L’été à la Croix-Rousse

Selon Michelet, la Croix-Rousse était la « colline qui travaille ». En face, de l’autre côté de la Saône, la « colline qui prie » avec sa basilique de Fourvière. Entre les deux collines lyonnaises, on s’observe, on se jauge, on se méfie.

Un siècle après Michelet, Paul-Jacques Bonzon inaugurait sa série de romans pour enfants avec Les Six compagnons de la Croix-Rousse. Les moins jeunes se souviennent de l’histoire : un enfant quitte sa Provence natale pour suivre ses parents à Lyon, dans l’affreux quartier de la Croix-Rousse. Son chien ne peut pas suivre la famille en ville, alors l’enfant s’organise avec sa bande de petits citadins pour retrouver le berger allemand.

Il a fallu attendre longtemps, donc, pour l’autre colline de Lyon, celle qui travaille, fasse partie de l’aire urbaine de Lyon. Pendant longtemps, ce n’était que des champs et des polissons. Ce n’est devenu urbain qu’avec la révolution industrielle, quand l’industrie de la soie est devenue mécanique, grâce notamment au métier à tisser Jacquard.

Au centre de la Croix-Rousse, c’est justement Jacquard lui-même qui est célébré, avec la grande statue qui orne la place principale. En plein mois d’août, le sage précaire s’assoit sur le large piédestal et regarde étonné les nombreux passants.

Petit à petit, des bords de Saône jusqu’au plateau, les ouvriers et les entrepreneurs ont colonisé les pentes de la Croix-Rousse pour couvrir un grand territoire manufacturier, artisan et bigarré.

Se promener aujourd’hui dans les rues de ce quartier renvoie encore à une respiration d’ouvrier. La place Tabareau, moins fréquentée que la place des Tapis, opère sur moi une attraction indéfinissable. Je n’ai pas forcément envie de m’y arrêter, ni d’y boire l’apéro, mais l’ouverture soudaine que produit la percée de l’avenue Cabias me coupe le souffle, ou retient mon souffle. Ouverture sur le ciel, et hauteur de vue sur les vieux immeubles. Sur la place Tabareau, on joue d’autant plus aux boules que les jeunes s’y mettent. De leur côté, les artisans continuent de s’y donner rendez-vous avec les entrepreneurs et les promoteurs immobilier.

Il est de bon ton, à Lyon, de railler la Croix-Rousse et son ambiance de village. Cette frime de jeunes familles adeptes des terrasses, ces parcs parsemés d’œuvres d’art, ce marché quotidien de légumes bio. Ce faisant on raille un quartier qui a perdu son authenticité ouvrière et qui n’en gardé que le décor. On méprise la fatalité qui a amené les nouveaux venus pleins de fric à racheter les appartements de Canuts, et à imposer leurs valeurs et leur mode de vie.

Le sage précaire laisse railler, et regarde passer la caravane. Pour lui, passer quelques semaines à la Croix-Rousse est une vraie cure de jouvence, de promenades et de courses, de rencontres et de retrouvailles. J’y ai vécu mes années 90, alors les critiques acerbes n’ont que peu de poids sur moi. Mon ancienne amoureuse est restée sur la bordure du plateau, et est à la tête d’une belle galerie d’art, construite par un grand architecte. Elle contribue à faire revivre la Croix-Rousse de sa nouvelle existence post-manufacturière.

Sur la terrasse du grand café de la Soierie, établissement moral qui a peu changé depuis un siècle, un équilibre est trouvé entre anonymat et familiarité. Le sage précaire aime y parcourir les journaux après avoir travaillé quelques heures. Installé à sa table, il lit Le Progrès, Le Monde ou L’Equipe, et distingue fréquemment de vieilles connaissances à des tables voisines. La beauté de cette ambiance « de village » vient du fait qu’on ne se sent pas obligé de bouleverser le cours de son existence pour si peu : on se salue de loin, on se claque des bises furtives, et on retourne à son journal.

Mais on ne s’interdit pas non plus de se parler comme si on n’avait jamais quitté le quartier. À la Croix-Rousse, on se revoit, on se donne rendez-vous, on discute business et art, on fait des affaires en buvant du Beaujolais. C’est la vie, la vie authentique des gens qui ne sont plus ouvriers.

 

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