Le livre à lire en 2013, minutieusement, qui n’est pas sans talent et qu’on ne lit pas sans agacement non plus, est de Sylvain Tesson : Dans les forêts de Sibérie. A l’approche de la quarantaine, l’écrivain voyageur a décidé de se payer une demi-année de vie dans une cabane au bord du lac Baïkal, en Sibérie. L’hiver, le lac est gelé, le paysage est de neige et de glace, la solitude règne et la vodka coule à flots. Au printemps, les moustiques font rage et la vodka coule à flots. L’ermite français reçoit et rend quelques visites, et la vodka, comme à toutes les pages du livre, coule à flots.
Le journal de Tesson est donc assez agréable à lire, n’était le début du livre, qui est un véritable pensum, et qui concentre beaucoup des défauts de la littérature du voyage prétentieuse et creuse qui s’expose chez les « étonnants voyageurs », le célèbre festival de Michel le Bris où Tesson est régulièrement invité.
Les premiers chapitres sont embarrassants de bêtise et d’absence de scrupule. Beaucoup de pose, de la part de l’écrivain, des manières de faux Nicolas Bouvier mâtinées de clichés agoraphiles. Trop d’oppositions complaisantes entre la solitude de l’ermite et la grégarité des citadins. Trop d’autocongratulation et de narcissisme dans ce qui était censé faire l’éloge de la vie intérieure. Trop d’omissions des conditions matérielles présidant un projet qui coûte extrêmement cher, ne serait-ce que par la nécessité d’un congé de six mois, de transports coûteux, de provisions spécifiques et de sponsors. Et partant, une occultation complaisante des moyens financiers et humains qui ont été nécessaires pour réaliser cette mise en scène de la frugalité.
Ce livre fait penser à une superproduction hollywoodienne qui raconterait la vie de l’abbé Pierre et de Benoît-Joseph Labre. Tout cela donne à ses aphorismes sur la pauvreté un aspect un peu suspect : « On dispose de tout ce qu’il faut lorsque l’on organise sa vie autour de l’idée de ne rien posséder » (p. 176). Rien posséder, c’est vite dit quand on réalise une expérience subventionnée par Culture France, l’année croisée France-Russie, les équipements MILLET, toutes organisations remerciées en fin d’ouvrage. L’ermite est loin d’être aussi précaire qu’il le dit, et à la lecture, on se dit qu’il fallait bien des efforts et des partenariats pour se mettre à nu dans la forêt.
En définitive, Tesson écrit une ode à la simplicité, mais en utilisant des ressources très élaborées pour cela. Il milite pour un environnement propre, mais il a recours à des véhicules polluants. Il prétend être en autonomie mais il est soutenu par de nombreuses institutions étatiques, diplomatiques, journalistiques et commerciales. Il chante la supériorité de la solitude mais il bénéficie d’un véritable réseau de soutiens et de protecteurs.
Ce qu’on peut lui reprocher n’est pas de bénéficier de ces avantages, car on est toujours le privilégié de quelqu’un d’autre, mais de prétendre être un pauvre hère.
Par ailleurs, si l’auteur ne manque pas de talent d’écriture, le récit est gâché par des options stylistiques qui abusent d’opposition binaires et hiérarchiques. Il y a toujours quelque chose qui est « supérieur » à autre chose : la peinture par rapport à la photo, la vie dans les bois par rapport à celle dans les villes, etc. L’écrivain passe par trop de formules qui tendent à juger que ses choix de vie sont les seuls qui vaillent, que ses choix de véhicules sont les meilleurs. Quand il écrivait sur de longues randonnée en Asie centrale, il faisait de la marche le seul moyen de transport valable ; maintenant qu’il relate une expérience immobile, il change de hiérarchie (mais il demeure dans la hiérarchie) : « Le défilé des heures est plus trépidant que l’abattage des kilomètres. » (p. 264) Cette prise de conscience édifiante, en fin de livre, fait écho à ses espoirs de début de livre : « Il suffisait de demander à l’immobilité ce que le voyage ne m’apportait plus : la paix. » (p. 40).
Trop d’aphorismes pontifiants : « L’essentiel ? Ne pas peser à la surface du globe. » (p.42) « Qu’elle est légère cette pensée ! Et comme elle prélude au détachement final : on ne se sent jamais aussi vivant que mort au monde ! » (p. 198) Ou comment encenser la légèreté en étant lourdingue. Des métaphores à la Bouvier : « La vie en cabane est un papier de verre. Elle décape l’âme, met l’être à nu, ensauvage l’esprit et embroussaille le corps. » (p. 255)
La page 198, en l’espèce, pourrait être citée in extenso. Si j’étais professeur et que j’avais un cours sur la littérature des voyages à dispenser, je consacrerais une petite séance à cette seule page. Tesson s’y surpasse en aphorismes d’ivrognes : « La cabane permet une posture, mais ne donne pas un statut », et en poésie frelatée : « La lune rousse est montée dans la nuit. Son reflet dans les éclats de banquise : une hostie de sang sur l’autel blessé. » A moins que ce ne soit la poésie elle-même qui soit éthylique : « Aujourd’hui, j’ai écrit des petits mots sur le tronc des bouleaux : « Bouleau, je te confie un message : va dire au ciel que je le salue. » Les italiques sont dans le texte.
Tout cela n’incite pas Tesson à la modestie pourtant. Il porte constamment un regard hautain sur le monde : « le mauvais goût est le dénominateur commun de l’humanité » (p. 30), de juge sur ses contemporains : « la laideur des complets-cravate » (p. 255), prenant sans vergogne le rôle d’arbitre des élégances : « J’ai saisi la vanité de tout ce qui n’est pas révérence à la beauté. » (p. 265).
Contempler la nature et tâcher de trouver des métaphores poétiques, comme la lune-faucheuse d’Hugo, c’est le truc à éviter, selon moi ; la preuve : « Les nuages du soir mettent des bonnets de coton aux montagnes ensommeillées. » (p. 256) Du reste Tesson cite Hugo dans cette même page pour « prolonger la question hugolienne », mais ces prolongations ne donnent que des rêveries pseudo-romantiques dont on ne sait que faire : « qui prétendrait que le ressac n’est pour rien dans les rêves du faon, que le vent n’éprouve rien à se heurter au mur, que l’aube est insensible aux trilles des mésanges ? » N’est pas Hugo, certes, qui veut, et l’on se prend à admirer les auteurs qui savent se garder de faire de la poésie.
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