Lire, ne pas lire. La littérature de Mohamed Mbougar Sarr

Le roman sur ma liseuse

Le roman qui a obtenu le prix Goncourt 2021 est très intéressant et fort bien écrit mais j’avoue avoir dû me forcer pour le lire jusqu’au bout. Passée la joie de voir un Sénégalais remporter le plus beau prix littéraire de France, il fallait rendre le seul hommage valable que l’on peut rendre à un auteur, le lire.

L’histoire de La plus secrète mémoire des hommes a été souvent racontée dans les médias, il s’agit d’une enquête sur l’oeuvre et le destin d’un auteur africain nommé Elimane qui, ayant publié à Paris un roman extraordinaire, a connu la disgrâce et la honte quand il fut accusé de plagiat. L’indignité fit fuir Elimane, lui fit rompre ses attaches, et le narrateur de ce roman de 2021 tâche de retrouver des lambeaux d’existence.

Les chapitres les plus intéressants à mes yeux sont ceux qui racontent la vie des intellectuels africains exilés en France, angoissés mais rigolards, parlant de cul et de littérature, espérant du sexe, de l’amour et de la gloire. Ce groupe ressemble à toutes les bandes d’étudiants, en tout cas celle que je formais avec mes amis à Lyon dans les années 1990.

Les belles pages sur la diaspora d’écrivains noirs font écho à ce billet que j’avais écrit en 2010 sur Célestin Monga, un autre écrivain africain francophone qui affichait complaisamment son dédain pour la France post-coloniale, et qui décrivait les occupations des Africains de Paris comme « un plaisir dégoûtant ». Mbougar Sarr ne tombe heureusement pas dans ces travers stéréotypés.

En revanche, tout l’aspect romanesque de ce Goncourt m’est passé par dessus de la tête. Cela est peut-être dû à ma relation contrariée avec la fiction, je n’ai pas pu m’intéresser à ce personnage de romancier maudit, ni à ses amis, ni à ses ennemis, ni à ses amours. Je ne croyais pas un instant à la vraisemblance d’un roman si exceptionnel qu’il possède des pouvoirs surnaturels. Je n’ai pas non plus trouvé d’intérêt à la présence de Witold Gombrowicz, dont j’aime les livres mais dont la participation fictionnelle à ce roman m’a semblé vaine. Ce genre de choses m’ont paru être du ressort de l’imagination d’un romancier qui cherche à faire avancer son histoire.

En lisant La plus secrète mémoire des hommes, je me disais que la fiction avait quelque chose de trop facile, que je préférais définitivement la littérature du réel. Ou plutôt, je me suis aperçu que la fiction est extrêmement exigeante, qu’il ne suffit pas de décréter qu’un personnage est comme ceci ou comme cela pour qu’il existe vraiment. La modalité de la fiction, au fond, n’est pas une liberté. On ne fait pas ce qu’on veut avec l’imaginaire, et surtout, on n’accroche pas un lecteur avec des annonces de sensations. Il ne suffit pas de dire cent fois « nous avons fait l’amour » pour donner de la sensualité à son histoire. En ce qui me concerne, j’aurais préféré une enquête à la première personne sur l’auteur malien qui a inspiré le personnage d’Elimane. Il s’appelait Yambo Ouologuem et son livre incriminé fut Le Devoir de violence.

Le livre de Mbougar Sarr, de toute façon, ne se présente pas comme un livre dont la diégèse est palpitante. L’auteur rejoue la pièce du génie littéraire qui, comme Flaubert, veut écrire sur rien et aspire à un livre qui ne tienne que par la force de son style. Je cite Mbougar Sarr :

Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est.

Des phrases de ce type, il y en a des brassées dans son roman, je peux en offrir d’autres en piochant presque au hasard :

Il se peut qu’au fond chaque écrivain ne porte qu’un seul livre essentiel, une oeuvre fondamentale à écrire, entre deux vides.

Les clichés sont aussi innombrables concernant les intellectuels africains et la reconnaissance qu’ils cherchent à obtenir en France :

Elimane voulait devenir blanc, et on lui rappelé que non seulement il ne l’était pas, mais encore qu’il ne le deviendrait jamais malgré tout son talent. Il a donné tous les gages culturels de la blanchité ; on ne l’en a que mieux renvoyé à sa négreur. Il maîtrisait peut-être l’Europe mieux que les Européens. Et où a-t-il fini ? Dans l’anonymat, la disparition, l’effacement.

Il est très amusant de lire des phrases prophétiques où l’écrivain sénégalais reproche par avance aux journalistes qu’on s’intéresse à lui pour sa nationalité et sa couleur de peau davantage que pour ce qu’il écrit vraiment :

Ce qui l’a chagriné, c’est que vous ne l’ayez pas vu comme écrivain, mais comme phénomène médiatique, comme nègre d’exception, comme champ de bataille idéologique. Dans vos articles, peu ont parlé du texte, de son écriture, de sa création.

C’est juste et je plaide coupable. C’est bel et bien comme cela que j’ai parlé de Mohamed Mbougar Sarr. Voici d’autres citations sur le même thème dans d’autres chapitres :

Est-ce qu’on parle de littérature, de valeur esthétique, ou est-ce qu’on parle des gens, de leur bronzage, de leur voix, de leur âge (…) Est-ce qu’on parle de l’écriture ou de l’identité, du style ou des écrans médiatiques qui dispensent d’en avoir un ?

W. est le premier romancier noir à recevoir tel prix ou à entrer dans telle académie : lisez son livre, forcément fabuleux.

C’est assez bien vu car, en effet, j’aurais abandonné la lecture de La plus secrète mémoire des hommes si je n’avais rien su de son auteur, ou si j’avais pensé que c’était un trentenaire appartenant au même groupe ethnique que moi. Je me serais dit : « Ok, encore un mec qui n’est pas sorti du XXe siècle. »

Finalement, ce roman se veut une réflexion sur l’écriture, mais une écriture vue par le prisme des manuels scolaires, environnée d’un champ sémantique appartenant à une autre époque : « livre, oeuvre, chef d’oeuvre, littérature, écrire, pureté, création, talent, génie. » Cela appartient aux préoccupations de l’académie Goncourt, dont le prix qu’elle décerne était d’avant-garde au sortir du XIXe siècle. Raison pour laquelle vous aurez fréquemment l’impression de lire un ouvrage qui n’a pas besoin de vous.

À la réflexion, je me demande si cela n’explique pas pourquoi les journalistes spécialisés n’ont pas eu grand-chose à dire de ce livre à part de vagues remarques expéditives du type : « c’est un texte admirable » (France Culture), et pourquoi les libraires sont tout aussi désarmés et laudatifs en même temps, affirmant que c’était « un chef d’oeuvre », et rien d’autre.

Les derniers mots d’un roman sont aussi importants que la première phrase. À mes yeux, la façon dont on finit un livre est encore plus révélatrice que la manière dont on l’ouvre. Proust termine la Recherche avec le mot « temps ». Lévi-Strauss conclut Tristes tropiques par un clin d’oeil qu’un homme échange « avec un chat ». Giono clôture Colline avec le mot « herbe », Camus La Peste avec « cité heureuse », Joyce Ulysses avec « Yes ». Voici les derniers mots de notre roman qui, je vous rassure, ne dévoile nullement je ne sais quel suspens :

Les derniers mots du roman

son fantôme, en s’avançant vers moi, murmurera les termes de la terrible alternative existentielle qui fut le dilemme de sa vie ; l’alternative devant laquelle hésite le coeur de toute personne hantée par la littérature : écrire, ne pas écrire.

Le lecteur du XXIe siècle accompagnera peut-être cette dernière page avec, en écho, une alternative équivalente : lire, ne pas lire.

Emmanuel Carrère, décevant mais vainqueur quand même

Le dernier roman d’Emmanuel Carrère est très fort mais pour la première fois, je ne suis pas bouche bée d’admiration du début à la fin. Pour la première fois dans un livre de cet auteur, j’ai lu des pages en diagonale et pour la première fois j’ai trouvé que sa pudeur vis-à-vis des personnes réelles qu’il ne veut pas blesser amoindrit la qualité de son texte.
On voit le narrateur tomber dans une dépression terrible mais on n’en connaît ni les causes ni les effets sur l’entourage. Pour moi, il y a une grande absente dans ce récit, l’éléphant dans la chambre à coucher : la compagne du narrateur. On ne saura rien de ce qu’elle pense, de ce qu’elle dit, de ce qu’elle fait, alors même que son compagnon se retrouve en hôpital psychiatrique et subit des électrochocs…
Du coup le narrateur se sent obligé de raconter d’autres histoires de femmes, et le lecteur sent que ce sont des personnages et des situations fictionnelles, comme pour remplir un vide narratif. Or, chez Carrère comme chez d’autres auteurs, la fiction est plus faible que le documentaire.
Mais ça reste un très grand livre, et Carrère confirme qu’il est l’écrivain de notre temps, bien plus important et plus typiquement français que Houellebecq car on relit ses livres sans fatigue, alors que les romans de Houellebecq vieillissent très mal. Relisez Les Particules élémentaires, vous verrez. Plus rien ne vous fait rire, plus rien ne vous choque ni vous excite, vous voyez toutes les ficelles. Les romans de Carrère, au contraire, on les relit sans cesse en découvrant chaque fois qu’ils irradient d’une pensée profonde, paradoxale, et qui ne s’épuise pas.
Yoga, vous ne le lâchez pas jusqu’à l’avoir terminé. Même si j’ai des réserves, le premier truc qu’il m’a donné envie de faire juste après sa lecture est plus éloquent que tous les discours : j’ai ouvert Il est avantageux d’avoir où aller (son avant-dernier livre, 2016) et me suis plongé dans ses extraordinaires reportages.
Comme toujours, Emmanuel Carrère a gagné.

Rentrée littéraire… 2011

Tous les journaux le disent, c’est une nouvelle d’importance, le nombre de livres publiés à la rentrée littéraire diminue. Cela faisait dix ans au moins que j’entendais les professionnels des médias (mais non de la lecture) se plaindre de la prolifération des romans à lire, que plus de 500 livres c’était absurde et que cela nous menait à la catastrophe.

En fait de désastre, Le Monde littéraire d’hier publiait une enquête sur la rentrée d’il y a 10 ans, qui montrait que loin d’être une foire superficielle, ce grand moment des lettres françaises s’avèrent un laboratoire intéressant des forces en présence et des talents à venir. Les auteurs qui avaient attiré l’attention étaient toujours bien présents sur la scène littéraire française aujourd’hui.

Comme je suis loin de Paris et des grandes villes, me la coulant douce dans les montagnes cévenoles, je me suis reporté sur la rentrée de l’année dernière, en empruntant à la médiathèque du Vigan des romans parus (et primés) en 2011 :

La Meilleur part des hommes de Tristan Garcia, bon roman, bien calibré, à l’américaine (et écrit en vue d’une traduction anglaise pour lectorat anglo-saxon à mon avis). Du coup, c’est beaucoup mieux que ce que j’en appréhendais, moins « pédé », moins branché (c’est-à-dire moins Inrockuptible, pour résumer) que ce que la presse de l’époque laissait présager. Cela se passe en partie dans le milieu « gay » de Paris, c’est vrai, mais sans que ce contexte étouffe les relations universelles qui unissent les personnages, qu’ils soient homos ou hétéros. Car pour moi, c’est le personnage de la narratrice, maîtresse célibataire d’un intellectuel médiatique (calqué sur A. Finkielkraut), qui est le personnage le plus intéressant, le plus poignant. C’est aussi un roman plus rigolo qu’on le croirait, avec un art éblouissant des dialogues. Ce que je regrette, au fond, c’est que ce livre soit moins ancré dans les années 80 qu’il ne l’annonce. Je le regrette car je l’avais emprunté pour me plonger dans les arcanes de la pseudo-pensée de ces années-là. Le portrait de Leibowitz/Finkielkraut ne m’a pas convaincu, car trop caricatural, trop ciselé pour faire rire les lecteurs de gauche (enfin, les lecteurs de Libé , des Inrock et de Charlie Hebdo, donc des lecteurs d’une certaine gauche). Un portrait – même à charge – du vrai Finkielkraut serait infiniment plus stimulant, plus troublant et plus divertissant.

J’ai ensuite lu avec un grand enthousiasme le dernier Emmanuel Carrère, Limonov. Sa façon d’écrire sur la Russie m’a inspiré pour écrire sur l’Irlande. Comme toujours avec Carrère, son écriture envoûte et sait nous passionner pour des individus et des situations qui nous étaient indifférents a priori. Ce personnage d’Edouard Limonov nous touche, mais on ne sait pas pourquoi. Peut-être parce qu’à-travers lui, c’est une nouvelle image du monde qui apparaît, où les dissidents ne sont pas ceux que l’on croit. Avec Carrère, le monde respire, on sent qu’il y a du jeu, il crée des espaces pour que le lecteur puisse imaginer en dehors des images imposées dans les médias. C’est peut-être ça, la littérature, la capacité de redonner du possible au monde, de reconstruire les choses de manière qu’elles nous frappent par leur nouveauté. Très agréablement surpris de le voir citer Jean Rolin et Jean Hatzfeld dans le chapitre sur la guerre en ex-Yougoslavie.

Enfin le prix Goncourt 2011, l’épais roman d’Alexis Jenni, L’Art français de la guerre. Je l’ai commencé la nuit dernière, dans les heures d’insomnie qui trouent mes nuits depuis une semaine. Le premier chapitre est très beau, avec ces quelques thèmes qui se répètent, comme un écho, celui des morts qu’on ne compte pas (les « adversaires » des Occidentaux), celui des femmes dont ne se souvient pas le narrateur. L’histoire du personnage principal, Salagnon, mène le lecteur sur le terrain des principales guerres auxquelles l’armée française a participé depuis 1945. C’est-à-dire essentiellement des guerres coloniales et post-coloniales!

Le trait le plus intéressant de ce livre et de ce personnage : le héros est un peintre, un artiste, et des chapitres « martiaux » alternent avec des chapitres « artistiques ». J’aime l’idée que ce militaire fût peintre tout autant que soldat : c’est comme s’il incarnait dans sa personne ce que dénonce Edward Saïd dans Orientalism, la collusion entre les artistes et le projet militaire des puissances impérialistes.

Il sera donc très intéressant aussi de capter la réception de ce roman dans les études postcoloniales. Le courant français, faible et plutôt constitué d’historien, le voit d’un bon œil (Pascal Blanchard en dit du bien sur France Culture) ; je ne serais pas étonné d’un tout autre son de cloche dans le courant britannique. J’attends avec impatience les premiers articles qui diront que Jenni, sous couvert d’ironie, justifie les guerres coloniales plutôt que de les dénoncer.

Apostrophes

Dans les médias, il faut savoir être conservateur. Il y a des émissions qu’il aurait fallu garder car une fois perdues, elles sont perdues pour toujours.

Qui songerait à éteindre Des chiffres et des lettres ? C’est la reine des émissions de jeux télévisés. On n’a jamais fait mieux, en terme de dramaturgie, de suspens et d’humour durable. Datant des années 60, c’est l’une des rares choses que les Anglais ont reprises de notre télévision, avec Countdown qui est diffusé depuis les années 80 outre-Manche.

Or, notre télévision n’a pas toujours eu la même pertinence, et se veut un peu trop jeuniste parfois. On n’a pas cette attitude conservatrice que savent soigner les Britanniques. On l’a, mais on ne l’a pas systématisée.

Souvent je me demande comment on pourrait parler de livres à la télévision. Les émissions littéraires se succèdent et se ressemblent dans l’échec. Bernard Pivot avait des détracteurs, et on peut critiquer ses options, sa culture et sa place dans le champs littéraire, mais depuis qu’il est parti, on pleure chaque semaine Apostrophes.

A titre personnel, je ne suis pas un adorateur de Pivot ; je lui préférais les documentaires de Pierre-André Boutang. Adolescent, j’enregistrais son émission Océanique, sur la trois, car ça passait trop tard et qu’il y avait école le lendemain. Son documentaire sur André Dhôtel m’a marqué plus profondément que toute autre émission de télévision. Et je ne parle pas de L’Abécédaire de Gilles Deleuze, que j’ai regardé cent fois.

On peut aussi préférer Pierre Dumayet, même s’il a été moins marquant pour des gens de ma génération. On peut préférer qui l’on veut, mais personne n’a jamais eu la stature populaire et nationale, presque mythologique, de Bernard Pivot.

C’est quand même extraordinaire que nous ayons réussi à saborder Apostrophes : c’était d’une certaine manière la meilleure émission littéraire du monde! Nulle part ailleurs il n’y a eu d’émission littéraire qui soit parvenue à s’imposer dans la culture populaire d’un pays. Demandez à un Anglais, un Américain, un Japonais ou un Italien qui est le grand médiateur des livres chez lui, il ne saura pas répondre. Demandez cela, même aujourd’hui, à un paysan berrichon, un plombier sarthois, un mineur stéphanois ou un immigré algérien, ils vous répondront sans hésiter Bernard Pivot.

Regardez-le aujourd’hui, Pivot, il est toujours vivant, toujours vert… Qu’est-ce qu’il fout ? Il ne pouvait donc pas continuer son émission, sans faire suer son monde ? Il avait déjà commis une erreur en voulant produire une émission plus dynamique dans les années 90, Bouillon de culture, qui s’est mise insensiblement à singer Apostrophes. Puis il a eu le toupet d’arrêter la télévision. Il avait le devoir de continuer. Si ce n’était pas pour lui, il fallait le faire pour la France. Pour accompagner les rentrées littéraires et les événements éditoriaux qui ponctuent nos vies de lecteurs. Pour qu’on puisse le critiquer, le vilipender, lui reprocher ses choix et ses plateaux. Un mythe national, ça doit souffrir un peu.

Depuis, on voit des émissions littéraires remarquables de constance dans la faute de goût. Ce qui m’agace le plus, ce sont les efforts désespérés des caméras et des scénographes pour « dynamiser » leurs émissions, comme si le livre était trop chiant et qu’il fallait attirer le chaland avec du mouvement. Arrêtons de vouloir être dynamique! La lecture n’est pas quelque chose de dynamique. Les mouvements de caméra empêchent de rencontrer des livres et des auteurs.

Premier principe : des caméras fixes pour parler des livres.

Et puis Pivot avait ce génie, tout personnel, d’être un peu le naïf de service, qui rigolait, qui s’étonnait, qui était impressionné. Il n’intimidait pas le spectateur, il n’importunait pas l’invité, il ne lui coupait pas trop la parole. Et le dynamisme existait, mais il venait de la parole des invités, des échanges, des traits d’humour de certains, des morceaux de bravoure d’autres. Il avait ce génie de dynamiser une rencontre d’écrivains, c’est très rare, et il fallait tout faire pour qu’il reste.

Il fallait garder cette émission pour en faire une véritable institution médiatique. Il fallait être conservateur dans le bon sens du terme, comme les Anglais savent l’être, comme on sait l’être avec nos cathédrales et nos hôtels de ville.

Même constat pour les émissions politiques. Il fallait conserver L’Heure de vérité. C’était la bonne formule télévisée, parfaite pour un dimanche midi après Téléfoot.

Quand on possède quelque chose de bon, dont on sait que cela se bonifiera en vieillissant, il ne faut rien toucher. Il y a des émissions qui sont des petits chefs d’oeuvre, il ne faut surtout pas chercher à les améliorer ni  à rajeunir leur audience.

Il faut reprogrammer Apostrophes, rembaucher Pivot, même contre sa volonté, et chercher un successeur, quelqu’un qui saura incarner les livres et les débats actuels. Pas une star, quelqu’un de discret, pour laisser la place aux stars du livre. Et de temps en temps, il y aura des surprises, des révélations, des événements qui pimenteront le vendredi soir de celles et ceux qui aiment se tenir au courant de ce qui se publie. On est un pays littéraire ou on ne l’est pas.

Jean Rolin, Britney Spears et Los Angeles

Cet été en France, il sera difficile de rater la prose et la personne de Jean Rolin. Non seulement son dernier livre sortira à point pour participer à la rentrée littéraire 2011, mais le journal Le Monde va publier tout le mois d’août une série de reportages sur Los Angeles signé du prix médicis 1996.

C’est ce qu’on appelle un plan bien pensé. Le livre était écrit fin décembre. Il est fabriqué et prêt à la vente dès le mois de juin. Et l’éditeur attend son heure pour le lancer dans le grand bain. Avant de le mettre en vente, il envoie des exemplaires à des journalistes, des personnes influentes, des gens qui pourront jouer un rôle dans la médiatisation possible de ce nouvel opus.

Pendant l’été, même en vacances, on peut supposer que les organes de presse préparent les différents dossiers qui feront l’actualité littéraire dès la fin du mois d’août. Rappelez-vous l’agitation autour de Houellebecq avant qu’il ne devienne une star, de Grozdanovitch  et son Traité de désinvolture, ou le remue-ménage autour des Bienveillantes. J’aime cette fièvre française autour de la rentrée littéraire. Tout le monde s’en plaint mais c’est une très bonne chose, qui met des auteurs et des livres – pas forcément ceux qui le méritent le plus – en pleine lumière pendant quelques semaines. Aucun autre pays ne connaît cette fièvre annuelle, alors profitons-en.

L’histoire du dernier livre de Jean Rolin se déroule à Los Angeles, comme ses reportages du Monde, sur les traces de Britney Spears. Cela faisait longtemps que Jean Rolin voulait écrire sur cette star de la chanson. Il me l’avait déjà confié lors d’une promenade que j’ai faite avec lui il y a deux ans. Il m’en a reparlé au salon du livre 2010, juste avant son départ pour la Californie. On lira donc Rolin dans ses reportages, on le verra dans les interviews réalisés pendant l’été et publiés au moment de la sortie du livre, puis à nouveau dans les librairies, et dans les critiques qui ne manquent jamais un de ses livres. Comme il parle – au moins passagèrement – de Britney Spears, cela va attirer l’attention de la presse musicale, des émissions branchées, etc.

Je vous le dis, l’été sera rolinesque. Pour moi il l’est déjà car j’écris un chapitre de thèse sur ses textes viatiques.

La littérature est un sport de combat. Une lutte pour la survie où il fau jouer des coudes. La rentrée littéraire est un champ de bataille où il règne une grande tension. Un livre se doit d’y figurer s’il veut obtenir un prix, et en même temps, s’il y figure il a plus de chance de passer inaperçu, tant il y a de livres qui sortent. Alors il faut jouer serré, il faut calculer, faire preuve de stratégie et évaluer les rapports de force pour tenter sa chance en fonction de ses forces. Je crois que le calcul de l’éditeur P.O.L. est le suivant : Rolin est déjà immensément reconnu par la critique et par un lectorat varié, mais peu nombreux. Beaucoup le confondent encore avec son frère Olivier. Il faut profiter d’un contenu décalé et potentiellement « people » (mais faussement people, car bien sûr il ne s’agit pas d’un livre sur Britney Spears) pour lancer une opération marketing. Il faut élargir le champs de reconnaissance afin de vendre dans un premier temps, puis dans un deuxième temps, faire en sorte que la base du lectorat fidèle s’élargisse.

Comme après chaque bataille, on y laisse des plumes. A la fin de l’automne, on comptera ses morts et ses butins.

Rentrée littéraire 2010 : éloge des « petits » éditeurs

Quand on se plaint du nombre des livres qui paraissent chaque année, on oublie de préciser le rôle que jouent les petits éditeurs dans ce phénomène. Les grands (Gallimard, Grasset, Seuil, Minuit, P.O.L., etc.) ne cèdent pas à je ne sais quelle inflation. Ils publient autant de livres, je pense, que leurs homologues étrangers, quand ils en ont (des homologues).

Mais, le système français est ainsi fait que de nombreux éditeurs s’installent et lancent des livres chaque année, ce qui produit cette impression d’embouteillage dans les médias. Cette impression n’est pas la mienne, car j’aime cette profusion de livres, comme je m’en suis expliqué lors de la rentrée 2007. Alors il est de bon ton de les discréditer, ces petits éditeurs qui publient des petits auteurs (parfois ce sont les mêmes).

J’avais dit à la rentrée 2009 que la seule chose qui nous différenciait de nos voisins était cette rentrée littéraire qui mettait le livre au centre de l’attention du pays pendant quelques jours. Ce n’était pas faux mais c’était réducteur. La France est le théâtre d’autres différences dans le domaine du livre, de nombreuses différences. Dont la présence de petites maisons d’édition un peu partout, qui ouvrent et qui ferment infatigablement. Même le sage précaire a songé à en monter une. Mais il ne l’a pas fait et en voici la raison.

A la différence de ce qu’on laisse entendre dans les médias traditionnels, les petits éditeurs ne travaillent pas seuls dans leur coin, à sortir de livres d’amateurs qui n’intéressent personne. Au contraire, ils s’inscrivent assez profondément sur des territoires, des quartiers ou des villages, et se situent souvent à la croisée de divers communautés. Prenons pour exemple les éditions Fage : installées à Lyon, elles produisent des livres qui, parfois, ont une diffusion nationale comme le récit de voyage de Jean-Christophe Bailly, Dans l’étendu. Mais surtout, beaucoup de leurs livres sont le fruit de partenariats avec des musées de la région Rhône-Alpes, des associations, des chercheurs et des artistes, ce qui crée du mouvement et de la richesse dans des réseaux locaux.

Avec Filer la métaphore, dont j’ai déjà parlé ici, les éditions Fage font bouger des lignes et favorisent des rencontres entre plusieurs mondes, plusieurs codes, plusieurs territoires et plusieurs paroles. Dans ce livre, on trouve l’édition lyonnaise, le Musée dauphinois de Grenoble et celui de l’art contemporain. C’est une multiplicité de regards que ce livre met en scène. Et tandis que de nombreux ouvrages publiés chez les grands parisiens passent au pilon et sont oubliés au bout de quelques semaines, ce type de publications intéresse des publics variés pendant des années, discrètement. Les petits éditeurs travaillent ainsi silencieusement le commerce, le tissu associatif, la recherche, le patrimoine et la création d’une région donnée.

C’est pourquoi la sagesse précaire ne se prète pas à de telles entreprises. Trop peu ancrée, trop nomade, trop individualiste.

Plutôt que de les critiquer, donc, ou de se lamenter sur le nombre de livres qui paraissent chaque année, on devrait rendre hommage à ces passionnés qui font vivre la culture du livre et de l’édition sur l’ensemble des territoires. S’il est vrai que cela est un phénomène franco-français, comme le disait Philippe Sollers l’autre matin à la radio, alors réjouissons-nous en.

Vive la rentrée littéraire!

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Je le rappelle si on ne le savait pas : La rentrée littéraire est spécifique à la France, et je suis chagriné d’entendre chaque année des gens se plaindre du « cirque médiatique », de « l’avalanche des romans », de « la pantalonnade des prix littéraires », et j’en passe.

Moi qui habite à l’étranger, dans un des pays les plus riches de la planète en histoire littéraire, le Royaume-Uni pour ne pas le nommer, je note qu’on n’y parle jamais de livres, est-ce mieux ? Les médias britanniques donnent une place très maigre aux livres, une place constante tout le long de l’année, dans les suppléments culturels de leurs formidables quotidiens. Les seuls moments où le livre leur devient objet d’information, c’est, comme aujourd’hui, lorsque Dan Brown sort un nouveau thriller, ou lorsque le nouvel Harry Potter inonde les librairies. On monte alors en épingle un phénomène économique, médiatique, un phénomène de culture de masse, mais ce n’est pas une rentrée littéraire.

En France, chaque année, les émissions les plus populaires de la télévision et de la radio invitent des écrivains, font des comptes rendus des livres-dont-on-parle. On dit que c’est toujours les mêmes, mais c’est faux. Houellebecq a déchaîné les passions il y a trois ou quatre ans, et depuis plus rien. Je suppose qu’il travaille à un nouveau roman, et quand il sortira, on en fera derechef tout un foin. Et alors ? Certaines années c’est Houellebecq, d’autres c’est Millet, d’autres c’est BHL, d’autres c’est Sollers, d’autres c’est Moix, ou Beigbeder, ou Fargues, ou Despentes, ou Angot, zut quoi, ce n’est pas tous les ans la même chose! Et ce n’est pas toujours médiocre non plus, alors plaignons-nous, mais en savourant ce que nous avons.

Soyons honnête. Sans rentrée littéraire, auriez-vous entendu parler, auriez-vous acheté, auriez-vous eu envie de lire des énormes pavés comme Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Là où les tigres sont chez eux de Blas de Roblès, ou Le Dictionnaire égoïste de la littérature de Charles Dantzig ?  

Prenons conscience d’une chose très simple. On publie en France le même nombre de livres qu’ailleurs, on traduit peut-être un peu plus qu’ailleurs, et d’un plus grand nombre de langues (je ne sais pas il faudrait vérifier), et on connaît les mêmes phénomènes de ventes et de succès qu’ailleurs (montage marketing, bouche à oreille, critiques dans les journaux et magazines, modes passagères, etc.) ; la seule chose que la France possède en plus, c’est cette rentrée littéraire qui donne aux livres, pendant quelques semaines, une place qu’ils n’ont jamais d’habitude, et qu’ils n’ont nulle part ailleurs. Profitons-en plutôt que de râler. Bien sûr que l’on se contrefout de ce que peut dire Amélie Nothomb, mais franchement, quand on entend Ségolène Royal ou Brice Hortefeux, on peut se dire qu’il n’y a pas lieu d’être trop dur avec ces auteurs de best-sellers, qui non seulement ne font de mal à personne mais en plus sont de bons tremplins vers la littérature pour beaucoup de gens.

Pour ce qui est du nombre de romans qui paraissent au même moment, je me permets de conférer à un billet vieux de deux ans où je prouvais par la raison algébrique que ce nombre était en fait trop faible.

La rentrée littéraire 2007

Chaque année, depuis que je m’intéresse à la littérature, je lis les mêmes critiques et les mêmes reproches : trop de livres !

« C’est absurde ! C’est criminel ! 700 romans, comment voulez-vous qu’on s’en sorte ? Comment faire son boulot de critique, comment aider les libraires, comment assurer aux livres une vie pérenne sur les rayonnages, comment faire son chemin dans la forêt des bla bla bla. »

750 romans français et étrangers, cela nous fait, en comptant large, 600 romans français. C’est tout ? Vous trouvez que c’est beaucoup, vous ? Sur un pays de 60 millions d’habitants ? Un cent millième de la population sort un bouquin et tout le monde crie au scandale, il y a là quelque chose que je ne m’explique pas.

Il devrait y en avoir 600 000. Ou même 6 millions. Combien sommes-nous de Français adultes sachant écrire ? Compte tenu que nous devrions tous écrire au moins un livre dans notre vie (un proverbe catalan dit : « On ne devient un homme que lorsqu’on a planté un arbre, donné naissance à un fils et écrit un livre »), et qu’une fois qu’on en a écrit un on a souvent envie d’en écrire un autre, la rentrée littéraire devrait être beaucoup plus fournie qu’elle ne l’est actuellement.

On continue de penser qu’il y a d’un côté les professionnels de la plume, qui ont le talent et le savoir, et de l’autre le public, l’immense océan de gens bourrins et sans voix qui achètent et qui reçoivent. C’est une partition de la société qui ne me convient pas. Dans un monde développé, nous devrions tous être auteurs, créateurs, tout autant que lecteurs. Ceux qui se plaignent le plus sont ceux qui craignent de voir disparaître des privilèges, de voir fondre leur situation d’hommes de lettre confortablement installés. L’écriture et la lecture ne sont pas des affaires de situations professionnelles. Si les écrivains ne gagnent plus d’argent, tant pis, tant mieux, cela n’a pas d’importance. Ecrivons, publions, lisons et discutons, ne laissons pas les autres le faire à notre place.