Lisa Lowe et le danger médical du postcolonialisme

Je croyais en avoir fini avec le postcolonialisme, car j’avais écrit ma position sur le sujet, m’étais fait critiquer vertement, et avais décidé de retirer toute mention de ce courant sectaire de mes recherches.

C’était en fait impossible. Tout article sur le récit de voyage, du moment qu’il est écrit en anglais, renvoie presque nécessairement à un livre ou un autre article qui semble incontournable, et qui révolte le lecteur, à la fois dans son intelligence et dans son cœur. Le problème n’est pas de voir critiquer la France, ses gouvernements, ses intellectuels successifs, ni même l’Europe et l’Occident. Le problème n’est pas non plus de devoir lire des argumentaires légers et peu cultivés. Le problème est de se sentir englué dans un environnement intellectuel pauvre, qui assène constamment les mêmes approximations, comme si elles étaient la vérité révélée (d’où l’aspect sectaire des Cultural studies.)

J’ouvre donc un livre qui est devenu un classique outre-manche : Critical Terrains. French and British Orientalisms, de Lisa Lowe, publié en 1991. Elle dit que Roland Barthes, dans L’Empire des signes (1970), jette un regard néocolonial sur le Japon en ceci qu’il voit chez cet « Autre », un territoire désiré de pureté ethnique, sémiologique et idéologique. En Chine, de même, Barthes et d’autres perçoivent une altérité radicale, incompréhensible, et dont la pureté révolutionnaire est un objet de désir. Voilà, les mots sont plantés : désir de l’autre, l’autre comme objet du désir de la conscience occidentale, altérité aliénante.

Et voici que Lisa Lowe, à partir de ce constat un peu banal, en vient à conclure en quelques lignes que la France dans son ensemble est restée raciste, colonialiste et impérialiste. Elle évoque Le Pen et le FN, et dit que, depuis les années 1950, la situation des populations issues d’Afrique du nord et des Antilles n’a pas évolué. Que nous entretenons toujours avec eux des relations « colonisateurs/colonisés » (méprisant au passage les millions de Français issus d’Afrique qui sont parfaitement intégrés à la culture, la société et l’économie du pays). Que la colonisation de la France a juste changé de nom, mais pas de nature (niant par là toute autonomie des jeunes Etats africains, et toute évolution historique).
Elle postule tout cela, comme toujours. Elle affirme ces choses sans aucune étude, sans aucune preuve, sans aucune recherche particulière, ni sociologique ni démographique, ni politique, ni économique. Elle ne fait appel à aucun chercheur africaniste par exemple, ni cherche à comprendre l’historicité particulière à chaque groupe. Non, plutôt que tout cela, l’affirmation massive que rien n’a changé en France sous le soleil impérial de la république prétendument racialiste.
Le chapitre se termine là, en disant que pour trouver des discours qui sortent du colonialisme et de l’orientalisme, il faut se tourner vers les discours de décolonisation, des subalternes et des féministes. Eux seuls savent développer une pensée qui échappe aux oppositions binaires ici/ailleurs, nous/eux, bien/mal…
Le personnel universitaire postcolonialiste considère ce livre de Lisa Lowe comme un classique. Une lecture recommandée, jouissant de toute la légitimité sociale, académique, politique, du système dominant à l’intérieur des French studies. Pas étonnant que les étudiants disent que la France est le pays le plus raciste du monde. Ils ne font que refléter les pratiques discursives en place depuis au moins vingt ans dans les courants de pensée les plus hégémoniques du monde anglophone.
Pour ma part, j’ai peine à survivre dans cet environnement intellectuel. C’est étouffant, oppressant. Je ne peux pas respirer dans la prose de Lisa Lowe. En général, la violence aveugle, brutale et ignorante des études postcoloniales est quelque chose qui m’affecte physiquement. Cela provoque chez moi des chutes de tension. Quand j’étais jeune, j’ai lu trop de choses intelligentes. A la moitié du chemin de la vie, je ne peux pas ne pas me sentir accablé et menacé médicalement par un tel amoncellement de conneries.

5 commentaires sur “Lisa Lowe et le danger médical du postcolonialisme

  1. Un exemple de cette prose :

    http://www.goodreads.com/author/quotes/1917.Lisa_Lowe

    « …it is necessary to act within but to think beyond our received humanist tradition and, all the while, to imagine a much more complicated set of stories about the emergence of the now, in which what is foreclosed as unknowable is forever saturating the « what-can-be-known. » We are left with the project of visualizing, mourning, and thinking « other humanities » within this received genealogy of « the human. »

    Pas trop fluide, indeed.

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  2. « Humanisme », « forclos », « généalogie », « le maintenant », « l’humain », c’est de la French theory réchauffé. Je suggère qu’on s’en tienne à lire Foucault, c’est plus sage, plus subversif et mieux écrit.

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  3. Elle a été traduite, cette dame? Parce que moi, le texte en anglais de Cochonfucius, j’y comprends rien, mais ce que tu en dis me donne envie de la lire. D’ailleurs, la forclusion, c’est du Lacan, et j’ai l’impression que lire Lacan aussi peut faire chuter la tension et même causer le cancer.

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  4. Ah oui Ben, toi, tu serais à l’aise, si tu étais à ma place. Je te vois bien prendre le postcolonialisme à bras le corps, en atténuer les failles et les lacunes, et en souligner les apports. Moi, je ne suis pas assez généreux pour cela. Je ne suis pas capable de faire abstraction du fait que ceux qui développent ces théories sont de gentils bourgeois dépolitisés, qui ont remplacé la conscience de classe par le multiculturalisme, qui critiquent les Etats mais qui collaborent avec zèle à l’administration, qui voient partout les effets du colonialisme ce qui fait écran à toute autre considération socio-historique.
    Récemment, par exemple, le démographe Emmanuel Todd a publié avec Youssef Courbage « Le Rendez-vous des Civilisations » : ils y avaient quasiment prévu les révolutions actuelles du monde arabe, grâce à des données sérieuses concernant le taux de mortalité infantile, le taux d’alphabétisation, la scolarité des filles, la natalité, donc le contrôle des naissances. Bref, ils ont étudié des sociétés dans leur historicité, et ne se sont pas limités à ressasser les mêmes concepts infalsifiables tels que « traumatisme », « violence », « culture », « néocolonialisme », « reconnaissance culturelle », « autre », etc.
    Sinon, non, je ne crois pas que Lisa Lowe soit traduite en français. Et oui, Lacan peut causer des infractus et des ulcères, mais au moins il écrivait à l’époque des grands délires conceptuels, ça joue en sa faveur.

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  5. Il y a un truc énervant dans ces machins postcolonialistes, c’est cette espèce de rigorisme de chapelle, on sent bien le sectarisme un peu puritain, idéaliste et déconnecté, avec au fond une sorte de ressentiment. C’est typiquedes littéraires qui font de la théorie, ils n’ont pas les codes et le recul, les pauvres choux.

    J’ai lu un truc de Peter Sloterdijk qui évoque le postcolonialisme. C’est dans « temps et colère ». (http://colblog.blog.lemonde.fr/2008/02/27/peter-sloterdijk-colere-et-temps-essai-politico-psychologique/)

    « il faut déligitimer et rompre le lien fatal noué entre intellectuels et ressentiment, qu’il s’agisse aussi bien de penseurs féministes, postcolonialistes ou écologistes. »

    Mais le ressentiment, ça qui vient des conditions psychologiques et universitaires qui produisent de la frustration, de l’enfermement et de la bêtise, je pense que si on regarde les fondamentaux, il y a dans le postcolonialisme une problématique qui reste possible, celle de Saïd ou d’autres que je ne connais pas.

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