminines qui venaient utiliser l’eau autrefois.

C’est une maison de maître, vieille d’un ou deux siècles, sans jardin mais avec une grande cour et une grange.

Germain Malbreil habite sa maison comme si cette dernière était une extension de son propre corps. Elle est très grande, beaucoup trop grande pour un homme seul, mais c’est cet espace que Germain habite, c’est dans cet espace qu’il invite ses visiteurs, qu’il les distribue et les fait voyager.

La maison possède à l’étage de nombreuses pièces qui sont autant de chambres d’amis. Comme Germain a beaucoup de visites, sa maison est souvent occupée, et les chambres sont attribuées avec soin. Elles ont des noms. Moi, selon l’époque et ma situation maritale, je suis logé dans la « chambre de Dorothée », ou dans la « chambre bleue ». Je n’ai jamais eu droit à la « chambre blanche », qui semble être plus ou moins réservée à des invités de marque, plutôt féminins, et possédant un coefficient d’intimité avec Germain plus élevée, comme son ex-épouse, par exemple.

Grâce aux inondations que la région des Corbières à connues dans les années 2000, les assurances ont permis de refaire à neuf les salles du rez-de-chaussée, le bureau, le salon, la cuisine et la salle à manger. Chacune de ces pièces est extrêmement individualisée, ma préférée étant peut-être le bureau : murs d’un rouge profond, doté d’une méridienne et des plus beaux livres de philosophie antique, médiévale et classique que l’on puisse imaginer. C’est un endroit de paix, de dialogue et de réflexion. Germain s’y assoit tous les jours, y écrit son journal, ses lettres et son Traité des passions de l’âme.

Quand il était mon professeur de philosophie, à l’université de Lyon, il me parlait déjà de ce traité des passions qu’il rêvait d’écrire, « comme Descartes », disait-il en souriant. Il prenait des notes depuis des années, peut-être des dizaines d’années. Il avait déjà publié quelques articles sur les passions qu’il jugeait primordiales. La colère, l’avarice. C’est une profonde originalité, en philosophie, de considérer l’avarice comme une passion première, car le commun des mortels la verrait plutôt comme une passion hybride entre la cupidité, la convoitise, la peur de perdre, l’insatisfaction, l’inquiétude…

Or, avare, Germain ne l’est pas, ou s’il l’est, il est parvenu à sublimer son avarice pour la transformer en une forme de don. Posséder des espaces, aimer accumuler de grands espaces variés, y projeter son esprit, s’en soucier. Posséder des espaces pour y accueillir des amis et de la famille. Considérer la maison comme un décor de théâtre, les visiteurs comme des comédiens changeants, et voir comment le décor s’accorde aux invités. Ou plutôt, faire jouer à la maison, à chaque visite, un rôle différent. Car la maison réagit différemment selon les personnages en présence. Pour Germain, cette maison est un peu un être vivant, qui a son rythme, sa respiration, ses humeurs. Quand trop de monde la peuple, c’est lui qui étouffe; et qui s’en va, laissant les clés aux visiteurs.

Et le besoin d’espace de Germain se confond avec le besoin de la maison d’abriter aussi des espaces libres, des espaces en friche, ou en attente. Plusieurs pièces, au-dessus de la grange, auraient besoin de travaux pour être habitables, mais Germain les préfère pour l’instant en l’état. Elles gardent ainsi une puissance, une potentialité dont la maison a besoin. Germain fait visiter ces lieux inhabitables, ainsi que les combles, il les considère avec autant d’affection que toutes les autres pièces de la maison, mais c’est dans leur dimension inachevée qu’il les aime, donnant ainsi une ouverture à l’imagination et aux rêves, « ici je verrais bien cela, là-haut on pourrait faire cela ». La maison reste inachevée car elle est en devenir, les pièces inoccupées jouent un rôle de réserve, de possible, de virtualité.

Cet ensemble est soigneusement enclos dans un carré. C’est l’aspect chinois de la maison de Germain. Une délimitation stricte et des dimensions modestes, à l’intérieur desquelles l’usage tend à faire proliférer les lieux et tend à l’infinité de l’espace. Les jardins de Suzhou ne font rien d’autre.

Qu’être impressionné, c’est le contraire d’admirer

Quand un étranger parle couramment le mandarin, l’audience chinoise manifeste avec cœur et avec bruit son enthousiasme. Les Chinois sont impressionnés et ils le font savoir. L’étranger doit se méfier terriblement de cela. Il risque de prendre trop de plaisir, il risque de vouloir provoquer encore et encore cette réaction de spectateurs ébahis. La déception viendra plus tard, quand il se rendra compte qu’ils s’ébaubissent mais que rien ne passe de lui à eux. Ils sont seulement impressionnés.

Impressionner, être impressionné, ce sont les deux faces d’un système dont il convient au moins de repérer la force déceptive.

Être impressionné, c’est le contraire d’admirer. Quand on admire, on est attiré vers un terrain inconnu, quelqu’un nous révèle l’existence de choses nouvelles à voir, à écouter, à penser. Par l’admiration, on est tiré vers le haut, ou vers le côté, ou vers le bas, enfin on est mis en mouvement, on est aspiré quelque part. L’admiration est une invitation au voyage.

Baudelaire admirait ses amoureuses. Moi, j’ai admiré des professeurs, comme Germain Malbreil, qui faisait de la philosophie d’une facon qui m’a bouleversé. J’ai aussi admiré des amoureuses. J’ai admiré des amis, pour leur façon de parler, d’autres pour leur facon d’écrire, ou de se comporter. J’admire les gens capables d’etre vraiment gentils, ou vraiment indulgents ; je leur trouve une force incomparable.

En revanche, quand on est impressionné, on reste extérieur à ce que l’on regarde. On pousse des Oh! et des Ah!, comme devant un feu d’artifice, et on repart inchangé.

Les Chinois aiment impressionner et, par là même, ils aiment être impressionnés. Ils savent que cela ne les touche pas profondément. Ils savent faire la mimique admirative pour n’être en rien troublés, touchés, déstabilisés.

Et l’étranger se retrouve, avec sa maîtrise relative du mandarin, transformé sans le savoir en singe savant, en bête de foire que l’on écoute avec délice mais sans communication.

Ici est le piège, et la réflexion sur la motivation qui nous pousse a apprendre une langue : veut-on impressionner la galerie, veut-on développer un savoir, ou veut-on approfondir une relation avec des gens ? Cette dernière option est peut-etre subordonnée a une méfiance sourcilleuse face aux séductions trompeuses.