La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir.
Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, 1859.
Parmi les types de récits de voyage contemporains, la flânerie urbaine a une place à part et doit faire l’objet, au moins une fois dans son histoire, d’un billet de blog précaire. Car la figure du flâneur, depuis la description de Charles Baudelaire et la théorisation par Walter Benjamin, ne s’est jamais éteinte à Paris.
Des esprits malins diront que c’est Edgar Alan Poe, non Baudelaire, qui a inventé la flânerie. Les esprits malins se trompent car L’Homme de la foule de Poe (traduite par Baudelaire avec des mots similaires à ceux de la citation ci-dessus!) décrit un comportement déviant, « le génie du crime profond », alors que le flâneur est un producteur. L’homme de la foule de Poe est un homme qui ne dort pas, qui respire et ne vit que dans le trafic, c’est un fantôme qui ne voit pas le narrateur qui le suit à la trace (même quand celui-ci se poste en face de lui). C’est un personnage de conte à dormir debout, magnifique, profond, mais ce n’est pas un flâneur. Baudelaire se sert de l’oeuvre de Poe pour élaborer cette figure de l’art moderne qu’est le flâneur : une autre façon d’être « de la foule », une autre façon d’ « épouser la foule ».
Et cela nous mène à établir tout de suite que « flâner » ne signifie pas « se promener, errer de-ci de-là sans but ». Ou plutôt, ceci est une définition courante, mais n’est pas celle que nous utiliserons dans un contexte littéraire. Pour nous, la flânerie signifie un déplacement citadin réfléchi, qui a pour but de couvrir un certain territoire et d’expérimenter des états de perceptions variés. Je l’avais abordée brièvement dans une typologie des récits de voyage.
Du Spleen de Paris (commencé en 1855) à Zones de Jean Rolin (1995) et même Un livre blanc de Philippe Vasset (2007), les essais de littérature ne manquent pas, depuis 150 ans, pour décrire une action de déplacement individuelle dans la ville, mêlant méthode stricte et incertitude téléologique, scientificité et désordre mental.
Le triptyque surréaliste Le Paysan de Paris de Louis Aragon (1926), Nadja d’André Breton (1928) et Les dernières nuits de Paris (1928) d’André Soupault, ainsi que Le piéton de Paris de Léon-Paul Fargue, sont autant de récits de déplacements dans la capitale française, qui constituent explicitement des tentatives littéraires pour déconstruire une forme bourgeoise de littérature. Walter Benjamin voyait dans la flânerie, si j’ai bonne mémoire (mais il faudrait vérifier), une lutte inégale de l’individu moderne pour restaurer un rapport créatif à la ville, et ne pas laisser la marchandise et le commerce dicter les logiques de déplacement et de pratiques urbaines.
C’est cette association entre déplacement et résistance qui est au centre de la « psychogéographie » mise en avant par Guy Debord, dès 1955. L’année même où fut publié Tristes tropiques, qui se voulait une somme définitive sur le temps des voyages, un mouvement d’avant-garde parfaitement obscur prenait déjà une voie tangentielle pour concentrer le voyage dans un périmètre restreint et lui donner un objectif presque clinique, et quasi politique : « La psychogéographie, écrit Debord dans Les Lèvres nues, se proposerait l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu , consciemment organisés ou non, sur les émotions et les comportements des individus. »
S’il n’y a pas de définition définitive du flâneur, et pour la raison avancée par Rebecca Solnit qu’il n’existe pas, il n’en reste pas moins que quelques paramètres descriptifs simples sont constants : « the image of an observant and solitary man strolling about Paris. » (Solnit, Wanderlust. A History of Walking.)
On peut ajouter à cela que s’il est seul, le flâneur entretient un rapport intense avec le collectif, auquel il se sent appartenir ; il observe la population et les bâtiments, mais son point d’observation n’est pas de surplomb (il est un « homme de la foule »). Il entre donc dans un rapport dialectique avec ses contemporains, tantôt s’en distanciant pour prendre du recul, tantôt y fusionnant pour apprécier les changements d’ « atmosphères psychiques » (Debord). Ainsi, s’il « flâne » dans une ville, le déplacement du flâneur n’est pas une promenade de pure détente, mais plutôt un art de la marche qui cherche à subvertir les modalités utilitaristes des flux humains planifiés par l’urbanisme officiel.
Le situationnisme (d’où procède la psychogéographie, ou plutôt qui a fusionné avec elle) est généralement considéré, sous l’angle de la pratique des villes, comme un mouvement successeur du surréalisme, et un moment important de la théorie de la flânerie, mais il n’a pas nécessairement produit un ensemble de textes qui pourraient être considérés comme des récits de voyage. L’ensemble de sa production textuelle, branchée sur l’espace urbain, l’exercice de la « dérive » et les productions audio-visuelles centrées sur les territoires et leurs usages, forment cependant des composantes narratives et théoriques qui influent sur l’évolution du récit de voyage. De surcroît, l’importance de l’approche situationniste est considérable dans l’écriture du voyage des décennies suivantes, et c’est la raison qui me fait m’arrêter sur ce mouvement.
Un auteur comme Jean Rolin reprend la figure du flâneur dans les années 90 et rend hommage à Guy Debord à plusieurs reprises dans Zones. Plus généralement, la psychogéographie doit à ceux qui s’en sont revendiqués, ces dix dernières années, d’être étudiée dans le champ de la littérature des voyages. Paradoxalement, c’est surtout à Londres qu’elle a été reprise en considération, par la génération d’écrivains anglais de la fin du XXe siècle, comme le grand James G. Ballard (Concrete Island), Iain Sinclair (London Orbital), Will Self (Psychogeography) ou Peter Ackroyd (London: The Biography) redonnant à Londres le statut de haut lieu de la flânerie, reconnu comme tel depuis les travaux de Blake, De Quincey et Stevenson (selon le critique anglais Merlin Coverly, Psychogeography, 2005.)
A leur tour, ces écrivains anglais ont inspiré de jeunes auteurs français qui, dans les années 2005-2010, reprennent la ville de Paris comme territoire d’intervention, pour des récits qui sacrifient à une pratique géographique, géométrique, et cartographique, de l’écriture et des déplacements. Je pense par exemple à Un livre blanc de Philippe Vasset, qui explore les zones de Paris laissés en blanc sur la carte IGN. (Vasset paie clairement sa dette aux grands écrivains anglais). Je pense aussi au travail de Mathieu Bouvier dont le travail sur les terrains vagues et les zones herbeuses a déjà été décrit ici.
On assiste ainsi, à travers la figure du flâneur, à un aller-retour entre Londres et Paris qui nécessitera une étude à part, mettant en lumière ce que ces deux villes ont produit comme récits de flânerie urbaine.
Je m’étais amusé à une promenade méthodique en ville: un coup prendre la prochaine rue à gauche, un coup prendre la prochaine à droite.
Chose inattendue: on arrive vite sur les impasses.
J’aimeJ’aime
Flâner, que faire d’autre en ce monde insipide ?
Sur ce dernier plaisir, ne tirons pas un trait.
Flâner plus que bosser a de charmants attraits,
L’esprit, quand vient le soir, s’en trouve plus limpide.
Ou si tu veux rester producteur intrépide
D’excellents résultats, va donc, ne te soustrais
Pas au sombre labeur, donne-nous le portrait
D’un segment du réel, de ton pinceau rapide.
D’une part le sérieux bilan de l’existant,
D’autre part un envol vers des mondes distants,
Choisis ton élément, choisis ton paysage.
Pour entreprendre il n’est pas besoin d’espérer,
Ni de réussir pour vouloir persévérer,
Avance, et ne sois pas déçu de ton voyage.
J’aimeJ’aime
A petit malin, petit malin et demie…
L’origine littéraire du flâneur, ce ne sont ni Baudelaire ni Poe, mais Nicolas Edme Restif de la Bretonne, qui écrivit en 1794 « Les Nuits de Paris ou le spectateur nocturne », qui paraît directement lié à tout ça. Je crois qu’il y a dans les 8 volumes des Nuits de Paris un vrai « récit de voyage », ce n’est pas de la fiction, contrairement au feuilleton célèbre des « Mystères de Paris », d’Eugene Sue, dans les années 1820, qui mettait en scène les fameuses « classe’s dangereuses » dans une sorte de fiction policière.
On dit que Restif de la Bretonne était indicateur de police, ce qui lui donnait en quelque sorte pour profession de flâner incontinent et de se mêler aux foules les plus interlopes. On ne pense pas assez à ces métiers qui développent une propension à la contemplation et à la flânerie métaphysique, comme les indics, les agents de la voierie, les patrouilleurs et les vigiles, les vagabonds les clochards et les putes. Il y a des flâneurs professionnels.
Du point de vue politique, le propos de Restif est plus ou moins incorrect, il cherche globalement à établir les conditions d’une sorte de réseau de surveillance global de l’espace urbain, il a un côté inquiétant, un peu comme le flâneur de Poe, c’est une espèce de camera de vidéosurveillance mobile humaine, et en même temps il a évidemment une connivence profonde avec les milieux de la pègre et ses déambulations sont en réalité assez complètement inutiles, à mon avis, du point de vue policier. C’est l’opposé des théories plus récentes, qui insistent sur l’aspect révolutionnaire de la flânerie, qui se soustrait à la règlementation utilitaire des flux de circulation dans les villes modernes, voire qui subvertit l’ordre public, avec par exemple les espèces de sitting ambulants des Espagnols à Madrid. Il y a un article là-dessus dans le dernier numero du Monde diplomatique.
J’aimeJ’aime
Oui, ça donne envie d’aller y voir. J’irai à la bibliothèque demain.
Maintenant, moi ça me plairait que ce soit Restif l’inventeur de la flânerie, car le sage précaire est plus proche d’un Restif un peu égaré, inégal et roublard que des géniaux et mercuriaux Poe et Baudelaire.
J’aimerais bien, mais je crains d’être déçu, car il ne suffit pas de déambuler pour flâner. Poe, déjà, je l’ai dit, n’en est pas l’inventeur car c’est Baudelaire qui, en réinterprétant Poe à sa manière, fait du flâneur un personnage conceptuel.
J’aimeJ’aime
Chapeau Ben.
J’aimeJ’aime
J’ai lu l’article du Monde diplo cette nuit pour me rendormir. L’auteur oppose la logique capitaliste d’accélération des flux dans l’espace urbain contemporain à celle d’un « ralentissement » collectif des déplacements dans les « mouvements » contestataires actuels, visant à une réappropriation de l’espace public : la « rue arabe », l’Espagne … apparemment, ces tendances ont des précédents crypto-anarchistes. Ca donne à la « flânerie » collective, si on peut appeler ça de la flânerie, mais je ne vois pas ce qui l’empêcherait, une dimension politique intéressante qui n’est pas sans rappeler celle des « beatniks » et autres vagabonds subversifs dont parlaient les situationnstes…
Quand j’étais jeune, il y avait un truc qui me faisait rire, c’était d’entrer dans un immeuble au hasard et de prendre l’ascenseur ou l’escalier pour aller voir des étages. J’ai fait ça à Lyon, dans le quartier des gratte-ciel de Villeurbanne, avec Guillaume, me semble-t-il. C’était avant la généralisation des digicodes et autres interphones, autant dire la préhistoire.
J’aimeJ’aime
Oui, c’est un truc que j’ai bien pu faire, en effet, quoique je me souvienne davantage des escaliers en colimaçon des maisons renaissance du vieux Lyon. Les gratte-ciel, je les pratiquais comme ramoneur et chauffagiste plutôt.
Dis, Ben, pourras-tu me passer, me photocopier ou me découper l’article en question du monde diplomatique ? Sinon, au moins, donne la référence.
J’aimeJ’aime
La psychogéographie , moi çà me fait penser à Michaux aussi. C’est quand même l’un des plus important écrivains voyageurs du 20éme siécle, mais j’ai remarqu qué que tu en parlais assez peu et je me demande pourquoi.Il est estampillé « poéte en prose » de façons générales, pourtant ses voyages (intérieurs et « exterieurs » comme « Ecuador ») sont trés importants. On ne peut pas, on ne doit pas ignorer Michaux quand on traite de la littérature de voyage -qui plus est au vingtiéme siécle-…
J’aimeJ’aime
Lis çà : http://www.maulpoix.net/deplacement.html
J’aimeJ’aime