Pourquoi je ne fais pas grève le 19 janvier

Je soutiens les grévistes mais je ne fais pas la grève moi-même. Je suis donc dans une situation intellectuellement inconfortable, car je ne saurai pas que répondre à ceux qui me diront : « Salaud, pourquoi n’es-tu pas solidaire avec nous ? » Il est vrai que les mouvements de grève actuels n’entrent pas en écho direct avec les pauvres combats de la sagesse précaire. Partir à la retraite à 62 ou 64 ans, c’est un problème que je comprends mais auquel je ne me sens pas attaché.

L’inconfort intellectuel, il faut dire, c’est un peu le lot consubstantiel de la sagesse précaire. A-t-on jamais vu un SP confortable ?

La carrière d’un sage précaire se fait en pointillés, hors des clous, en zigzag, et ne profite pas des avantages de la vie sédentaire. Un sage précaire n’a pas les mêmes droits qu’un fonctionnaire de la république. Mon parcours est trop chaotique pour que je puisse prétendre un jour bénéficier d’une retraite par répartition. Ni à 62, ni à 64, ni à 67 ans, jamais le sage précaire ne profitera d’une confortable pension, car il a trop vécu comme un punk qui clamait en chuchotant : « no future« .

Les gens comme le sage précaire sont assez nombreux, qu’on ne s’y trompe pas. Obligés de s’expatrier pour trouver de quoi vivre, ils traînent leur joie de vivre dans des pays magnifiques, des oasis fertiles et des plages paradisiaques pour espérer être mieux payés qu’en France. Ces gens font des calculs tordus pour conduire leur projet professionnel et finissent dans un trou perdu. Ils payent leur insouciance en acceptant un statut insécure et une seule certitude : ils n’auront aucune retraite.

Cela m’empêche-t-il de faire la grève par solidarité avec mes chers collègues qui, eux, couleront des jours confortables après 65 ans ? Non, ce n’est pas cela qui m’en empêche.

J’ai honte de le dire car la raison qui me pousse à aller bosser plutôt que de manifester n’est pas glorieuse. J’ai longtemps hésité avant de me confesser sur ce blog. Mes lecteurs fidèles risquent de me mépriser et de se détourner de moi. Or que serait La Précarité du sage si la sincérité et l’honnêteté ne coiffaient pas les élucubrations fantasques du personnage ici mis en scène ? J’avoue ne pas faire grève pour entretenir une réputation d’employé modèle aux yeux de ma hiérarchie. J’en ai vraiment honte car ce réflexe n’est pas digne d’un sage précaire punk et postmoderne, mais c’est la triste vérité.

Je ne me suis même pas renseigné pour savoir ce qu’il en était de mes émoluments en cas de grève, je ne suis au courant de rien. Je me suis seulement dit, comme un esclave des temps modernes : « Va travailler mon garçon, et donne le meilleur de toi-même, car cela augmentera tes chances de t’en sortir dans la vie, de survivre quand il faudra survivre, de trouver le bon job quand celui-ci apparaîtra. »

Naturellement, cela est facilité par le fait que j’aime mon travail et que j’adore enseigner la philosophie. Comme Alain le disait à propos de l’artiste qui contemple son oeuvre en train de se faire, le sage précaire est le spectateur de son propre cours. De ce fait, je suis impatient de savoir ce que donnera la leçon sur le langage que je commence aujourd’hui. Et c’est dans cette attente de spectateur Netflix que je me rends en salle de classe, plutôt que dans les défilés de manifestants.

7 commentaires sur “Pourquoi je ne fais pas grève le 19 janvier

  1. Le mouvement social
    ——————-

    Le mouvement social

    Dieu sonnait pour avoir son café matinal.
    Mais Gabriel survint, mains vides, triste mine.
    « Seigneur, pardonnez­-moi, je viens de la cuisine,
    Pas de café, suite à un mouvement social. »

    Dieu dit à Gabriel : « Espèce d’animal,
    Les mouvements sociaux, moi, je les élimine,
    Ne suis-­je le seigneur qui crée, qui extermine ?
    Soit j’aurai mon café, soit c’est le tribunal. »

    Gabriel y retourne et n’obtient nul café.
    De la cuisine il fait un grand autodafé,
    Des anges marmitons un seul petit subsiste.

    Dieu, l’ayant convoqué, lui demande pourquoi
    Vainement s’opposer à lui et à sa loi.
    « Comme suicide ici, c’est tout ce qui existe. »

    Aimé par 1 personne

  2. Cet article me rappelle cette banderole à l’entrée de la fac à la fin des années 70. Il y était inscrit  » Fac en grève totale ». Trouvant totalitaire cette affirmation qui ne tenait pas compte de mon avis et exprimait une totalité relative, j’avais rajouté « sauf Michel Jeannès ».

    Aimé par 1 personne

  3. Deux choses me viennent en tête à la lecture de ton billet, Sage Précaire :
    – depuis quand est-il question de manifester pour soi et en fonction de ses propres intérêts ? Ne doit-on pas manifester pour une idée, un projet de société, une vision politique ? Sinon on ne manifesterait jamais pour défendre le droit des étrangers, la qualité de vie dans les prisons, la fin d’une guerre qui touche les voisins, etc.
    – est-ce que la manifestation au Vigan est suffisamment joyeuse pour donner envie de manifester ?

    Aimé par 1 personne

    1. À Mme Cécilia de Varine : à mon avis on peut aller manifester autant pour une idée, une vision ou un projet sociétal que pour son intérêt propre. L’un ou l’autre, ou les deux ensemble. Au passage, merci : Le Vigan, j’apprends son existence via google : le nom Vigan est une commune du sud de la France, en Occitanie.

      Aimé par 1 personne

  4. Bonjour Guillaume et Bonne année,

    Vous écrivez, je cite : « Mes lecteurs fidèles risquent de me mépriser et de se détourner de moi. » Je ne pense pas. C’est justement vos sujets à tendance éclectique, votre manière de les appréhender et de vous exprimer, ou encore d’aborder certains sujets d’actualité en les confrontant à votre pensée qui donnent envie de faire un tour sur ce blog.
    Guillaume, concernant la retraite des français qui vivent à l’étranger, il me semble qu’il existe une structure pour eux (caisse d’assurance retraite – Expatriés). De plus, il parait que certains États ont des accords bilatéraux avec la France concernant les français vivant dans ces pays. Du coup c’est parfois plus intéressant que d’avoir travaillé en France à l’instar des travailleurs français en Suisse et au Luxembourg.

    Aimé par 1 personne

    1. Merci J.B., vos mots me touchent. Je n’ai jamais été expatrié officiellement, mes expériences ne comptent pas, je crois, comme celles des gens qui travaillent à l’étranger dans les entreprises françaises. Moi, j’étais payé par les Britanniques, les Chinois, les Irlandais ou les Omanais et je ne pense pas que mes impôts puissent être considérés par la France comme des cotisations retraite.

      J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s