Frédéric Beigbeder est la seule personne à avoir posé la bonne question à Sylvain Tesson. L’ensemble de l’entretien se cristallise dans ce moment. Soudain, il lui demande : « Mais comment vous payez ces expéditions ? Ça coûte une blinde ! C’est l’éditeur qui vous organise tout ça ? » La question est magistrale. Parce qu’évidemment, tout le monde connaît la réponse, mais il y a davantage que la réponse dans la question.
Moi, dans mes premiers textes critiques sur la littérature de voyage, il y a déjà vingt ans, je le disais : la question de l’argent est fondamentale et trop souvent escamotée par les auteurs. Car pour voyager sans travailler sur place, comme je le fais depuis 1998, il faut pouvoir prendre plusieurs mois de vacances. Partir, c’est bien beau, mais que fait-on au retour ? Que fait-on de ses affaires, si on en a ? Comment gagne-t-on sa vie ? Et quand on part plusieurs mois chaque année, cela demande une organisation conséquente.
Et Tesson, évidemment, ne parle jamais d’argent. Or, quelqu’un qui ne parle jamais d’argent, ce n’est pas parce que cela ne l’intéresse pas. C’est parce qu’il en a suffisamment pour que ce ne soit jamais un problème. Ceux qui ne parlent que d’aventure, d’ailleurs, d’amour, et jamais d’argent, sont souvent ceux qui ont une très bonne gestion financière — et une grande compétence dans ce domaine. C’est son cas.
D’une part, c’est un héritier richissime, propriétaire d’un appartement au centre de Paris. D’autre part, il est aussi héritier d’un capital culturel gigantesque, qui lui donne de nombreux contacts dans les médias et la presse. Mais c’est aussi un très bon businessman. On l’avait déjà noté il y a quinze ans à propos de son livre qui raconte ses vacances au bord d’un lac gelé : à la fin de ce livre, il remercie des entreprises et la diplomatie, qui ont donc financé son voyage.
Car il fait partie des très rares personnes qui non seulement n’ont pas besoin de travailler pour voyager, mais qui n’ont même pas besoin de dépenser de l’argent. Contrairement à tous les Français qui économisent pour partir, puis rentrent pour regagner de l’argent, lui, il se fait financer.
Et sa réponse à Beigbeder est laconique, mais suffisante : « Comme mon père n’a jamais accepté les subventions de l’État pour son amour du théâtre, de même, j’obtiens des financements privés grâce à de merveilleux amis. » Ces merveilleux amis, cela ne veut rien dire. Dans ce milieu de la haute bourgeoisie, les amis sont des collaborateurs, des associés en affaires. Bien sûr, on tisse des liens. Les bourgeois sont des êtres humains comme nous. Mais ce sont des associés avant tout.
Il remerciait autrefois les entreprises à la fin de ses livres, mais il a probablement arrêté, la ficelle étant trop grosse. Cela entachait l’image d’aventurier vagabond qu’il cherche à se donner. Il existe sans doute aujourd’hui des associations ou collaborations financières, gérées par son agent, avec des entreprises richissimes. Il leur propose peut-être des stages, des rencontres, des moments privilégiés avec les hauts cadres de telle ou telle boîte. Des entreprises profitent de l’image de Sylvain Tesson, mais à un niveau confidentiel, réservé aux invités de marque.
C’est toute la stratégie des happy few : on conserve l’aura de mystère, celle du clochard céleste, et en même temps on développe un business model redoutable, extrêmement efficace — mais uniquement parce qu’il est rare. Ce modèle ne peut être reproduit ni par vous, ni par moi. Il repose sur une personnalité construite comme exceptionnelle, comme rare. C’est de la rareté organisée. C’est un produit de luxe.
La question posée par Beigbeder nous permet de comprendre cela. Donc bravo à lui. Et seul un mec de droite comme lui pouvait poser cette question. Il fallait que ce soit une conversation entre bourgeois, dans un lieu feutré. Si Mediapart avait posé cette question, Tesson n’y aurait même pas répondu, et la fachosphère aurait hurlé à l’inquisition idéologique menée par des médiocres hostiles à l’argent. Il fallait que ce soit un grand bourgeois pour que la question ne paraisse ni négative ni malveillante.
Et c’est précisément ce qui la rend si éclairante.
Insuopportables l’un comme l’autre et semblant en plus ne pas trop pouvoir se supporter l’un l’autre…. Hideuse bourgeoisie, en effet. Le conseil final de Beigebeder : lisez des livres, détournerait à lui seul de la lecture
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J’aime Beigbeder en tant que journaliste et intervieweur car il joue franc jeu, il ne prétend pas être autre chose qu’un petit mec de droite, un bourgeois qui aime la lecture et la drogue, sans grand chose d’original à apporter. Je n’avais pas remarqué la tension ou l’animosité que tu as décelée dans sa rencontre avec Tesson. Si elle existe elle est peut-être dû au fait que Tesson, au contraire de Beigbeder, doit faire croire à un personnage de fiction (vagabond sans attache…) alors qu’il est un double de Beigbeder. C’est vrai qu’il y a une gêne à la fin.
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Je les trouve lourds, balourds et pesants, l’un comme l’autre, avec un côté Ancien Régime, Titanic, sastisfaits de sombrer dans le déclin de leurs facultés. Tesson, si affranchi parait-il de la technologie a besoin de sortir un ordinateur pour nous servir ses ultimes platitudes. Encore un peu de crème de langoustines et vous serez tout à fait rebelles.
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Ah oui, le coup du Mac Pro sur la table à la fin. Trop marrant. Peut-être un coup de publicité qui a été soigneusement négocié par son agent… Surtout qu’il a besoin de l’ordinateur pour se souvenir des livres qu’il conseillerait ? Pour un homme qui prétend aimer lire ça ne paraît pas sérieux.
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Autre citation qui dit tout : « C’est de moi ça ? Sûr ? »
Il faudra aussi un jour parler des prête-plumes de Tesson, qui se fait non seulement financer ses voyages, mais aussi sa prose…
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Ah, je n’ai aucune information sur cette question. Ce qui m’a amusé en revanche, c’est le piège que lui a tendu le journaliste : il a lu les premières lignes de L’Usage du Monde, de Nicolas Bouvier, et Tesson cherchait de quel livre cela provenait. Beigbeder l’aide en lui disant : « Ce n’est pas de vous, c’est d’un auteur que vous aimez beaucoup. » Même là, Tesson ne savait pas. Pourtant, ce sont des lignes tellement reconnaissables.
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