Une conférence du sage précaire

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Des années après mes conférences en Chine, où l’objectif était que Monsieur Tout le monde parle à d’autres anonymes, la sagesse précaire continue de sévir en Europe.

A Nankin et à Shanghai, j’avais donné des conférences sur le postmodernisme, sur l’architecture, sur Sartre et, déjà, sur la littérature du voyage. J’avais bénéficié de l’aide déterminante d’interprètes extraordinaires, tels que ma grande blogueuse d’amie Neige, mais aussi l’impeccable Lumière de L’Aube, ou la sensuelle Xu Ning Shu. L’interprète est essentiel dans une conférence bilingue, car il peut embellir et réhausser l’intérêt de l’audience.

Or j’ai récidivé. Preuve que la sagesse précaire n’est pas morte. Elle se faufile dans des institutions de tous ordres pour professer et donner des leçons. 

Fin novembre, ma conférence portait sur le récit de voyage contemporain. Cela s’est déroulé dans l’université où je fais ma thèse, à Belfast, en présence de camarades et de professeurs. Le titre était : “Ecrire le voyage dans un monde postmoderne : perspectives critiques sur un genre littéraire (dés)orienté”.

C’était un moment important pour moi et mon travail de recherche, car c’était l’occasion pour moi de partager des découvertes que j’avais faites, et aussi de transmettre un peu d’enthousiasme pour cette littérature que peu de gens connaissent.

Comme les principaux critiques anglophones des récits de voyage sont postcolonialistes, j’étais dans l’obligation de parler de ce courant de pensée. Or, comme c’est un courant très dogmatique, à la limite du sectarisme, je savais que je touchais à quelque chose de brûlant. J’avais l’ambition d’exposer ce que disaient les critiques en question, d’en souligner les apports positifs, mais aussi d’en sugnaler des limites, afin, si possible, de circonscrire une approche qui dépasse ces limites. C’était dangereux.

Pour éviter de faire une conférence ennuyeuse que personne ne comprend, au lieu de me réfugier derrière l’analyse jargonneuse d’un texte que personne n’a lu au préalable, je me suis lancé dans une présentation “parlée”. C’était construit, écrit et travaillé, mais l’apparence était celle d’une causerie, d’un cours, ou d’une improvisation. Presque rien, bien sûr, ne fut improvisé, mais la gestion du temps de parole reste un art difficile : je n’ai pas eu le temps de conclure comme j’aurais voulu. Le but n’était pas d’être parfait, ni lisse, ni impressionnant. Le but était d’attirer l’attention sur ce genre littéraire qui me plaît tant, et de montrer quelques problématiques actuelles qui existent dans le monde de la recherche.

Le jour de la présentation, je portais pour la dernière journée une moustache de Gaulois. Elle avait poussé tout le mois de novembre et je regrette que personne n’ait pris une photo de moi, en cravate, avec une carte de voyageur projetée en arrière-plan.

J’avais disposé sur la table tout un tas de bouquins reliés à mon sujet. Je pouvais les montrer à mesure que j’en parlais, comme Bernard Pivot dans une émission de télé. A la fin, on m’a dit que j’avais ressemblé à un mélange de Pivot et de Jean-Pierre Coffe, celui qui s’émerveille d’une belle tomate et qui s’énerve devant une tranche de jambon. C’était un bel hommage. C’est vrai que j’ai ce côté grande gueule et amoureux, qu’on ne prend pas au sérieux, qui agace et qui amuse en même temps.

Pour ce qui est des auteurs, j’ai évoqué Nicolas Bouvier, Michel Le Bris et son manifeste “Pour une littérature voyageuse”, François Maspero et Jean Rolin. Quant aux critiques, j’ai eu le plaisir de dévoiler en première mondiale la trouvaille du “Cercle de Liverpool”, dont j’ai parlé dans un billet récent.

Cela m’a été reproché. On ne doit pas parler de cercle, mais d’individus indépendants. C’est dommage, je trouvais que “Cercle de Liverpool” avait un côté à la fois Rock’n’Roll et footballistique extrêmement sexy. Avec ma moustache, en plus, tout cela donnait une touche Seventies du meilleur effet, genre Saint-Etienne et ses poteaux carrés, le monde ouvrier en majesté. Tant pis, j’abandonne cette jolie création ; elle n’apparaîtra pas dans ma thèse.

Une partie de l’assistance a apprécié ma présentation, et une partie s’est sentie offensée, ou gênée par mes arguments. Le désaccord de certaines personnes s’est exprimé publiquement par des regards de connivence, des grimaces, des ricanements. Peut-être ont-elles essayé de me déstabiliser, je ne sais pas. Quand on est un étranger, comme c’est mon cas, on ne comprend jamais très bien ce que font les gens autour de soi. Je ne leur en veux pas, quoi qu’il en soit, car une réaction de rejet est le prix normal à payer quand on touche à des débats actuels et conflictuels, comme la place hégémonique des études postcoloniales dans la recherche.

En revanche, j’ai beaucoup apprécié les marques de réconfort, de soutien et d’amitié que m’ont témoignées mes camarades thésards ainsi que quelques professeurs. Certains m’ont appelé le soir même, d’autres m’ont félicité les jours suivant, d’autres m’ont écrit. Ces signes de soutien m’ont réchauffé le coeur.

5 commentaires sur “Une conférence du sage précaire

  1. J’aimerais bien que tu expliques un peu plus le concept de post-modernisme, qui ne signifie pas post-colonial.
    Et puis, d’expérience, quand on veut être photographié, il faut devenir autoritaire, par exemple dire : Tiens, photographie-moi tout de suite, là, je me sens d’humeur à être photographié(e), d’ailleurs photographier les autres, c’est toujours moi qui m’y colle, marre à la fin, marre !!! ou alors, essayer l’autophotographie…

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  2. Je ne m’attendais pas à un tel conseil, Cochonfucius. On aurait tendance à me donner le conseil inverse, de fermer ma gueule et de respecter la hiérarchie.

    Nénette, le post-modernisme, c’est simplement le retour aux formes traditionnelles, par opposition au modernisme qui prétendait casser les formes anciennes pour créer des formes nouvelles vraiment en phase avec la réalité de la vie (Le Corbusier en architecture par exemple). Le postmodernisme coïncide donc avec une espèce de pessimisme (impossibilité de créer des formes vraiment en phase, impossibilité pour les mots d’atteindre les choses) et une espèce de rigolade kitsch, qui joue avec les genres traditionnels, les styles, et qui mélange tout ça dans un mauvais goût assumé.
    L’époque postmoderne a vu, en toute logique, le retour aux genres littéraires consacrés (polars, romance, espionnage,etc.). Dans le récit de voyage, l’époque moderniste avait donné lieu à des proses désenchantées et anti-exotiques comme celles de Michaux, Cendrars, Gide et Leiris. Le postmodernisme renvoie aux mecs qui posent en habit d’aventuriers comme Bouvier and co.

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  3. Ah voui, je comprends mieux, d’autant que je viens de lire dans un extrait du Nouvel Obs : « Ce soir, la postmodernité branchouille est à l’honneur. » Heureusement, avec les amis-internautes, on est éclairé(e), merci Guillaume

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  4. Il n’y a pas de quoi Nénette. Il ne faut pas prendre ces mots-là trop au sérieux, et encore moins les manier de façon à être compliqué. Modernisme, postmodernisme, ce ne sont que des notions assez vagues qui ont un sens différent selon chaque auteur. Cela me fait penser à l’opposition Classique/Baroque. Selon qu’on suit tel ou tel historien, un peintre sera rangé parmi les classiques ou parmi les baroques.

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