Un ramadan alternatif en Arabie Saoudite : quand le sacré devient un jeu d’horaires

Ahmad Angawi, « Simplicity in Multiplicity », 2025.

En mission dans la région du Golfe persique, je découvre une manière de vivre le Ramadan que je n’avais encore jamais observée, ni en Oman, ni en Tunisie, ni en Algérie, ni en France ni ailleurs. Ce n’est pas tant une question de ferveur ou de pratiques cultuelles qu’une approche singulière du rapport au temps, qui transforme le mois sacré en une inversion totale des rythmes de vie.

Dans la société saoudienne que je fréquente– et je ne prétends pas avoir une vision exhaustive – il semble tout à fait naturel d’adopter un mode de vie nocturne : puisque le jeûne interdit de manger et de boire du lever au coucher du soleil, autant dormir pendant cette période et vivre sa meilleure vie pendant la nuit. Ce qui pourrait apparaître comme une astuce de contournement est en réalité assumé avec une candeur déconcertante.

Un mois sacré, une vie renversée

Le résultat est frappant : les bureaux sont désertés en journée, les esprits somnolents, les rues calmes… mais dès la tombée de la nuit, tout s’anime. On assiste à des matchs de football à minuit, à des rencontres culturelles à des heures où, moi, je tombe de sommeil. On se réunit dans les cafés, on fait du shopping et on se rend visite jusqu’à l’aube.

Ahmed Mater, « Golden Hour », 2011.

Loin d’être vécu avec culpabilité, ce renversement des horaires est revendiqué comme une adaptation logique. Après tout, si le Ramadan impose une restriction diurne, pourquoi ne pas simplement déplacer la vie active à un autre moment ? Vu sous cet angle, on pourrait presque croire à une contrainte administrative : “de 5 h à 18 h, suspension de l’eau, de l’électricité et des approvisionnements”. Et comme face à toute interdiction temporaire, la solution semble évidente : ajuster son emploi du temps pour minimiser l’inconfort.

Ramadan : épreuve ou vacances ?

Ce mode de vie transforme alors le ramadan en une période de semi-vacances. Certes, même dans d’autres pays musulmans, ce mois entraîne une baisse de pression au travail et un ralentissement général. Mais à Riyad je remarque une inversion parfaitement explicite, et même systématisée.

Or, si l’on en revient au sens du ramadan, cette pratique semble en contradiction avec l’esprit du jeûne. Ce mois est censé être une épreuve, non pas pour souffrir gratuitement, par dolorisme masochiste, mais pour éprouver une forme de manque qui rapproche de la spiritualité. C’est un exercice de maîtrise de soi, une occasion de ressentir la faim et la soif pour mieux comprendre ceux qui les subissent au quotidien. C’est aussi une manière de créer un cadre de réflexion et de transformation intérieure.

En vivant la nuit et en dormant le jour, cette épreuve disparaît presque totalement. Le jeûne devient une formalité technique, un simple ajustement logistique. Or, sans cette sensation de manque, l’expérience spirituelle s’en trouve plus ou moins neutralisée elle aussi.

Une forme de résistance ?

Je ne porte aucun jugement et regarde cette manière de vivre le ramadan avec amusement et bienveillance. Après tout, chacun pratique sa foi comme il l’entend, et les cultures adaptent toujours les traditions à leurs réalités locales.

Cette manière de vivre le ramadan, si délibérée et assumée par la petite bourgeoisie saoudienne semble presque mécanique. Et si cette approche était en réalité l’héritage d’une relation ambivalente à la religion, façonnée par des décennies d’un pouvoir autoritaire qui en faisait une contrainte institutionnelle plus qu’un choix personnel ?

Pendant des années, la religion en ce royaume n’était pas seulement une affaire de foi individuelle, mais une structure imposée, encadrée par une police des mœurs. Dans un tel système, il est possible que la population ait appris à voir ces injonctions non comme des pratiques intimes, mais comme des règles administratives à contourner avec habileté. La stratégie était alors simple : respecter les formes sans en subir pleinement les conséquences, en adaptant la vie autour des restrictions plutôt qu’en les habitant pleinement. Résistance passive par l’obéissance passive.

Avec l’assouplissement récent du contrôle religieux, cette habitude semble avoir perduré. Pour moi, qui suis arrivé à cette religion par choix et par amour, il en va autrement : je ressens l’envie de vivre ce mois dans sa rigueur, non par excès de zèle ou par quête de pureté, mais parce que j’y trouve une valeur incomparables. Là où certains perçoivent une contrainte, j’y vois une liberté intérieure, une discipline choisie et assumée. Mais j’aime penser que la population saoudienne pratique la fête nocturne comme une sorte de subversion douce face au pouvoir.