Tabuk, des découvertes en cascades

Regardez ce mouvement du chasseur ! La gravure rupestre que je place en tête de ce billet m’est apparue dans un chaos de rochers dans la région de Wadi Disah. Mon vieil ami bédouin, après m’avoir fait crapahuter, avait de nouvelles surprises à me révéler.

Les ancêtres néolithiques des Arabes savaient créer de véritables scènes de cinéma. Homme armé et protégé d’un bouclier, le lion semble être sur la défensive. Cela ressemble autant à une chasse qu’à un combat de gladiateurs préhistoriques, où un homme seul affronte une bête féroce.

Cette autre gravure m’intéresse pour cette ligne ondoyante au centre de l’image. J’ai spontanément songé que c’était une stylisation de la rivière ou du wadi qui séparait deux paysages, deux tribus ou deux systèmes de chasse.

Il m’a paru évident que c’était un ancêtre épigraphique des hiéroglyphes d’Egypte. Un long signe qui participe à la fois de la représentation et de la signification.

À moins que ce ne soit un serpent monstrueux, une espèce de monstre du Lochness arabique. Un être mythique qui tient du dragon chinois et qui préside à la création de l’univers.

C’est l’avantage et la limite de découvrir des sites archéologiques. Il n’y a aucune raison de s’interdire a priori la moindre interprétation.

Notre pérégrination avec l’ancêtre bédouin Abu Mahdi nous mena vers une mosquée perdu au pied d’un montagne. C’était l’heure de prier.

Il y avait assez d’eau dans les citernes pour faire nos ablutions et nous nous refîmes une virginité avec quelques traits de filet d’eau éclaboussé et une demie-douzaine de versets coraniques chantés et psalmodiés.

Sortis de la mosquée, nous avions encore de nombreux paysages à traverser et Abu Mahdi s’impatientait car il était le seul à savoir tous les trésors nabatéens qu’il nous restait à découvrir. Comme il ne nous disait rien à l’avance, je croyais à chaque minute que c’était la fin du voyage et qu’on avait fait le tour des découvertes.

Seule la tombée du jour a pu sonner la fin de notre excursion.

Fariba Adelkhah et la fabrique des voyageurs : une lecture anthropologique

Fort de mon intérêt pour les recherches de l’ex-otage française et iranienne Fariba Adelkhah, j’ai commandé à la Bibliothèque nationale de Bavière ses ouvrages disponibles. Parmi eux, Les Mille et une frontières de l’Iran. Quand les voyages forment la nation (Kathala, 2012) m’a particulièrement marqué. Dix ans avant son arrestation pour cause d’espionnage. C’est un livre qui, dans un premier temps, suscite un regret – celui de ne pas l’avoir découvert plus tôt – mais qui, à bien y réfléchir, ouvre plutôt une perspective dans mes recherches sur le récit de voyage. Il s’agit d’un ouvrage essentiel sur la théorie des voyages et la façon dont ces derniers construisent des identités collectives.

Dans ce livre, Fariba Adelkhah adopte une approche anthropologique pour montrer comment migrants, pèlerins, commerçants, bannis et touristes participent, chacun à sa manière, à la formation d’une identité iranienne. Ce que j’aime, c’est sa manière de transformer ses propres expériences voyageuses en un objet d’étude. Plutôt que de livrer un récit subjectif, elle raconte ses aventures passées sous un prisme scientifique, anonymisant ses interlocuteurs, qui n’étaient autres que ses « copines » et ses compagnons, pour en faire des sujets d’enquête. Ce qui pourrait être un simple témoignage devient alors un terrain, un espace où l’expérience du voyage est transmutée en réflexion anthropologique.

Comme cela nous change des médiocres chants narcissiques de ces furtifs héros parisiens qui passèrent quelques semaines en Iran pour se faire chantres humanitaires de la liberté des femmes. Lire de toute urgence Fariba Adelkhah plutôt que L’Usure d’un Monde de M. Désérable.

La posture de Fariba Adelkhah résonne fortement avec mes propres travaux. J’ai toujours rejeté la distinction rigide entre le voyageur et le touriste, une opposition qui traverse nombre de récits conventionnels car trop ancrés dans une idéologie ambiante paresseuse. En m’inspirant de la pensée de Jean-Didier Urbain, j’ai soutenu que tout déplacement – qu’il soit motivé par le loisir, l’exil ou la recherche – participait de la même dynamique fondamentale, et que rejeter le tourisme revenait à élaborer une stratégie de distinction stérile. Loin d’être une activité réservée à une élite aristocratique ou philosophique, le voyage est un phénomène pluriel, façonné par des motivations diverses.

Dans cette perspective, l’approche d’Adelkhah rejoint également une autre dimension qui m’intéresse : celle du voyage comme captivité. Cela concerne un autre livre de la chercheuse, paru il y a quelques mois et que j’achèterai lors de mon prochain passage en France. De nombreux travaux ont déjà exploré cette pratique paradoxale de la captivité-voyage, notamment dans la collection dirigée par François Moureau sur les « récits de captifs en Méditerranée », notamment au siècle des Lumières. Mais l’étude des récits de captivité contemporains reste à approfondir. De Jean-Paul Kauffmann, retenu au Liban avant de devenir écrivain voyageur, à Ingrid Betancourt et son expérience d’otage parmi les Farcs de Colombie, jusqu’à Fariba Adelkhah qui a connu les geôles Iraniennes, il existe une continuité fascinante entre la contrainte du confinement et l’élaboration d’un récit de déplacement.

Les éditions Cartouche et le renouveau de l’aventure ethnologique

Ce n’est pas un livre, c’est une collection. Tous les livres de cette collection sont des récits de voyage, et tous consistent à aller rencontrer – puis à présenter au lecteur – une minorité ethnique, quelque part dans le monde. Tous possèdent donc le même titre : Voyage au pays des (mettre ici le nom d’un peuple minoritaire).

Le premier fut un voyage chez le Gagaouzes, un peuple turcophone qui vit aujourd’hui en Moldavie. Il y a eu aussi des récits sur les Baloutches d’Iran, les Salars de Chine, les Micmacs du Canada, les Chleuhs du Maroc, les Bobos du Burkina Faso, les Mapuches du Chili, etc.

J’ai découvert cette collection il y a quelques années, lorsque je travaillais sur le Xinjiang, cette région occidentale de la Chine, où les populations non-hans sont musulmanes. Je m’étais procuré Voyage au pays des Ouïghours, de Sylvie Lasserre. Je trouvais rigolo cette idée de donner au récit de voyage l’objectif de présenter un peuple, son histoire et sa vie actuelle, sa façon de résister et de s’identifier. Inversement, je trouvais intéressant que la connaissance des peuples se fasse à travers un récit de voyage et non un essai d’ethnologie, ou de politique internationale.

C’est de l’ethnologie au galop. Avec des références scientifiques pour ceux qui veulent approfondir le truc.

La plupart des auteurs de cette collection sont des spécialistes qui font de ce livre un moment de détente littéraire, une respiration entre deux monographies scientifiques. Le récit sur les Baloutches, par exemple, est écrit par Stéphane Dudoignon, islamologue distingué, spécialiste de l’Asie centrale. Celui sur les Lau des îles Salomon est, de même, du fameux Pierre Maranda, anthropologue canadien qui a travaillé avec Lévi-Strauss en son temps. On compte ainsi, dans le catalogue de ces voyages, des chercheurs au CNRS, des professeurs, des journalistes, et on sent dans leur Voyage un évident plaisir d’écriture, une volonté de jouer avec leur propre savoir, de le transmettre de manière légère et plaisante.

Le genre du récit de voyage possède, il faut le dire, cette particularité de jouer avec la science, et ce sont les scientifiques eux-mêmes qui s’emparent de cette propriété. C’est l’objet d’une autre collection, prestigieuse et ancienne déjà, « Terre humaine », publiée chez Plon depuis 1955. Tristes tropiques de Lévi-Strauss, L’Afrique ambiguë de Balandier, L’Eté grec de Lacarrière, tous ces livres publiés chez « Terre humaine » donnaient à leur auteur la liberté de faire des collages littéraires, des récits non chronologiques, experimentaux voire carrement speculatifs par moments.

La collection « Voyage au pays des … » (Cartouche ed.) est, dans une certaine mesure, la version populaire, rock’n’roll ou BD, de « Terre humaine ». Dans ces guides de voyage, les spécialistes se décloisonnent et donnent libre cours à leur sens de l’aventure, à la loufoquerie de leur imagination.

Cela donne des petits livres de voyage nerveux, joyeux, vivaces, tenaces et cocasses, vite écrits et vite lus.

Des Africains qui préfèrent l’Amérique : Célestin Monga

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A la recherche de récits de voyage écrits par des Africains, je suis tombé sur Un Bantou à Washington, de Célestin Monga (PUF, 2007). Economiste camerounais, Monga a écrit des articles d’opposition au pouvoir de Paul Biya, a fait de la prison, a incarné la résistance démocratique camerounaise, avant de s’exiler en Amérique dans les années 90 où il a repris ses études à Boston (université d’Harvard), et finalement trouvé refuge dans un beau bureau à Washington, dans la prestigieuse Banque mondiale.

Le passage critique vis-à-vis de la France m’a évidemment intéressé. Monga doit se justifier de plusieurs choses : de refuser l’exil que la France mitterrandienne lui offre, de ne pas rester avec ses compatriotes au Cameroun, de préférer l’Amérique à la France, et de collaborer à « la politique de la Banque mondiale ».

Même s’il reconnaît qu’il existe une « France de Victor Hugo », il ne nourrit plus que des sentiments amers pour cette France qui « apparaissait aux Africains de mon âge comme une vieille dame aigrie et recroquevillée sur elle-même, à une époque où la globalisation semblait au contraire étendre les frontières de notre galaxie » (67).
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C’est un grand lieu commun dans les études postcoloniales, de reprocher à la France de se crisper sur « sa » république, son « vieil universalisme » (A. Mbembe), les « frontières de la francité » (S. Shilton), son « identité nationale », lorsque le reste du monde s’ouvre, s’aère l’esprit, se mélange dans une globalisation vraiment moderne. Achille Mbembe écrit les mêmes mots dans sa contribution au gros ouvrage collectif, Ruptures postcoloniales, les nouveaux visages de la société français (La Découverte, 2010).

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Avant de partir pour l’Amérique, Célestin Monga s’imagine comme intellectuel africain à Paris, et cela lui répugne considérablement : « L’idée de passer mes journées à flâner dans les bistrots de la Rive gauche ou à humer l’air du Jardin des Tuileries, et mes soirées à déambuler sur les Champs-Elysées me semblait un plaisir dégoûtant » (68). C’est bien un rejet violent, épidermique. A propos de Harvard, il parlera de la « volupté de l’ascèse ». Il y a donc deux formes de plaisirs existentiels selon Monga : en France, un hédonisme pourri, délétère, décadent, où l’on traîne dans une misère morale sans issue ; aux Etats-Unis, un plaisir sain et sobre, frugal, tourné vers l’émancipation et les vrais résultats.

Paris, c’est l’apparence de la liberté, Boston l’efficacité de la vie libre.

Monga donne de nombreuses autres raisons, toutes plus légitimes les unes que les autres : le manque de sécurité, la mauvaise conscience, la « mémoire exagérément lucide ». Il donne aussi plusieurs raisons qui l’ont poussé à accepter l’éxil aux Etats-Unis plutôt qu’ailleurs. Achille Mbembe fait de même, lui qui a enseigné quelques années à Columbia. Dans l’article cité plus haut, Mbembe alarme le lecteur sur la perte de prestige de la France en Afrique, perte « dont le principal bénéficiaire est l’Amérique ». Les Etats-Unis qui, eux, possèdent une « réserve symbolique immense » avec sa « communauté noire » qui a tant de représentants dans le monde politique, médiatique et culturel.

A aucun moment Monga ni Mbembe ne disent que les Etats-Unis offrent plus d’argent aux élites du monde entier, de meilleures conditions de travail et un cadre de vie appréciable. Ou plutôt, ils le disent, mais ils n’interrogent jamais le fait que si les Etats-Unis ont tant d’argent pour attirer les élites, c’est grâce à une forme d’impérialisme dont ils sont les maîtres, et qu’ils n’oublient jamais de fermer leurs frontières, autant qu’il leur est possible, pour empêcher les pauvres de venir chez eux.

Enfin, nos amis intellectuels africains omettent tout simplement de dire que tous ceux qui bougent aujourd’hui ont plutôt envie d’aller en Amérique qu’en France. Moi aussi, si j’avais le choix, j’irais sans hésiter à Boston, New York ou Washington, plutôt qu’à Paris ou à Londres. Cela n’a rien à voir avec un rejet de l’Europe, mais tout avec le désir naturel d’aller voir sur place comment les choses se passent au centre du monde. Si j’avais vécu à Lugdunum au premier siècle, de même, j’aurais essayé de me rendre à Rome, pour voir un peu.

C’est un peu facile, en définitive, d’habiller ses choix de migrations de grands principes moraux, et de profiter des largesses américaines, faites sur le dos des travailleurs exploités, pour expliquer que la France décline du fait de son colonialisme mal digéré. Mais c’est le propre des nomades et des touristes comme moi, ils ne craignent pas la facilité.