Derval, Nicolas et Alex

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Une petite terrasse que les habitants balaient, comme à la campagne. Nous sommes à Paris, dans le 13ème arrondissement, à la fin de l’hiver 2009. Ce groupe de maisons est surnommé la « Petite Russie » car elles sont perchées au-dessus d’un grand garage de taxi et que les chauffeurs – souvent russes, allez savoir pourquoi – y étaient logés pendant l’entre-deux-guerres. Cf. Roman russe d’Emmanuel Carrère ; le grand-père de l’écrivain habitait peut-être ici.

C’est là que Derval et Nicolas m’ont hébergé lors de mon dernier séjour à Paris. Je dormais sur un superbe canapé Art-déco qui a vu passer des culs splendides depuis les années 1930.

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Derval est irlandaise et Nicolas français. Professeurs et photographe, ils partagent leur vie entre Dublin et Paris, en fonction des recherches qu’ils doivent faire, des livres qu’ils sont en train d’écrire, des congés qu’on leur donne, des cours qu’ils doivent dispenser. Le matin, je me levais sur la pointe des pieds et je disparaissais à la BNF. Leur fils, Alex, a attrapé la varicelle le lendemain de mon arrivée, et nous nous demandâmes tous si nous l’avions déjà eue. La réponse est oui, et le bébé fut le seul à souffrir. Il se réveillait la nuit, en pleurs, sans doute terrorisé par cette cage de démangeaison dans laquelle il était enfermé.

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Nicolas devrait bénéficier d’une bourse à vie de la part du ministère des affaires étrangères. Son existence seule fait plus pour l’image de la France à l’étranger que la plupart des actions qu’entreprend le gouvernement pour le Soft Power. Sur l’ensemble des îles britanniques, toutes les femmes qui l’ont croisé se pâment en parlant de lui. Elles ne lui trouvent aucun défaut, et elles lui prêtent toutes les qualités envisageables pour un homme. Elles ne parlent jamais de sa beauté physique, signe implacable qu’elles sont touchées par sa beauté physique. Elles évoquent donc son intelligence, sa gentillesse, sa modestie, son humour, son talent. Nicolas a tellement de succès que je suis obligé, moi, d’en être le détracteur, pour faire l’équilibre. La vérité est naturellement que je suis jaloux. Moi aussi, j’aurais aimé qu’on me prête tant de qualités, et faire craquer tout le Royaume-uni et l’Irlande en souriant calmement et en prenant des photos.

Il vient de la même région que moi, en France, et nous avons enseigné dans la même université à Dublin, alors je me vante de ces deux choses car tout lien avec Nicolas vous assure une sorte de renommée. Comme il est photographe, je lui ai proposé que nous fassions un livre ensemble sur la Liffey, le fleuve qui traverse Dublin. J’ai déjà écrit sur ce sujet, il s’agirait donc de reprendre le travail et d’organiser des expéditions entre copains, comme j’en ai l’habitude.

C’est un conseil que je donne à tous les sages précaires : si vous avez parmi vos amis, un homme qui a toutes les qualité, faites un livre avec lui plutôt de vous laisser bouffer par la jalousie. Mais ce que je jalouse le plus chez lui, c’est sa femme.

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J’adore Derval car elle possède toutes les qualités qui rendent les hommes heureux. Quand on pense à Derval, on pense au champagne, à la joie de vivre, à la rigolade, au luxe, à l’apparat, aux princesses et aux reines du XVIIe siècle. C’est la femme idéale pour les sages précaires, et d’ailleurs, elle me fait souvent penser à une femme que j’ai aimée autrefois. Elle est irrésistible quand elle se lance dans une histoire qu’elle invente et qui la fait rire. La dernière fois, elle imaginait un professeur célèbre dans une salle de bains, et je ne sais plus du tout où cela nous a menés. Derval est une enchanteresse. Elle mêle l’élégance française au charme irlandais, la générosité à l’intelligence. Partout où elle passe, la bonne humeur règne.

Dans tout cela, Alex et sa varicelle avaient une obsession: les machines électroniques pourvues de boutons et d’écrans. Ce gamin a le génie de la destruction informatique. Je le laissais jouer avec mon portable, pensant qu’il ne ferait que tapoter sagement, mais il activait des fonctions qui éprouvaient mes limites techniques, il fermait des programmes, éteignait l’ordinateur. Il possède l’instinct très utile d’amener une machine à son niveau d’entropie maximum. Alors quand il en eut terminé avec les ordinateurs, ils s’intéressa à nos appareils photographiques, et c’est ainsi que, dans mes bras, il réalisa ce portrait de son père, fatigué mais heureux, à une heure avancée de la nuit.

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Parfois, je me promenais dans les rues et je pensais à eux, Derval et Nicolas. A mes yeux, ils ont toujours été un couple de demi-Dieux. Je me rendais compte que je nourrissais une grande tendresse pour eux, et que cela durait depuis dix ans. Je me disais qu’il faudrait que je le leur dise un jour, mais comment faire ? On a toujours l’air bête, et j’ai horreur qu’on parle de tendresse entre amis.

24 commentaires sur “Derval, Nicolas et Alex

  1. C’est drôle, j’ai vécu quelques mois sur cette terrasse il y a 20 ans, et ma soeur y vit encore : on devine ses fenêtres au bout de la photo.
    A une époque, j’avais croisé par hasard un couple d’amis qui venait de s’installer sur l’autre terrasse située de l’autre côté de la rangée de maison.
    C’est un petit bout de ma vie qui se trouve là, étrange sensation de l’apercevoir sur ton blog.

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  2. Il se trouve aussi d’ailleurs, pendant que j’y suis, que j’ai moi aussi écrit l’anecdote sur les chauffeurs de taxi dans le géoguide « Paris » auquel j’ai collaboré.
    Mais pour être franc, j’ai toujours trouvé que ces petites maisons étaient un peu sinistres, malgré leurs terrasses.

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  3. Tu ne crois pas, Neige ? Tu as peut-être raison, je m’incline devant ta sagesse, plus ancienne et plus assurée que la mienne, qui est toujours aussi précaire.
    C’est elle qui est touchante, Silouane, davantage que le passage que j’ai écrit.
    Mart, tu trouves ces maisons sinistres ? Pour moi, elles étaient vraiment mignonnes et classe.

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  4. Qu’est-ce que ça veut dire »la Femme », Silouane ?

    Je n’ai aucune sagesse, Guillaume, s’il existe la femme idéale(ou l’homme idéal), l’amour est trop facile: il suffit de chercher.

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  5. En partant du postulat que la femme est l’Idéal pour l’homme ( elle lui permet de se réaliser à tous les niveaux et de s’épanouir): l’homme peut retrouver en chaque femme cette idéal. Je crois qu’il y a un certain égoïsme et même une mesquinerie à chercher la femme idéale qui en fait correspondrait à ma structure psychologique, mes aspirations intellectuelles,etc…C’est le meilleur moyen de se planter . Une relation réussit aussi grâce au partage, au sacrifice de son petit ego envahissant, à l’acceptation de la différence,etc. Cherche la femme idéale ou l’homme idéal est une illusion.
    En quelques lignes, mon humble avis d’aspirant à la Sagesse précaire 🙂

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  6. Belle contrubution. Silouane, tu es décoré de l’ordre du mérite précaire. Juste une réserve, toutefois : la notion de « petit ego envahissant » est peut-être un peu trop catholique et assurée d’elle-même pour figurer dans la sagesse précaire. Cette dernière ne s’embarrasse pas, j’imagine, de trouver le moi haïssable.

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  7. “petit ego envahissant” : oui, ça fleure bon la haine de soi et l’auto flagellation.
    L’église, à force de prôner d’humilité, fabrique des vaniteux. Et à force de prôner l’abstinence, des pervers.

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  8. Oui, bon, ça va.
    La notion de « petit ego envahissant » n’est pas tellement catholique. On n’a pas besoin de se hair soi-même, on a plutôt besoin de retrouver en soi-même une dimension de transcendance, en toute rigueur théologique, mes frères. La vérité, c’est que personne ne sort de son petit ego, que mettrait-on à la place si on le sacrifiait réellement ?
    Maintenant, l’auto-flagellation, c’est très bien, ça, l’auto-flagellation. Flagellons-nous donc un peu, histoire de voir quel effet ça fait. Personne ne veut plus le faire, on a oublié, les gens ne se sentent plus assez coupables, il n’y a plus que les pédophiles qui culpabilisent, et encore, tout le monde a bonne conscience, ça fait gerber, on appelle ça positiver. Moi, je dis : négativons, mes frères, et punissons-nous nous-même, histoire d’approfondir un peu la réflexion sur la face cachée notre petit ego.
    C’est comme la femme idéale, elle n’existe nulle part, rien que d’en parler c’est déja une insulte à la féminité réelle, glorifions donc les femmes concrètes et imparfaites, mes frères, les femmes corruptibles et casse-couille, les femmes un peu pourries qui sont des hommes comme nous.

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  9. “petit ego envahissant”
    Je ne l’entendais pas sous une note catholique, loin de moi. C’est plus le fruit ( si il faut chercher des explications à l’emploi de ce terme) de mes pérégrinations en terre indienne.

    Par ailleurs, un autre indice, Silouane n’est pas un prénom catholique mais orthodoxe.

    « Silouane, tu es décoré de l’ordre du mérite précaire »
    J’en suis très honoré.

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  10. Ben : Parfois, tu dis vraiment n’importe quoi. « les gens ne se sentent plus assez coupables » : ça, c’est vraiment 100% ultra hypra méga catho (et encore, je pèse mes mots) ! C’est, au mieux, parfaitement aveugle, au pire, excessivement aigrelet. Tout le monde culpabilise, la terre entière culpabilise, chacun être humain étouffe sous la culpabilité, nous mourrons sous le poids étouffant de nos auto-critiques, nous ressemblons à des petites plantes anémiées tellement nous nous reprochons à nous-même de choses, et toi, répétant le grand lavage de cerveaux planétaire de notre chère et sacrée église catholique, tu proclames : les gens ne culpabilisent plus assez. J’en ai le souffle coupé !
    Ben (regarde moi dans les yeux pendant que je te parle) : On peut tendre vers le perféctionnement de soi sans culpabilité. C’est comme un peintre devant sa toile : il passe des heures à essayer de l’améliorer, en la critiquant et en voyant l’idéal, et il le fait sans culpabilité. Il se contente d’exigence. C’est magnifique l’exigence, ça suffit amplement.

    Silouane : Ben dit une chose juste au milieu des bêtises : « personne ne sort de son petit ego, que mettrait-on à la place si on le sacrifiait réellement ? »

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  11. Mart,
    Je ne pense pas à le sacrifier réellement, il faut qu’il pense parfois à s’effacer pour écouter l’autre et être attentif à ses besoins, désirs, etc ou en d’autres termes penser moins à soi pour penser plus à l’autre.
    Facile à dire, plus dur à faire…

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  12. Silouane, le pb est-il bien posé ?
    Pourquoi ne pas dire plutôt « s’intéresser aux autres » plutôt que « effacer son moi » ? L’un est positif et tourné vers l’autre, l’autre est négatif et encore tourné vers soi. Effacer son moi, ça possède un côté autobonzaïfication qui reste très catho même si ça vient des sagesses indiennes.

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  13. Mart,
    Le langage nous enferme, peut-être tu exprimes mieux ce que je veux dire quand tu écris “s’intéresser aux autres” plutôt que “effacer son moi”
    Je ne sais pas pourquoi vous faites une obsession sur le catholicisme; je ne le connais plus depuis presque 30 ans. Si tu étais Indien, tu me dirais c’est très bouddhiste, si tu étais californien, on parlerait d’ Hare Krishna, etc…Bref, que sommes-nous, peut-être le résultat et l’alchimie de nos voyages, expériences, rencontres, lectures, etc… et on transforme ses expériences, connaissances avec notre propre structure mentale intellectuelle, spirituelle, philosophique pour donner une attitude, sa pensée, son opinion… On parle avec le bagage acquis et digéré sans que cela sorte forcément d’une tradition précise. Pourquoi vouloir faire entre dans des catégories?

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  14. Mart, grand sage, comment pourrait-on regarder ailleurs quand tu parles ?
    En réalité, je ne parlais pas très sérieusement en parlant d’auto-flagellation mais je pense qu’il y a un truc à creuser. D’abord, pour qu’il y ait de la culpabilité, il faudrait de l’interdit. Mais il semble assez évident que la société occidentale moderne est plus permissive que castratrice. Il n’y a plus d’interdits, il n’y a que de la frustration. Alors les gens s’auto-critiquent, c’est vrai, mais pas parce qu’ils se sentiraient coupables ; plutôt parce qu’ils veulent optimiser leur capital-ressource personnel en toute bonne conscience. Ca fait gerber. Ce n’est pas du catholicisme, c’est du new-age.

    La culpabilité serait-elle préfèrable ? Si on considére l’ouverture aux autres, oui. Le type qui trompe sa femme, il est bien content de lui tant qu’il le lui cache, qu’il ne s’imagine pas à sa place et qu’il ne se demande pas si elle n’aurait pas le droit de savoir pour décider par elle-même si elle le largue ou non… Si il a le courage de le lui dire et essaie de se mettre à sa place, là il commencera à vivre les choses en pleine conscience. Moi, je n’accorde pas de valeur à l’atrophie de la conscience. Tu ne peux t’autoriser à faire le mal que si tu ressens pleinement la souffrance que tu infliges : si tu souffres toi aussi du mal que tu fais. Appelons ça la culpabilité.

    L’auto-flagellation, c’est expérimenter la souffrance. Tu expérimentes, à la limite artificiellement, à titre expérimental, le mal que tu as fait, que tu feras quand tu auras l’occasion ou que tu aurais pu faire si tu en avais eu l’occasion. Tu ressens par exemple ce que ressent la fille que tu aimes quand elle s’est fait larguer par un type comme toi. En ce sens, personne n’est innocent. Tu t’en rends compte ou tu ne t’en rends pas compte, c’est tout. Je ne suis pas sûr que ce soit supra-hypra-catho, mais je pense que c’est relativement plutôt moins faux qu’autre chose.

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  15. « En réalité, je ne parlais pas très sérieusement en parlant d’auto-flagellation mais je pense qu’il y a un truc à creuser. »
    (ben | le 18 mars 2009 à 16:38)

    com/com: L’autofellation doit tout de même être plus sportive que l’auto-flagellation. Et pas de culpabilitude, juste de la souplesse.

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  16. « plutôt parce qu’ils veulent optimiser leur capital-ressource personnel en toute bonne conscience. Ca fait gerber. » Ben-i-ouï-ouï (excuse-moi, je m’entraîne aux jeux de mots pour me mettre au diapason), je ne comprends pas trop ton aversion. C’est peut-être du vilain langage économique, mais dans le fond il n’y a pas grand chose qui fasse gerber dans l’idée de vouloir tirer le meilleur parti de soi-même.

    Sinon, l’interdit plutôt que la frustration, pourquoi pas, oui. Sans doute vaut-il mieux être obéissant que frustré. Encore que. Un mouton apaisé vaut-il vraiment mieux qu’un loup affamé ?

    « La culpabilité serait-elle préfèrable ? Si on considére l’ouverture aux autres, oui. » Je n’aime pas trop cette assimilation « l’empathie va avec la culpabilité », je ne vois pas trop sa nécessité. Si on ne fait pas une chose par culpabilité (ne pas trompé sa femme par ex), ce n’est pas forcément le signe d’une grande empathie. Et vice versa, non ?

    Au delà des mots « catho », « culpabilité, etc, ce que je n’aime pas c’est ce grand gaspillage d’énergie et de bonne volonté que la plupart des gens de bonne volonté engouffrent dans la haine de soi, ou pour le moins dans le reproche fait à soi-même. Avec l’âge, on aspire à plus de productivité : l’inconfort psychologique d’accord, mais à condition qu’il soit productif.

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  17. Ce qui me gêne dans l’idée de « vouloir tirer le meilleur parti de soi-même », ce n’est pas celle de « productivité », encore, il faut voir, ce serait plutôt celle de « meilleur », en ce sens que ça pourrait supposer le refus de la, disons, « négativité ». Comme tu dis : « l’inconconfort psychologique, d’accord, à condition qu’il soit productif ». Mais, en vérité, c’est pas une condition, c’est un point de départ. Après, tu réussis ou pas à en tirer du productif. Et produire, ou même juste penser, maîtriser ce que tu ressens, en faire un joli paquet communicable, ça aussi ça reste très superficiel et loin du réel. Et il ne s’agit pas de « haine de soi », mais, en somme uniquement de conscience : « be aware », comme dit Jean-Claude Van Damme.

    Au fond, ce débat porte sur le sens de la souffrance. Si il y a un truc que j’ai appris en Afrique, c’est peut-être ça, le sens de la souffrance : pas la signification ou la justification morale de la souffrance comme « rédemption », mais la sensibilité qui permet de la percevoir et de la ressentir. En France, me semblait-il, on peut toujours regarder la télé, aller au boulot, dormir. Ici, c’est plus difficile. La vie africaine est pleine de désordres et d’empathie, par exemple il a à la fois une forte présence de la morale catholique et de ses interdits (le Gabon est le pays le plus catholique d’Afrique, disent les statistiques) et un atavisme puissant vers la polygamie qui, combinés, produisent des résultats intéressants. Et c’est pas productif du tout mais c’est passionnant à observer.

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