Selon Michel Butor, les Etats-Unis sont à la fois le lieu d’une nature magnifique et celui d’une construction politique problématique. Alors pour rendre compte d’un territoire fascinant, d’un espace de rencontres interethniques (Amérindiens, Européens et Africains) et de l’émergence d’un système politique basé sur une pluralité de discours, Butor invente ce récit de voyage en forme d’agencements incomplets : Mobile (1962).
Si l’on en croit les multiples parcours auxquels ces agencements nous invitent, on peut déceler l’idée que l’idéologie politique qui fonde le modèle américain est à trouver dans les idéaux des Lumières, mais que ces idéaux sont constamment obscurcis par des tendances tout aussi fortes au rejet de l’autre, au dogmatisme et au sectarisme.
Bienvenue au Kansas
Le chapitre (si l’on peut parler de chapitre) qui commence par « BIENVENUE AU KANSAS » (p.104), décline de plusieurs manières le thème de la couleur noire, celui de la religion et celui des Indiens. Cela commence par des phrases sans connexion et sans explication : « Même quand ils n’ont pas l’air noir, ils sont noirs… Ils sont encore plus noirs que le noir » (p.104). Ce noir se révèle être celui des hommes d’église chrétiens (« Leurs pasteurs noirs à Bible noire… Leurs prêtres noirs à soutane noire »), et le narrateur de ces phrases est essentiellement mobile, car tantôt extérieur (leurs pasteurs), tantôt intérieur à la religion, renversant alors la perception colorée des mêmes phénomènes (Notre religion si blanche).
Le thème du noir fait écho à la mention constante de la nuit : « Les bois la nuit… Les lacs la nuit… La nuit sur toutes les églises » (pp.109-112), et à l’importation d’esclaves venus d’Afrique, esclaves qui servent d’ « écran noir » entre les Européens et les Indiens. Dans le chapitre, d’autres couleurs apparaissent timidement, mais le noir s’impose comme une obsession : « Les couleurs ont commencé à fleurir sur leurs chemises, mais le mot couleur s’était mis à vouloir dire noir » (p.112). Cet usage mélodique du mot « noir », résonnant dans celui de « nuit », réapparaît quelques pages plus loin avec des extraits d’un grand classique américain de la pensée politique, Notes sur l’Etat de Virginie (1781) de Thomas Jefferson.
Jefferson, sa maison et les hommes noirs
La question qui se pose alors à l’écrivain voyageur est de savoir quelle attitude adopter vis-à-vis de la question raciale en Amérique. L’équilibre à sauvegarder est celui qui esquive l’écueil du jugement de valeur ou de la discussion politique, qui transformerait le récit en essai, et qui évite en même temps le relativisme absolu qui justifierait toutes les idéologies. Butor tranche cette question en faisant jouer ces agencements et, par le jeu des pièces du mobile qui se retrouvent contigües à d’autres pièces très éloignées, il met la pensée de Jefferson en présence de la couleur noire, elle-même en résonnance avec le thème de l’architecture. Pour ce travail de collage mouvant, Butor (et le lecteur, tout autant) fait preuve de patience et de construction méthodique : Jefferson est d’abord introduit au début de Mobile par une citation de la Déclaration d’Indépendance dont Jefferson est l’auteur : « … Nous tenons pour évidentes ces vérités : que tous les hommes ont été créés égaux… », puis en la faisant suivre d’une citation célèbre sur la nécessité d’exclure les Noirs d’Amérique, pour éviter les conflits qui, d’après Jefferson, « ne se termineraient que dans l’extermination de l’une des deux races… » (p.43).
A strictement parler, les deux propositions ne sont pas contradictoires ; il est possible de stipuler l’égalité des hommes et la déportation d’une partie d’entre eux, même si l’idée est choquante. Mais c’est dans la réapparition de Jefferson au centre de Mobile que l’ironie du collage de Butor prend tout son sens. Après avoir traité de la couleur noire, les détails apportés par Jefferson sur l’infériorité naturelle des hommes noirs créent un sentiment de malaise, non seulement à cause du racisme de l’idée, mais à cause de la contamination par le racisme de l’ensemble de l’idéologie des pères fondateurs des Etats-Unis. Homme des Lumières, présenté comme tel, instruit et humaniste, le troisième président des Etats-Unis est montré comme prenant un soin égal à parler d’architecture pour sa maison de Monticello qu’à distinguer entre les races humaines leurs mérites respectifs. Le rapprochement entre les deux types de discours crée un sentiment de scandale intellectuel qui mène à penser que ce sont les idéaux des Lumières eux-mêmes qui sont contaminés, par contigüité et capillarité, par une forme de racisme transcendantal. Butor rejoint par là les travaux des sciences sociales des années 60, qui avaient introduit le soupçon dans l’idéal humaniste européen, et avaient repéré l’idéologie technocratique et hégémonique derrière les idéaux démocratiques et républicains.
C’est à la fin de Mobile que les différents éléments évoqués ici, la couleur noire, les hommes venus d’Afrique, les travaux intellectuels de Jefferson, l’architecture de Monticello, se nouent et forment un tableau ouvert à toutes les interprétations :
« Thomas Jefferson,
à Monticello, fit installer les logements de ses esclaves sous la terrasse du Sud, de telle sorte que leurs allées et venues ne gênassent point les regards. » (Mobile, p.314)
En une seule phrase, et sans prononcer le moindre jugement, Butor ramasse l’ignominie de la culture occidentale, incarnée dans l’utopie américaine, et exprimée dans le raffinement urbanistique qui symbolise la bonne conscience bourgeoise : organiser la disparition des pauvres en les soustrayant à la vue, par une construction complexe, fruit d’une longue éducation. Il est inutile de souligner, par une voix supplémentaire, la collaboration effective entre arts libéraux, logements sociaux et idéologie raciste que l’on peut lire dans ce passage. Butor a trouvé l’équilibre entre différents fragments apparemment incompatibles. Cet équilibre est celui de la contigüité passagère, furtive et presque imperceptible – ce développement sur Jefferson et la question raciale n’a pas été relevé par les critiques que j’ai lus sur Mobile de Butor, car aucune thématique de ce livre ne s’impose comme étant incontournable.
Leibniz en Amérique
En revanche, Roland Barthes décèle dans Mobile un art du « bricolage » qui cherche à faire « un puzzle magistral, le puzzle du meilleur possible » (Barthes, « Littérature et discontinu », in Œuvres I, p.1307), sachant que la vraie question est celle de la « compossibilité », terme que Barthes emprunte à Leibniz.
Jefferson est possible, les esclaves sont possibles, mais ce qu’il faut rendre compossible, c’est un Jefferson raciste et éclairé, dans un continent noir et indien, républicain, colonialiste et humaniste. Il s’agit de faire tenir ensemble des fragments discontinus qui semblent incompatibles entre eux. La compossibilité, chez Leibniz, consistait à expliquer comment le monde de Dieu pouvait abriter le mal et la damnation, comment le péché pouvait être possible dans un monde créé par un être parfait. Il concluait dans La Monadologie que le meilleur des mondes possibles incluait Adam pécheur. Adam aurait pu ne pas pécher, mais pour que cette possibilité se réalise, il aurait fallu un autre monde, moins parfait que celui-ci où Adam a péché. Butor, de son côté, a cherché à bricoler le meilleur des puzzles possibles dans lequel Jefferson a péché. La méthode de Butor est appropriée à l’Amérique, selon Barthes, car c’est un « essai de contiguïtés, de déplacements, de retours, d’entrées portant sur des énumérations nominales, des fragments oniriques, des légendes, des saveurs, des couleurs ou de simples bruits toponymiques dont l’ensemble représente … la « compossibilité » de la guerre et de la puissance. »
Barthes rapproche Mobile des grands récits énumératifs d’Homère et d’Eschyle. Reichler le rapporte à l’origine de l’imprimerie. C’est certainement le signe d’une expérimentation littéraire assez complète et radicale pour convoquer chez le lecteur les références les moins compossibles et les plus matricielles.
Bonjour,
Auteur du Dictionnaire Butor (en ligne), j’aurais souhaité y inscrire en référence les textes que vous consacrez à Butor et en particulier à son Mobile. Vous serait-il possible de m’indiquer sous quel nom je peux les référencer à l’intérieur de mon site. Avec tous mes remericiements.
Henri Desoubeaux
(le 31 août 2011)
J’aimeJ’aime
Je serais ravi que mes billets sur Mobile de Butor soient référencés dans votre dictionnaire.
J’aimeJ’aime
Voir ledit Dictionnaire Butor à cette adresse : http://henri.desoubeaux.pagesperso-orange.fr
J’aimeJ’aime
Un régal ce billet
Merci Guillaume
J’aimeJ’aime
Je suis content, tu as suivi le conseil que j’avais donné dans un précédent article sur Mobile de Butor. Les passages sur Jefferson qui est en même temps raciste et homme des lumières, sont superbement agencés par Butor.
Tu lui ajoutes une pincée de baroque, ce que je ne comprends pas tout à fait, mais ça a l’air intéressant.
Par contre, je ne comprends rien du tout à ton dernier paragraphe. Et encore moins que rien du tout à tes derniers mots. Si tu peux t’expliquer…
J’aimeJ’aime
Oui, merci Fred, c’est vrai que je ne comprends pas tout moi-même, avec le recul. Les tout derniers mots, en revanche, me paraissent plus faciles à comprendre : « C’est certainement le signe d’une expérimentation littéraire assez complète et radicale pour convoquer chez le lecteur les références les moins compossibles et les plus matricielles. » Cela signifie que la véritable expérimentation littéraire renvoie à la culture classique, aux origines des genres et des formations génériques (références matricielles), tout en étant infiniment fragmentaires, chaotiques, inattendues (références incompossibles).
Mais je peux me tromper.
J’aimeJ’aime