Esclavagisme ou salariat : quel est le modèle préféré du sage précaire ?

Ce jour-là, où je me morfondais dans un embouteillage, je me suis dit que l’on traitait mieux un esclave que moi. J’avais accepté l’offre d’emploi de professeur dans un lycée privé de Montpellier, mais cela exigeait que je fasse le déplacement à mes frais, et donc deux heures de cours dans cet établissement situé en lointaine banlieue me bloquait une journée entière.

J’ai demandé qu’on me loge dans une cellule de moine, une chambrette quelconque. On aurait aménagé mon emploi du temps sur deux jours et j’aurais dormi sur place. C’était impossible.

Il y a des pensées qui traversent l’esprit comme une intuition désagréable, mais insistante. Et celle-ci en fait partie : et si l’esclavagisme était un système aussi digne que le salariat précaire du XXIe siècle ?

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La Précarité du sage, 2023

Cette idée n’est pas une provocation gratuite. C’est une hypothèse de lecture. Quand on écoute les discours politiques ou managériaux, on sent poindre cette nostalgie trouble d’un monde où le travail humain ne coûte rien, où il est docile.

Mais le plus troublant, c’est qu’aujourd’hui, dans certains cas, le salarié semble traité avec moins de considération que ce que recevrait un esclave dans un système rationnel. Prenons un exemple réel : celui d’un professeur de philosophie, affecté loin de chez lui, mal payé, contraint à de longs trajets quotidiens à ses frais, à préparer ses cours sur son propre temps, avec son propre matériel. Il n’a pas vraiment choisi son lieu de travail, son salaire est non négociable, et aucune aide n’est prévue pour le logement ou les transports. Sa liberté est théorique ; sa dignité, conditionnelle.

Imaginons maintenant un scénario absurde mais révélateur : le même professeur, non salarié cette fois, mais esclave. Supposons un lycée privé où l’on exploite des professeurs esclaves. Sur le papier, le patron y gagne : pas de salaires à verser. Et pourtant… dans ce cadre, j’aurais obtenu ma cellule de moine et n’aurait pas perdu ma vie dans les embouteillages. Il faut bien loger ces esclaves, les nourrir, les vêtir, les maintenir en état physique et mental pour qu’ils fassent correctement cours. Il faut aussi leur donner le temps nécessaire pour corriger les productions d’élèves

(combien de temps passeriez-vous à corriger une dissertation de philosophie ? Réponse libre compte tenu que vous êtes attendu au tournant que si vous faites mal votre travail, élèves et parents d’élèves se retournent contre vous. Alors combien de temps ? Et maintenant multipliez ce chiffre par 100 ou 200. Cela vous donnera une idée de ce que l’entrepreneur esclavagiste devra donner à ses professeurs pour qu’ils viennent à bout de leur tâche.)

L’héroïsme silencieux des professeurs français

La Précarité du sage, 2023

Car sans cela, les élèves fuiront, les parents ne paieront plus. L’entrepreneur perdra de l’argent. Il faudra donc, dans le cadre d’un esclavagisme banal, construire des dortoirs, des réfectoires, fournir des vêtements décents, organiser une vie collective supportable. En somme : assumer une série de coûts fixes bien plus élevés que le simple versement d’un salaire modeste.

On se rend compte alors que le salariat est une solution rusée : on transfère au salarié tous les coûts d’entretien. Le logement ? À lui de se débrouiller. La nourriture ? Pareil. Les vêtements, les trajets, les outils de travail, l’énergie nécessaire à la préparation des cours et à la correction ? On ne s’en occupe pas, on a déjà versé un salaire qui couvre tout cela. Le salariat, loin d’être une forme d’émancipation, est dans bien des cas une externalisation sophistiquée des coûts de l’esclavage. L’esclave coûte cher à l’achat et à l’entretien ; le salarié, lui, s’entretient tout seul.

C’est ici que Marx revient en force. Ce qu’il appelait l’ « aliénation », ce n’est pas seulement la dépossession du produit de son travail, c’est aussi la mise à distance de soi-même comme sujet. Le travailleur ne se reconnaît plus dans son labeur, dans ses conditions, dans les termes du contrat. Il devient étranger à sa propre activité, et accepte, par nécessité, des formes d’exploitation qu’il n’aurait jamais tolérées dans un autre contexte. L’aliénation n’est pas que physique ou économique, elle est existentielle.

Ceci étant dit, je suis satisfait de ne pas être un esclave car, en tant que sage précaire, je suis un petit malin et j’ai su tirer mon épingle du jeu : j’ai abandonné de lycée privé dès qu’un autre lycée, public celui-ci et plus proche de chez moi, m’a proposé un emploi de prof de philo. Evidemment, les élèves et le personnel du lycée privé ont dû me maudire, les parents d’élèves ont dû se plaindre, mais que voulez-vous, leur système basé sur la précarité des diplômés fonctionne moins bien que le bon vieil esclavagisme qui va probablement renaître de ses cendres.

Alors, esclavage ou salariat ? Le premier est une violence nue ; le second, une violence masquée. Dans les deux cas, il s’agit de faire produire sans payer le prix réel du travail. L’un choque, l’autre s’installe. L’un est illégal, l’autre est institutionnel. Mais l’horizon idéologique qu’ils partagent, c’est celui d’un monde où le travail de l’autre doit rapporter sans jamais coûter.

4 commentaires sur “Esclavagisme ou salariat : quel est le modèle préféré du sage précaire ?

  1. Excellent.

    J’ai parfois entendu dire que si l’esclavage a disparu aux États-Unis, c’est moins pour des motifs moraux que parce qu’il était économiquement non rentable. Un écrivain intéressant, FL Olmsted, je crois, avait vers 1850 comparé le travail esclave dans les plantations du sud des États-Unis avec celui de travailleurs libres dans des fermes coopératives. Il fallait 4 esclaves pour faire le travail d’un homme libre. Pas de productivité, un spectacle révoltant et dégradant tant par l’inhumanité des conditions faites aux esclaves que par la dégénérescence morale des esclavagistes. En particulier, note Olmsted, les Blancs du Sud ne trouvaient pas d’instituteurs acceptant de travailler chez eux, ils étaient réduits à faire élever leurs gosses par des nounous esclaves, un peu comme dans Autant en emporte le vent, ce qui propageait l’abêtissement général. Les sudistes étaient considérés comme des crétins dégénérés. En plus de ça, la gratuité du travail décourageait chez les propriétaires l’investissement dans la mécanisation et bloquait donc l’industrialisation. Les motivations des abolitionistes étaient en partie économiques et l’abolition de l’esclavage était dans l’intérêt du capitalisme.

    Un type intéressant, ce Olmsted, un peu à la William Morris. Marin, voyageur, journaliste, écrivain et plus ou moins philosophe, il est devenu je crois urbaniste, jardinier, paysagiste, son truc c’était la promotion du concept de jardin publics. Je crois que c’est lui qui a créé les jardins du Capitole à Washington. Moi, j’adore les jardins publics.

    Tout ça pour dire que tu ne trouveras pas de place peinard de travailleur servile, c’est fini, y en a plus, ça coûte trop cher. Les salariés sont beaucoup mieux exploités, plus productifs, motivés par la perspective illusoire d’une promotion sociale, les frais d’entretien sont assurés par la collectivité et le coût du travail est de plus en plus intéressant grâce aux crédits d’impôts innovation recherche.

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    1. Moi le type d’esclavage qui m’aurait convenu, c’est celui des précepteurs d’enfants dans les familles de riches. Comme Diogène qui fut vendu sur un marché d’esclaves, comme tant d’autres philosophes. Je pense que l’esclavagisme va revenir d’actualité avec les réorganisations de nos sociétés.

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      1. Oh moi je préfère les expressions qui ne cachent pas la réalité. Esclavage, ça a l’avantage d’être brutalement dans la lumière. Avec le temps et l’horreur du salariat précaire, je trouve que la pression économique a changé de camp : c’est l’esclavagiste, à l’avenir, qui va être dans l’obligation de gérer le marché des esclaves, de vendre et d’acheter les gens comme aux mercatos de football, et de subvenir aux besoins de ses gens. Pour l’esclave, en revanche, sa servitude ne lui sera pas plus douloureuse que son statut actuel de travailleur pauvre.

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