Tous les journaux le disent, c’est une nouvelle d’importance, le nombre de livres publiés à la rentrée littéraire diminue. Cela faisait dix ans au moins que j’entendais les professionnels des médias (mais non de la lecture) se plaindre de la prolifération des romans à lire, que plus de 500 livres c’était absurde et que cela nous menait à la catastrophe.
En fait de désastre, Le Monde littéraire d’hier publiait une enquête sur la rentrée d’il y a 10 ans, qui montrait que loin d’être une foire superficielle, ce grand moment des lettres françaises s’avèrent un laboratoire intéressant des forces en présence et des talents à venir. Les auteurs qui avaient attiré l’attention étaient toujours bien présents sur la scène littéraire française aujourd’hui.
Comme je suis loin de Paris et des grandes villes, me la coulant douce dans les montagnes cévenoles, je me suis reporté sur la rentrée de l’année dernière, en empruntant à la médiathèque du Vigan des romans parus (et primés) en 2011 :
La Meilleur part des hommes de Tristan Garcia, bon roman, bien calibré, à l’américaine (et écrit en vue d’une traduction anglaise pour lectorat anglo-saxon à mon avis). Du coup, c’est beaucoup mieux que ce que j’en appréhendais, moins « pédé », moins branché (c’est-à-dire moins Inrockuptible, pour résumer) que ce que la presse de l’époque laissait présager. Cela se passe en partie dans le milieu « gay » de Paris, c’est vrai, mais sans que ce contexte étouffe les relations universelles qui unissent les personnages, qu’ils soient homos ou hétéros. Car pour moi, c’est le personnage de la narratrice, maîtresse célibataire d’un intellectuel médiatique (calqué sur A. Finkielkraut), qui est le personnage le plus intéressant, le plus poignant. C’est aussi un roman plus rigolo qu’on le croirait, avec un art éblouissant des dialogues. Ce que je regrette, au fond, c’est que ce livre soit moins ancré dans les années 80 qu’il ne l’annonce. Je le regrette car je l’avais emprunté pour me plonger dans les arcanes de la pseudo-pensée de ces années-là. Le portrait de Leibowitz/Finkielkraut ne m’a pas convaincu, car trop caricatural, trop ciselé pour faire rire les lecteurs de gauche (enfin, les lecteurs de Libé , des Inrock et de Charlie Hebdo, donc des lecteurs d’une certaine gauche). Un portrait – même à charge – du vrai Finkielkraut serait infiniment plus stimulant, plus troublant et plus divertissant.
J’ai ensuite lu avec un grand enthousiasme le dernier Emmanuel Carrère, Limonov. Sa façon d’écrire sur la Russie m’a inspiré pour écrire sur l’Irlande. Comme toujours avec Carrère, son écriture envoûte et sait nous passionner pour des individus et des situations qui nous étaient indifférents a priori. Ce personnage d’Edouard Limonov nous touche, mais on ne sait pas pourquoi. Peut-être parce qu’à-travers lui, c’est une nouvelle image du monde qui apparaît, où les dissidents ne sont pas ceux que l’on croit. Avec Carrère, le monde respire, on sent qu’il y a du jeu, il crée des espaces pour que le lecteur puisse imaginer en dehors des images imposées dans les médias. C’est peut-être ça, la littérature, la capacité de redonner du possible au monde, de reconstruire les choses de manière qu’elles nous frappent par leur nouveauté. Très agréablement surpris de le voir citer Jean Rolin et Jean Hatzfeld dans le chapitre sur la guerre en ex-Yougoslavie.
Enfin le prix Goncourt 2011, l’épais roman d’Alexis Jenni, L’Art français de la guerre. Je l’ai commencé la nuit dernière, dans les heures d’insomnie qui trouent mes nuits depuis une semaine. Le premier chapitre est très beau, avec ces quelques thèmes qui se répètent, comme un écho, celui des morts qu’on ne compte pas (les « adversaires » des Occidentaux), celui des femmes dont ne se souvient pas le narrateur. L’histoire du personnage principal, Salagnon, mène le lecteur sur le terrain des principales guerres auxquelles l’armée française a participé depuis 1945. C’est-à-dire essentiellement des guerres coloniales et post-coloniales!
Le trait le plus intéressant de ce livre et de ce personnage : le héros est un peintre, un artiste, et des chapitres « martiaux » alternent avec des chapitres « artistiques ». J’aime l’idée que ce militaire fût peintre tout autant que soldat : c’est comme s’il incarnait dans sa personne ce que dénonce Edward Saïd dans Orientalism, la collusion entre les artistes et le projet militaire des puissances impérialistes.
Il sera donc très intéressant aussi de capter la réception de ce roman dans les études postcoloniales. Le courant français, faible et plutôt constitué d’historien, le voit d’un bon œil (Pascal Blanchard en dit du bien sur France Culture) ; je ne serais pas étonné d’un tout autre son de cloche dans le courant britannique. J’attends avec impatience les premiers articles qui diront que Jenni, sous couvert d’ironie, justifie les guerres coloniales plutôt que de les dénoncer.
« Le trait le plus intéressant de ce livre et de ce personnage : le héros est un peintre, un artiste, et des chapitres « martiaux » alternent avec des chapitres « artistiques ».
Il y a beaucoup de choses énervantes dans le bouquin de Jenni, et à mon avis entre autres cette idée de faire du soldat un peintre, comme si un soldat correct pouvait pas être juste un soldat correct, c’est comme dans Les bienveillantes, il fallait évidemment que le nazi soit un monstre, alors que les nazis étaient des gens ordinaires, et que les soldats ne sont pas vraiment des peintres.
D’un et en plus il évoque au sujet de la peinture de Salagnon la peinture chinoise et Shi Tao avec sa théorie de « l’unique trait de pinceau » : évidemment, si quelqu’un parle de peinture chinoise, il parle de Shi Tao ; si quelqu’un parle de la guerre d’Algérie, il parle de la torture pendant la bataille d’Alger. Si quelqu’un parle à la fois des clichés de la peinture chinoise et de ceux de la guerre d’Algérie, alors c’est Jenni.
Mais en même temps, c’est vrai que ce bouquin est vachement intéressant et touche des choses qui me sont sensibles. Mais j’espère que tu diras ce que tu en penses quand tu l’auras fini.
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Ah ? Quelles choses te sont sensibles dans ce roman, mon bon Ben ?
Tu as peut-être raison sur l’usage des clichés. C’est vrai qu’on a tellement parlé de ces sujets-là, le colonialisme qui ronge la république, le parallèle France occupée/ France occupante, etc., qu’on ne sait plus, à la lecture, si la baisse de l’enthousiasme est la faute de Jenni ou non.
Maintenant, d’un point de vue narratif, moi j’ai été convaincu par ce personnage peintre et soldat. Ce militaire qui dessine ses camarades, et qui se fait respecter par cela même, cela me semble tellement crédible que je connais des gens qui ont passé leur service militaire à faire cela. L’armée sait utiliser ce genre de talent, et ce depuis très longtemps.
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