Tunisie 2011 : la fin de la postcolonie ?

Ce qui me frappe depuis le début des mouvements sociaux en Tunisie et au Maghreb, c’est que la France y est absente. On lui reproche toujours de ne pas être assez critique vis-à-vis des dictateurs. Incidemment, ce que je note, c’est que personne ne dit plus que les malheurs des Tunisiens viennent de l’ancien colonisateur.

Le chômage des jeunes, la hausse des prix, l’absence de liberté politique, la concurrence chinoise, tout ce dont souffre la population est peut-être liée à l’histoire coloniale, mais de manière trop indirecte, trop lointaine pour qu’on en parle sérieusement.

La gêne des politiques français n’a d’égale que celle de tous les Français d’origine tunisienne qui peuplent les médias français. Ils se taisent, ou se sont longuement tus. Pourquoi ? Ils ont des maisons là-bas, c’est-à-dire qu’ils se sont parfaitement bien accommodés du régime de Ben Ali. Tout de même, ils auraient pu profiter de leur tribune médiatique pour dénoncer ces régimes non ? Une fois de temps en temps, par solidarité. Ils ont donc un peu honte d’eux-mêmes tout en étant fiers de leurs compatriotes.

Plus profondément, ce que leur gêne nous dit, c’est ceci : avant la « révolution de jasmin », il était préférable de ne pas critiquer trop ouvertement la dictature de Ben Ali, non pas seulement parce qu’il était un rempart contre l’islamisme, mais parce qu’il ne fallait pas paraître regretter l’indépendance. À un certain niveau de conscience, critiquer un des régimes du Maghreb, c’était courir le risque de donner raison aux nostalgiques de l’Algérie française, c’était apporter de l’eau au moulin de ceux qui disent qu’ « ils » ne peuvent pas se gouverner tout seuls.

Les Européens aussi étaient mal à l’aise. Les Européens préféraient le discours confortable de la victimisation, qui consistait à dire que tout était de la faute de la colonisation. Finalement, cette obsession de la colonisation a été un rempart idéologique assez efficace pour éviter que les dictatures du Maghreb et d’Afrique ne se sentent visés par la vindicte populaire internationale.

Or, ce sont les Tunisiens eux-mêmes qui se révoltent maintenant, et qui n’ont pas de complexe vis-à-vis de la France. Ils ne craignent plus de passer pour des pro-français car cela n’aurait aucun sens. Les Tunisiens nous montrent qu’ils sont bien en avance sur nous et nos approches postcolonialistes des problèmes actuels.

L’impression que tout cela me laisse est que les études postcoloniales, appliquées aux cultures et aux sociétés africaines, sont déjà dépassées, et qu’elles le sont depuis longtemps. Pour comprendre ce qui se passe en Tunisie, on est obligé de prendre en compte la diversité de la population actuelle, ses classes sociales, son élite bourgeoise qui a soutenu les manifestations dès la première heure, son niveau général d’éducation, son utilisation des « nouvelles technologies ». La situation d’ex-colonisée de la Tunisie n’éclaire presque rien, n’apporte apparemment rien au débat.

Le poète et essayiste Adbellawab Meddeb, dans une tribune au Monde d’aujourd’hui, résume assez bien la situation intellectuelle dans laquelle cette « révolution du jasmin » nous plonge : « Il semble que les événements de Tunisie devraient nous éviter un double tropisme : celui du paternalisme de la décolonisation et celui de la pensée différentialiste et hégémonique qui divise le monde en centre et en périphérie. » Que ce soit l’immolation de Mohamed Bouazizi dans le village de Sidi Bouzid, ou le rôle de la blogosphère, tout se passe à la phériphérie et dans la déterritorialité. Et quand on cherche un centre, par rapport à cette périphérie, on l’imagine plutôt dans la relation Chine/Etats-Unis, ou Europe/Afrique, ou Occident/Islam, mais certes pas à Paris.

La territorialité, dont les soulèvements ont contesté la préséance, ce n’est pas la France, c’est l' »appareil d’Etat » (pour parler comme Deleuze). Et la déterritorialisation, produite par les anonymes tunisiens, est le résultat d’une machine de guerre (encore Deleuze) créatrice d’un discours qu’on a encore du mal à entendre car il dit des choses incertaines, subversives et nouvelles.

C’est peut-être la fin du fantôme de la colonisation, la fin de la postcolonie, et certainement la ringardisation des études postcoloniales.

12 commentaires sur “Tunisie 2011 : la fin de la postcolonie ?

  1. Voilà l’article que j’attendais.

    Il y a quand même quelque chose de bien « postcolonial » dans le soutien que Paris a apporté jusqu’au dernier jour à Ben Ali, avec cette proposition d’Alliot-Marie, d’envoyer des flics français spécialistes de la répression anti-émeutes en Tunisie pour « encadrer les manifestants ». Si ça n’avait tenu qu’à Paris, Ben Ali serait toujours au pouvoir et des milliers de Tunisiens seraient en train de se faire torturer dans les centres de la Garde Présidentielle ; exactement la même chose qu’en Afrique centrale. Hier, j’ai entendu Guaino ressortir les vieilles antiennes du « non-interventionnisme » de la France dans ses ex-colonies : quand il s’agit de soutenir des dictatures corrompues, ce n’est pas de l’interventionnisme néo-colonial ; mais quand on est face à des révoltes populaires, là il faut surtout montrer la plus grande prudence.

    Donc, pour « la France », c’est-à-dire pour la politique extérieure de la République, la lecture des événements tunisiens reste complètement imprégnée de la tradition « postcoloniale ». Et une « approche postcolonialiste » reste dès lors le meilleur moyen de comprendre la politique française, même si, effectivement, la réalité des faits sur place, glisse progressivement hors de cette grille de lecture.

    Personnellement, je suis fatigué d’entendre des gens parler de « paternalisme de la décolonisation », comme si c’était un truc ringard de critiquer le néocolonialisme français. Ce qui est vraiment ringard, à mon avis, c’est la misère atroce dans laquelle croupissent des peuples dont les gouvernements corrompus et incompétents sont activement soutenus par la France.

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  2. Je ne suis pas sûr de comprendre ta position, Ben. Cela fait plusieurs fois que tu admets que les grilles de lectures « postcolonialistes » ne sont plus adaptées pour comprendre la réalité africaine (ou que ces grilles de lecture amènent à dire des choses fausses, ce qui revient au même). Tu m’accorderas aussi je pense que l’approche postcoloniale est encore plus incapable de comprendre la réalité asiatique.
    Je me demande alors ce que tu cherches à défendre ; est-ce tel ou tel auteur africain, que tu ne voudrais pas voir jeter avec l’eau du bain ? Ou bien la crainte que nous baissions la garde devant les responsabilités des Français et des Occidentaux dans les atrocités qui accablent l’Afrique ? Ou même qu’on en arrive à sous estimer la gravité de la colonisation ?
    Ou est-ce autre chose ?

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  3. bonjour,

    très intéressant article. Pouvez vous tout de même, pour les néophytes qui n’ont pas encore leur diplôme en « études postcoloniales » et en leur critique, expliquer ce que vous entendez par « déterrioralité », pour qu’ils/je comprenne(nt) tout !

    merci !

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  4. Je pense qu’il faudrait distinguer plusieurs choses.

    d’abord, d’après ce que je comprends, les études postcoloniales au sens universitaire du terme, n’ont jamais eu pour but de comprendre des réalités africaines ou plus généralement tiers-mondistes : elles forment plutot une sorte d’auto-critique de l’homme blanc par lui-même qui s’évertue, de manière un peu nombriliste et peut-être malsaine, à distinguer les traces de sa culpabilité coloniale et raciste dans ses propres productions littéraires. Ca peut avoir son intérêt. Par exemple, il faut bien s’interroger sur le racisme outrancier de Voltaire, sur les conséquences dramatiques de la théorie des climats de Montesquieu, ou encore sur le silence de Rousseau qui ne dénonce nulle part la traite négrière…

    Ensuite, il y a le système politique des Etats postcoloniaux, qui a été bien décrit par Mbembe et d’autres, qui est une réalité africaine et dont les études postcoloniales, et c’est à mon avis leur vrai défaut, ne disent rien. Pour moi, si l’autocritique de l’homme blanc, son « sanglot », comme disait l’autre abruti, a un sens, ce n’est pas par une espèce de complexe judéo-chrétien de merde, c’est parce que la souffrance et le désespoir des peuples en particulier en Afrique centrale, mais on peut aussi penser à Haïti, sont tels, que à moins de se bétonner la conscience, il est impossible de ne pas ressentir une sorte de malaise.

    Or, dans ce malaise, les études postcoloniales me paraissent plus supportables que l’odieuse tendance qui consiste à se dédouaner cyniquement de toute responsabilité occidentale dans la souffrance actuelle des peuples noirs. Il y a plein d’intellectuels français ou autres qui ont trop tendance à mépriser les problématiques « tiers-mondistes », à dénoncer le complexe de culpabilité postcolonial gauchiste, à vitupérer contre l’humanitarisme occidental, et finalement … Moi, je vois la postcolonie tous les jours, et je trouve un écho beaucoup plus acceptable à mon malaise dans les études postcoloniales que dans la bonne conscience de la majorité des intellectuels français.

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  5. Complétement d’accord avec Ben.
    Juste untruc : Il n’y a pas de bonnes ou mauvaises consciences chez les intellectuels français aujourd’hui (qui ne construisent rien, n’ont pas d’idées, pas de projets,pas d’ide -a partir leurs petites carriéres…) aujourd’hui par rapport au post-colonies mais plutôt une indifférence polie, sourde et froide. Bref pas de conscience du tout.ci, L’Afrique on s’en fout quand a Haiti n’en parlons pas, ça faira l’occasion d’un concert de soutien de charité de merde de plus pour faire monter l’audimat sur TF1 pour faire plaiqr a la ménagére de moins (ou plus, je m’en fous…) de cinquante ans. En plus d’être malsain , c’est complétement flippant cette récupération de la misére étrangére…

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  6. Merci à vous tous pour vos commentaires.
    Nath01 : La « déterritorialité », c’est le mot qu’emploie Meddeb dans son article publié dans le Monde. Cela vient du concept de « déterritorialisation », créé dans les années 70 par Deleuze et Guattari pour désigner un rapport à l’espace et aux territoires en tant qu’on les quitte, en tant que fuite. C’est une forme de désorganisation, d’anarchie, de subversion, mais appliquées aux rapports des vivants avec les lieux. Ici, Meddeb veut dire, je pense, que les blogs, l’internet, qui ont été le véhicule de la révolution, permet de parler, de lire, d’échanger, sans être nulle part de précis, ou en étant partout à la fois. Les Tunisiens de France pouvant réagir avec ceux de Tunis, et ceux de Tunis avec ceux des lieux perdus, avec la même vitesse.

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  7. Ben : Oui, si l’alternative est soit l’approche postcoloniale, soit l’attitude réactionnaire qui justifie le néo-colonialisme, en effet, ce n’est pas le malaise, mais l’étouffement, qui nous guette. Clairement, tu vis en Afrique, donc tu n’es pas submergé par les flots de conneries écrites par des universitaires ignares, et ta position te protège.
    Tu dis : « les études postcoloniales au sens universitaire du terme, n’ont jamais eu pour but de comprendre des réalités africaines ou plus généralement tiers-mondistes : elles forment plutot une sorte d’auto-critique de l’homme blanc par lui-même qui s’évertue, de manière un peu nombriliste et peut-être malsaine, à distinguer les traces de sa culpabilité coloniale et raciste dans ses propres productions littéraires. »
    Cela est vrai pour « Orientalism » de Said, mais les études postcoloniales parlent de mille autres choses. D’ailleurs c’est à ça qu’on les reconnaît, elles parlent un peu de tout. En premier lieu, les études postcoloniales étudient quand même les productions qui viennent des territoires colonisés, ou assimilés comme tels. Mais dans une lumière en effet ethno-centrée, narcissique, où le fait colonial en central.
    Et c’est là que je vois la fin de la postcolonie, ainsi que la fin des études postcoloniales : de plus en plus, on verra que le fait colonial est important, mais qu’il n’est plus central pour comprendre les textes, les révoltes, les régimes et les cuisines.

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