Jim est un chauffeur de bus. Cheveux blancs, il est encore très bel homme, grand et souriant.
Il s’occupe de la ligne verte, la n°2, qui fait le tour de Thousand Oaks, une ville de banlieue huppée de Los Angeles. Dans son véhicule, se croisent les vieilles dames avec qui Jim discute et rigole. Il est très serviable et fait son travail avec une grande conscience professionnelle.
Il n’est chauffeur que depuis deux ans. Son vrai métier c’est ingénieur. Il sort une carte de visite qu’il me tend : « JSC Engineering, Inc. », dont il est le président. Cette compagnie a un autre nom : « Droptail », et entre les deux noms, une ligne explicative succinte : « Innovative Performance Controllers ». Autant dire que je n’ai aucune idée de ce dont il est question. Jim m’explique un peu, il dit qu’il est un inventeur, mais je ne saurais pas dire ce qu’il a inventé.
Son entreprise a souffert de la crise, dans les années 2010. Il a dû trouver un job alimentaire. Il est donc devenu chauffeur, et il confesse en être heureux. Je ne crois sincère : autant certains Américains se forcent à paraître optimistes et positifs, autant Jim est authentiquement heureux d’avoir une occupation routinière et rassurante. Il me parle avec confiance et calme. Il n’y a aucune aigreur dans sa voix et dans son visage. Dans une culture où l’on a la hantise de l’échec, où lê rêve de réussite préside à toute production imaginaire, le premier pas du succès est d’être dajà satisfait de sa situation présente. Jim garde confiance dans la vie et dans sa capacité à rebondir.
Etre chauffeur lui plaît car il développe un lien affectueux avec la communauté. Ingénieur, c’est plus rémunérateur et plus prestigieux, cela demande plus de compétences, mais le métier de chauffeur donne plus d’opportunités de communication, et apporte plus de chaleur humaine.
Plus tard, il me confie qu’il aimerait aller en Irlande, s’installer là-bas et peut-être trouver une femme. Un de ses grands-pères était irlandais, grâce à quoi il possède lui-même un passeport irlandais, comme des millions d’Américains et d’Australiens. Ce qui le fait rêver en Irlande, par dessus tout, c’est une population « haute en couleur, et moins obsédée par l’argent » que les Américains.
Je suis touché par cette réflexion, et c’est elle qui m’a poussé à écrire sur Jim. D’abord son illusion sur le Irlandais, qu’il imagine modestes et purs de toute cupidité. Ensuite et surtout, la fatigue face à la course à l’argent. Jim, comme tant d’autres, en ont plein le dos de cette pression constante, qui rend la vie insupportable.