
Le voyageur est sans arrêt dans une situation de déchiffreur de signes. Son rapport aux signes (langue étrangère, pancarte, plan de ville, cartes, coutumes, manières, visages), fait lui-même partie du contenu du récit de voyage.
Les signes sont à la fois les instruments du voyage mais aussi un thème d’écriture, une des composantes thématiques et poétiques des textes littéraires viatiques. Le voyageur doit apprendre à lire un paysage et une ville, à en saisir la logique, mais aussi, d’après Bouvier, à être capable de recevoir une forme d’enseignement, dispensé par la cité. Dans la capitale de Ceylan, il confesse ne rien comprendre « à la leçon de la ville ». L’île, où il séjourne six mois, se révèle être un « non lieu », comme le suggère Jean-Xavier Ridon dans son livre sur Le Poisson-scorpion, mais aussi dans une certaine mesure un « non signe », puisqu’elle abrite selon Bouvier des « fantômes de lieu » qui « ne méritaient pas de nom » (Routes et Déroutes, p.1341).
Dans Le Poisson-Scorpion (récit de ce séjour à Ceylan vécu en 1954, fini d’écrire et publié en 1981), Bouvier fait un usage extrême – et même, pourrait-on dire, un usage-limite – de la sémiologie, pour faire du récit de voyage une expérimentation littéraire du signe narratif.
De fait, derrière la construction chronologique apparente du texte, Bouvier établit un ordre plus discret, qui permet une deuxième lecture, alternative et complémentaire. L’ensemble du livre s’agence autour d’un seul signe. Il s’agit d’un écriteau sur lequel sont écrits ces mots : « Zone de silence ». Là encore, la description que je fais ici est élémentaire, et pourtant, nulle part dans la critique on n’y trouve la mention. Cela fait partie du mystère bouviéresque : ce qui crève les yeux est en même temps ce qui aveugle. (Dit comme cela, ça a l’air plus absurde que dit autrement.)

Le signe « Zone de silence » structure tellement Le Poisson-scorpion que cela devait être le titre du livre, avant que Bouvier décide au dernier moment le titre définitif. Voyons tout cela en trois temps, car le signe revient à trois reprise dans le récit.
1.
L’écriteau se situe près de l’hôpital de la ville où le voyageur loge pour la durée du récit. La mention de cette « Zone de silence » apparaît d’abord comme un signe topographique qui annonce au voyageur qu’il entre en zone hospitalière, mais joue en même temps un rôle de signe funeste, introduisant la narration dans un monde inquiétant. Bouvier interprète cet écriteau a posteriori comme un signe annonciateur des turbulences à venir : « Dans la géographie comme dans la vie il peut arriver au rôdeur imprudent de tomber dans une zone de silence » (PS, 737), prémonitoire d’une folie sourde qui allait le posséder, un silence dans lequel il allait sombrer, comme ces « calmes plats où les voiles qui pendent condamnent un équipage entier à la démence ou au scorbut » (PS, 737).
Bouvier ne cherche pas tant à créer un suspens qu’à parsemer son récit, dès le début, d’un signe fort qui indique qu’il va devenir fou : « Il est plus rare qu’on prenne la peine de l’en avertir », termine-t-il le chapitre. Il a donc été averti par l’écriteau qu’il entrait dans une forme de silence dont le récit se proposera de trouver, ne serait-ce que par des procédés mythologiques ou fabuleux, un dénouement.
2.
L’expression « Zone de silence » revient sous forme du titre du chapitre VII, au premier tiers du livre, mais sans renvoyer à la zone hospitalière où était planté l’écriteau. Enigmatiquement, ce chapitre traite de deux lieux de restauration, où le narrateur aime s’attabler. Le premier, l’ « échoppe du témoin », est une gargote où une population modeste joue aux courses, et où le narrateur se trouve « si bien pour écrire, pour convoquer mes fantômes et mes ombres » (PS, 752). Il y fait la rencontre de la petite bourgeoisie sri-lankaise, jeune, masculine, célibataire et sur-jouant une modernité occidentale.
Le deuxième lieu décrit est l’opposé du premier ; il s’appelle « Oriental Patissery », et constitue le quartier général d’un mouvement d’extrême-gauche, animé par des intellectuels qui ont opté pour des habitudes vestimentaires traditionnelles, et qui promeuvent, sur le modèle de Gandhi, une rencontre entre le marxisme et une forme de rejet de l’Occident.
Or, ni « l’échoppe du témoin », ni l’ « Oriental Patissery » ne sont des lieux silencieux. Alors, pourquoi avoir intitulé ce chapitre « Zone de silence » ?
Dans les deux cas, il semble que Bouvier veuille signifier que c’est précisément dans les espaces de convivialité, de chaleur humaine, de parole libre et de débats politiques, que le narrateur se rend compte de son incapacité à entrer en relation avec la population locale. Ces boutiques semblent plutôt figurer un espace de solitude où le voyageur prend conscience de son inexistence : « Le calme plat : je pourrais m’effondrer, le nez dans ma soucoupe sans que personne en dehors des blattes s’en avise de longtemps » (PS, 752). C’est dans ces circonstances qu’il perçoit pour la première fois que les apparences sont creuses et ne cachent qu’une absence terrifiante de vitalité : la chaleur humaine n’est qu’une « jovialité funèbre » (PS, 757), les discussions des « péroraisons spectrales » (PS, 758), et ces faux-semblants restent malgré tout le dernier rempart devant la suite logique que Bouvier entrevoit à toute vie dénuée du minimum de divertissement pascalien : « nous pourrions tous, et tout de suite, nous trancher paisiblement la gorge » (PS, 758). La zone de silence, dans ce chapitre, semble donc désigner le monde extérieur dans son ensemble, comme étant fantomatique et essentiellement illusoire. Le silence, ici, figure l’épisode dépressif du voyageur incapable de se mouvoir, assistant atterré à son propre effondrement dans la perte de l’usage de la parole.
3.
Finalement, Poisson-scorpion se termine sur un troisième mouvement, incarné par l’écriteau lui-même, celui qui est apparu dès l’entrée dans la ville, qui apparaît à la fin du livre pour dénouer la crise qui accable le narrateur.
La « Zone de silence » devient symbole actif, puisque le narrateur se cogne la tête contre la pancarte et ce choc provoque le réveil, ou l’annulation, du sortilège dans lequel il était emprisonné.
Dans ce vingtième chapitre, intitulé « Le dernier enchanteur », le narrateur assiste à un spectacle de fakir qui lui fait ressentir un effroi panique et profond. Cette panique vient d’une anomalie sémiologique produite par une « inversion du geste » : le gymnosophiste sort des couteaux de leur fourreau, mais plutôt que de les lancer sur une cible, comme on s’y attend, il se les enfonce dans la gorge et la nuque « sans faire sourdre une goutte de sang », puis fait le tour de l’assemblée en mimant le mort-vivant. Bouvier voit dans ce sinistre fakir une « menace à peine déguisée » et décide de s’enfuir. Sur le chemin du retour, il voudrait pleurer, mais n’y parvient pas, et c’est alors qu’il va « donner du front contre l’écriteau rouillé et tordu qui annonce l’hôpital » (PS, 809), ce qui lui ouvre l’arcade sourcilière.
Le sang coule, et pour Bouvier qui le boit dans sa paume, ce sang est « délicieux et salé » : le voyageur est en train d’effectuer une mue, une catharsis physique qui le guérit de sa torpeur. Signe de cette mue, il laisse derrière lui « une trace gluante comme les insectes moribonds » (PS, 809), mélange de sang, de larme et de morve, « épanchement miraculeux », par quoi il sera sauvé :
De retour dans ma chambre j’ai commencé à faire mon bagage en répandant du sang partout. Cette plaie n’avait pas d’importance en regard du grondement d’allégresse qui montait autour de moi. A présent je pleurais pour de bon et jamais larmes ne m’ont paru meilleures. (PS, 809)
Il n’est donc pas étonnant, en définitive, que le titre que Bouvier comptait donner à ce livre, pendant toute la période de rédaction, était « Zone de silence » plutôt que Poisson-scorpion.
Et cet écriteau, signalétique contondante, ouvre à la possibilité d’une sémiologie propre au récit de voyage. Si l’on suit l’hypothèse de David Scott selon laquelle la littérature du voyage constitue un système sémiotique à trois membres (le voyagé, le voyageur et le récit) apparenté à la triade de Charles Peirce, « indice », « icône » et « symbole », alors Bouvier a créé avec l’écriteau « Zone de silence » un agencement complexe capable de faire passer le récit sur des lignes tantôt symboliques, tantôt narratives, et tantôt descriptives.
Il s’agit d’un signe qui permet à la fois de déterritorialiser le récit en lui faisant échapper aux noms et aux lieux, et de le re-territorialiser sur des indices corporels très précis, tels que la « tête », la « carapace », la métamorphose du corps et la libération des fluides (sang et larmes).
Merci pour ce bel exposé de sémiotique triadique !
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Ouh la « sémiotique triadique »…çà devient violent la, c’est du hard même, en même temps, ça jette…j’ai toujours pas digéré (compris ?)l’article sur le visage,Bouvier, Lévinas etc… il faut dire que je travaille aussi dans la vraie vie (en plus d’être assistant commentateur pour pas un rond sur ce blog, je suis aussi documentaliste et prof -pour un peu plus que pas un rond d’ailleurs-)donc la fatigue aidant je ralentis en ce moment et lis les billets de plus en plus lentement, mot à mot presque, car c’est quand même diablement interessant.Je sais quoi lire cet été en tout cas, un Bouvier c’est sur ou de la philo, un peu.Ciao.
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Tu as raison, c’est une bonne lecture pour l’été. Je recommande le tome des oeuvres, avec plein de photos et des textes satellites très chouettes, comme « Notes en vrac sur le visage », « Le hibou et la baleine », L’histoire d’une image », etc.
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Merci du conseil.
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… » J’avais mis la main en casquette pour mieux voir » …(Le poisson-scorpion). Je connais bien ce geste qui consiste à s’abriter le regard du plein soleil . Ici on dit … » mettre sa main en visière devant ses yeux pour se protéger des reflets »…
À la bibli j’ai trouvé aussi Le vide et le plein,Chronique japonaise,Le dehors et le dedans . Je ne sais pas encore si je pourrai passer à travers toute cette lecture cet été ; ou bien si j’y comprendrai quoi-que-çe soit : mais de savoir que ces récit ,carnets, chronique,poèmes existent , cela apaise mes angoisses.
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