Pour descendre dans les Cévennes, j’ai opté pour le moyen de transport le moins cher, parmi ceux qui coûtent de l’argent : le covoiturage. Un certain Philippe pouvait me conduire jusqu’à Nîmes pour 17 euros dans une luxueuse voiture allemande. Depuis Nîmes, des bus financés par le Conseil général permettent de rejoindre les quatre coins du département du Gard pour un prix si modeste qu’il tend vers la gratuité.
Dans la voiture de Philippe, nous étions trois passagers payants et la fille de Philippe. Dès la sortie de Lyon, ils savaient tout de moi. Ils m’ont questionné de manière très pointue, en bons routiers qu’ils étaient, et j’ai craché de gros morceaux de ma vie professionnelle et intime, sans résistance, piégé par la promiscuité de l’habitacle. Collés contre des inconnus dans deux ou trois mètres carré, on se sent comme obligé de tout divulguer de soi, poussés par une honnêteté infernale. « L’enfer c’est les autres », disait Sartre, et ce qu’il voulait dire, à mon avis, c’est que dans la présence constante et envahissante des autres, on n’a plus aucune défense.
Ma voisine fut cuisinée avec autant de célérité, et elle lâcha le morceau alors que nous nous enfoncions dans la vallée du Rhône. Elle s’appelle Clarisse, et c’est une voyageuse qui passe son temps entre l’Amérique du sud et la France. Elle fréquente des « milieux alternatifs », elle sourit beaucoup et aime rencontrer des inconnus. Elle a vendu des bijoux sur les marchés, jusqu’à ce qu’elle se rende compte que sa marchandise était le produit d’enfants asiatiques maltraités. Depuis elle cherche une autre activité. Elle me parle des Indigènes d’Amérique qu’elle a contribué à sauver, et me montre ses bracelets qui constituent leur principale source de richesse. Elle n’a jamais pu terminer Tristes tropiques de Lévi-Strauss mais elle m’assure vouloir lire ce que j’ai écrit sur la littérature de voyage contemporaine. Je lui conseille de privilégier Tristes tropiques.
Clarisse est très jolie. Elle a toujours le sourire, la chevelure ondulée, le poil blond-vénitien, tendance altermondialiste, des yeux vert-jaune et des habits amples de joueuse de guitare. Elle trimballe d’ailleurs une guitare sèche dans une housse brodée de mille couleurs. Elle dit n’être qu’une débutante ; son ambition est de faire en sorte que ses mains et sa voix puissent être « indépendantes les unes des autres ».
Elle se rend, comme moi, dans le pays viganais. Plus précisément, elle est attendue dans le « village Arc-en-ciel », au col de la Triballe, où les habitants sont tous habillés dans une couleur de l’arc-en-ciel. La coïncidence qui met côte à côte, dans une BMW, deux personnes qui vont s’installer dans le même massif montagneux, nous fait rire. Je l’invite à venir me voir sur le terrain de mon frère, et lui promets d’aller lui rendre visite à pied.
Le troisième larron de la voiture, compressé à côté de Clarisse sur la banquette arrière, nous informe que lui est « tout le contraire » de nous. C’est un policier à la retraite. Je lui assure que nous ne sommes pas si « contraires » que cela, et qu’à tout le moins je n’ai rien d’un clandestin. Il se plaint de la difficulté de sa profession. Avant, nous dit-il, les voyous et les flics se respectaient davantage, et les hiérarchies étaient mieux observées.
Philippe, le chauffeur, travaille dans les ressources humaines, cite des philosophes allemands à brûle-pourpoint, et est toujours d’accord avec la personne qui parle. Il est d’une excellente humeur et anime à merveille la conversation dans son véhicule. Il a repris le judo récemment et se place, à cette heure, au cinquième rang mondial dans la catégorie des vétérans. Il nous entretient de sa volonté de fer et de ses capacités à utiliser la force des autres : « Comme disait Kant, si je dois, je peux ». Je me demande en sourdine où Kant a pu écrire cela.
La fille de Philippe, une étudiante en école d’infirmière, dort confortablement installée à la place du mort, en traînant sur son corps un doudou infâme, mélange de vieux chiffons en lambeaux qui la rassure de je ne sais quoi. Elle doit être habituée à ces trajets de covoiturage où s’entassent des flics et des voyageuses de fortune.
C’est vrai, après tout, quelle banalité quand on y pense.
Drôles de belles rencontres, surtout celle de la fille au doudou…
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C’est très bien écrit (de mieux en mieux écrit peut-être): concis, riche et fin. Et on s’amuse beaucoup. J’espère que votre retraite rurale ne nous privera pas de vos billets.
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« Si je dois je peux », c’est du Kant, ça? ça sonne comme une torsion de l’impératif catégorique, mais il faudrait voir avec tes lecteurs prof de philo.
Par contre, « les quatre coins du département du Gard », là je dis non. Depuis quand un département a 4 coins! Surtout le Gard, qui a une forme toute bizarre.
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La formule de Kant, c’est « tu dois, donc tu peux », pas « si je dois je peux ». C’est dans les « Fondements de la métaphysique des moeurs ». Une formule équivalente se trouve dans la célèbre démonstration de l’existence de la liberté de la « Critique de la raison pratique ». Je trouve le passage très fort :
« Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’ y résister quand se présente l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. »
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, première partie, livre I, ch. 1, trad. F. Picavet, PUF, 1971, p. 30
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Très pertinente, ton interprétation de « L’enfer c’est les autres ». En quelque sorte, une situation de groupe engendre une pression de prise de parole, qui peut bien être ressentie comme une contrainte, sinon un tourment.
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Comme je n’ai rien à te dire sur FB, je reviens ici (à part « jaime, j’aime pas, c’est un peu « just » comme site, limite débilitant…bref passons).Je ne sais pour combien de temps , je bosse sur un article sur Bradbury en ce moment pour un webzine , ça prendra le temps qu’il faut , peut être l’été, peut-être deux jours, peut-être que dalle,on verra bien ; je pense comme « lecteur » (c’est pas moi au passage…) : trés joli billet en effet , je suis trés jaloux, écrire comme ça chaque jour, c’est trés bien, j’y arrive pas , désolé les amis. . Au passage, merci pour ta gentille dédicace de l’autre soir – a deux pas de la gare de Lyon, quelle heureuse coincidence !- et de m’avoir fait découvrir au passage aussi l’ami Régis Genté, c’était trés plaisant. A+
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Merci à tous pour vos commentaires et vos citations. On en sait un peu plus à la fin qu’au début, c’est ça qui est chouette.
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