Régis Genté : un journaliste visionnaire et exemplaire

Régis Genté sur Donald Trump

Il y a des auteurs dont les prémonitions sont si précises qu’elles paraissent surnaturelles alors qu’elles révèlent seulement un solide instinct ancré dans une réalité tangible et circonscrite. Régis Genté fait partie de ces journalistes dont la finesse d’analyse et la rigueur documentaire préfigurent les événements avant même qu’ils ne deviennent l’objet du débat public. Son livre sur Donald Trump, paru bien avant l’élection de ce dernier, en est un parfait exemple.

Lors de sa parution, beaucoup ont jugé que Genté exagérait. Le titre ne laissait pourtant aucun doute sur sa thèse : Trump était, selon ses recherches, entre les mains du Kremlin. L’auteur documentait minutieusement les liens de Trump avec la Russie, bien avant l’accession de Vladimir Poutine au pouvoir. Il y révélait l’existence de connexions financières, économiques et peut-être même sentimentales, voire érotiques, entre le magnat de l’immobilier et l’empire soviétique.

Ce qui fait la force de ce livre, c’est son absence de sensationnalisme. Genté ne cherche ni à accabler ni à extrapoler. Son journalisme est une enquête rigoureuse, fondée sur des faits vérifiés, loin des outrances et des interprétations hasardeuses. En cela, il s’inscrit dans la tradition des grands reporters qui laissent parler les documents et les témoignages plutôt que leurs opinions personnelles.

Plus précisément, ce qui fait la force de Genté est sa fixation sur le monde russe, et encore plus fermement sur le caucase et la Géorgie. L’inverse exacte des « toutologues » qui s’improvisent experts dans nos médias. Peut-être va-t-il un jour me faire mentir, mais en atttendant il surprend à chaque livre avec des analyses qui partent du Caucase pour aller vers l’international et l’actualité brûlante.

Or, depuis février 2025, les analyses de Genté résonnent avec une acuité troublante. Les prises de position de Trump – son mépris affiché pour le président ukrainien, ses accusations infondées de dictature, sa reprise systématique des éléments de langage du Kremlin – sont devenues si flagrantes qu’elles mettent même mal à l’aise une partie de ses soutiens les plus fervents. Son zèle pro-russe frôle l’absurde, au point de devenir contre-productif même pour ses alliés.

Ce paradoxe, qui pourrait presque prêter à des lectures littéraires sur la manipulation et la soumission, n’est cependant pas le terrain de Genté. Il ne s’abandonne ni aux hypothèses ni aux déductions gratuites. Il avait tout vu, prévu, en s’attachant aux faits, aux sources, à la matière brute de l’information qui venait de son territoire d’expertise. Cette rigueur en fait un journaliste rare, précieux, et indispensable.

Installé à Tbilissi depuis plus de vingt ans, Genté est un observateur ancré dans une réalité locale, dont il extrait des lignes de force à l’échelle mondiale. Son regard porté sur la politique géorgienne, sur l’économie du football en Russie ou sur le parcours de Zelensky avant son ascension planétaire, témoigne d’une remarquable intuition journalistique. Il perçoit les tendances profondes avant qu’elles ne deviennent évidentes aux yeux de tous.

En cela, Régis Genté est plus qu’un journaliste : il est un éclaireur du temps présent. Son premier récit de voyage, Voyages au pays des Abkhazes, publié en 2012, mériterait d’être relu aujourd’hui sous un nouveau jour. Car c’est peut-être dans les détails de ce voyage que se cachent ses intuitions les plus fulgurantes.

Prostitution et journalisme

Prostituées chinoises

Il est ironique de voir les pieux journalistes de Libération s’étonner devant le côté lugubre de la prostitution, car le journalisme moderne fonctionne sur un modèle économique assez proche de celui qui a amené Jade a accepté la brutalité sexuelle de DSK.

Peut-on penser sérieusement que les journalistes de Libération sont payés convenablement ? Qu’avec ce travail digne et prestigieux, ils sont en mesure de loger et nourrir leur famille ?

Prenez le cas du tout jeune homme qui a écrit le reportage sur les prostituées chinoises de Belleville (nord-est de Paris). Il est pigiste donc il est payé à l’article (lorsque celui est publié). Ce reportage lui a été payé moins de 400 euros, et lui a valu plus d’une semaine de travail. On n’infiltre pas un réseau de prostituées chinoises en quelques jours. Une rapide recherche sur internet montre que ce journaliste publie en moyenne un article par mois depuis moins d’un an, il gagne donc trop peu pour se loger à Paris. Vue la teneur de ses articles, il ne bouge guère de Paris, donc il réside chez ses parents, ou ses parents l’aident, ou il bénéficie d’un héritage.

En tout cas, comme la prostituée, sa vie va vite tourner au lugubre s’il ne se sort pas du journalisme avant l’âge de quarante ans.

Ouvrez n’importe quelle chaîne de télévision : le reportage en Afrique de quelques minutes, produit par l’AFP, a été payé 600 euros à un journaliste qui s’est débrouillé pour le transport, l’enquête, le logement, le tournage et le montage. On versera les mêmes émoluments pour un reportage réalisé à deux pas de la boîte de production.

Allumez la radio, le reportage qui vous tient en haleine pendant une heure a demandé des semaines de travail et a été payé 800 euros, sans prise en charge des frais de déplacement.

La question des frais de déplacement est essentielle car elle explique la centralisation de nos médias. Même les émissions de voyage finissent par multiplier les sujets centrés sur la capitale, non parce que c’est intéressant, mais parce que les journalistes ne peuvent plus dépenser la totalité de leur rémunération en frais de transport.

La rémunération des pigistes explique aussi pourquoi les enquêtes sont bâclées et pourquoi le journalisme ne peut plus honorer sa mission d’information : notre reporter de Libération n’a pas « infiltré » de réseaux chinois à Belleville, il s’est borné à prendre rendez-vous avec Médecins du Monde, et en un seul jour son article était virtuellement bouclé. L’association lui a montré ce qu’elle voulait, lui a fait rencontrer qui elle voulait. Ne restait plus au jeune homme, tout juste sorti de l’école, d’écrire pour donner l’impression d’une plongée au coeur des ténèbres urbaines.

prostituees

Alors, franchement, entre la prostituée du Carlton de Lille, qui n’était qu’une mère aimante poussée à bout, et le journaliste prêt à tout pour joindre les deux bouts, je ne vois pas de différence fondamentale. Le même délabrement moral et économique préside à leur destinée.