Les errances de la gauche française sur la laïcité

Le documentaire de Thomas Legrand est très intéressant car il montre bien que la question du voile sur les cheveux est une question interne à la gauche.

Les gens de droite, eux, sont très sereins quand il s’agit de restreindre les libertés des étrangers, des immigrés, des pauvres et des musulmans. Cela ne fait pas de débat à droite. Quand on se dit de gauche, en revanche, c’est souvent avec l’idée qu’il faut soutenir les plus défavorisés, et les musulmans sont les plus discriminés en France, ceux qui gagnent le moins d’argent, ceux qui ont le moins de pouvoir.

Donc, en 1989, quand deux jeunes filles de Creil sont allées à l’école avec un fichu sur les cheveux, et que le proviseur les a exclues, les choses auraient pu en rester là : la droite est pour opprimer les musulmans, et la gauche les défend. Malheureusement pour la santé de la France, c’est la gauche qui était au pouvoir à ce moment-là et il a fallu que ce soit elle qui agisse et réglemente. Le reportage montre bien le malaise. La plupart des gens de gauche n’ont pas de problème majeur avec ces filles voilées. Mitterrand (président) les trouve mignonnes, Rocard (premier ministre) s’en fout, Jospin (ministre de l’éducation) explique à l’assemblée que le droit à l’instruction doit primer et qu’il faudra accepter les filles voilées à l’école. Toute la gauche pense qu’il n’y a là aucun risque pour la république.

C’est alors qu’intervient une réaction extrêmement musclée de la part d’une gauche qu’on n’avait pas vue venir : les Badinter, les Finkielkraut, tous ces gens qui, depuis, ont quitté la gauche et sont devenus de droite et d’extrême-droite. Ils trouvent les mots pour retourner l’opinion de la gauche. Ils expliquent qu’au nom du féminisme il faut interdire le voile qui est un signe de soumission de la femme.

Ils expliquent que ces filles étaient manipulées par des musulmans radicalisés.

Ils expliquent que les filles musulmanes « nous appellent au secours » et veulent être protégées de leur famille, de leur quartier, de leurs grand frères. Et nous, pauvres de nous, nous les avons crus.

Moi-même, j’ai été convaincu par ces arguments qui me paraissaient beaux et paradoxaux : interdire aux filles de s’habiller comme elle veulent pour les protéger et leur garantir la liberté de conscience. Il faut être con pour penser cela, me direz-vous, et c’est vrai, j’ai été ce con intello et sûr de ses valeurs.

C’était raciste de ma part, mais j’avoue que j’y ai cru. Quand le débat est revenu sur scène, dans les années 2000, j’étais professeur de philosophie au lycée français d’Irlande, et je me souviens de mes discussions avec mes amis irlandais dans les pubs. Mes amis ne comprenaient pas la France, ils pensaient qu’on pouvait laisser les filles s’habiller comme elles voulaient. Je les traitais de naïfs et j’essayais de leur faire la leçon sur les valeurs de la république, la laïcité et le risque des religions.

Ce reportage qui met tous ces débats en perspective nous permet de comprendre que nous avons été floués. On nous a menti, on nous a manipulés. Elizabeth Badinter était dans l’erreur mais elle était sincère en tant que bourgeoise effrayée par les maghrébins. Caroline Fourest, elle, a carrément menti pour remporter la mise. Elle prétendait que dans les auditions, les filles musulmanes demandait anonymement l’interdiction du voile pour sauvegarder un espoir de liberté.

Trente-cinq ans après l’affaire de Creil, vingt ans après la loi sur les fameux « signes ostensibles » d’appartenance religieuse, nous avons pu prendre du recul, voyager, lire, nous cultiver, rencontrer des centaines de musulmans. Le bilan est simple : on s’est fait avoir. Les filles ne demandaient pas notre aide, en tout cas pas une aide sous forme d’interdiction vestimentaire. Les musulmans s’intégraient à notre nation malgré notre hargne à les persécuter et à les fliquer, malgré notre suspicion quant à leur rapport aux femmes, jusqu’à l’intimité de leurs filles.

Trente-cinq ans après, que sont devenues ces deux jeunes Françaises voilées de Creil ? Qui se soucie d’elles ? Moi, je pense à elles.

Sortir de la minorité : la laïcité selon Emmanuel Kant

Quand on enseigne en classe terminale, on a comme public une population de jeunes qui deviennent adultes sous nos yeux, en temps réel. Jour après jour, on fait l’appel et un petit signe nous montre que tel fête aujourd’hui son dix-huitième anniversaire.

Au début de l’année, tout le monde a 17 ans. À la fin, ils ont tous 18 ans et sont passés de minorité à majorité.

C’est donc l’âge parfait pour étudier le texte de Kant publié quelques années avant la révolution française, Qu’est-ce que les Lumières ? À sa vieille habitude, le philosophe allemand cherche à donner une définition dense et formelle de la chose, plutôt que de se perdre en considérations de contenus. Il résume sa pensée de manière simple et limpide : « Les Lumières, c’est ce qui fait sortir hors de la minorité ».

Or cette minorité, poursuit Kant, cet « état de tutelle », les hommes en sont responsables. Ils veulent rester mineurs, c’est pourquoi il est si facile pour ceux qui veulent exercer du pouvoir de se donner le rôle de « tuteurs ». Ils n’ont aucunement besoin de faire preuve de violence, ils n’ont qu’à se présenter comme dépositaires d’un savoir, d’une expertise quelconque, et les hommes se soumettent docilement à leur autorité.

Qu’a fait d’autre Philippe Pétain en pleine débâcle de l’armée française ? Il s’est proposé à l’assemblée nationale comme chef de l’État, et les députés ont voté en masse pour lui offrir les pleins pouvoirs. Les députés français ont eu ce réflexe que Kant a bien décrit : ils ont affirmé qu’ils ne voulaient plus de ce fardeau qu’est la liberté de pensée. Ils voulaient qu’on s’occupe de décider à leur place. Le maréchal n’a pas eu à se battre, les Français ne lui ont opposé aucune résistance.

L’audace de savoir

C’est grâce à des exemples de ce type, certes un peu extrêmes, que l’on comprend pourquoi Kant emploie ce mot de « courage ». La devise des Lumières, dit-il, ce n’est pas « Liberté, Egalité, Fraternité », ce n’est pas « Vive l’assimilation pour les immigrés », ce n’est pas « La République pour le peuple et des vêtements discrets pour les musulmans », c’est une formule latine : Aude Sapere. « Aie l’audace de savoir ! »

« Ose penser ». « Ose utiliser ton intelligence ».

On n’a jamais fait mieux, me semble-t-il. C’est mieux, par exemple, que les fameuses formules voltairiennes de type « écrasez l’infâme ! ». L’injonction de Kant est vraiment limitée, elle ne réclame aucune révolte contre l’ordre établi, aucune révolution, ni aucun combat. Commençons à penser, et tout l’édifice craquera.

Cela n’est pas sans rappeler le Contr’un d’Étienne de La Boétie. Au XVIe siècle, l’ami de Montaigne explique que si nous sommes obéissants à si peu de personnes, ce n’est pas parce que ces personnes nous sont supérieures, mais seulement parce que nous sommes volontairement soumis. C’est pourquoi la tradition a donné ce titre à l’essai de La Boétie : Discours sur la servitude volontaire (1548).

Mais pourquoi cette idée d’audace ? Y a-t-il un danger à penser ? Le texte de Kant est jonché d’un lexique qui renvoie à l’idée qu’il y a en effet un risque : la « lâcheté » est une des causes de la préférence des hommes pour rester mineurs, le « courage nécessaire pour user de son esprit », les hommes tiennent pour « très dangereux le passage de la minorité à la majorité ». Les autorités diverses nous font croire qu’il existe un danger à penser par soi-même. La religion, notamment, incarne une de ces forces de contrainte qui empêchent les hommes de penser librement

Un espace public pour penser librement

C’est pourquoi ce texte est au fondement de la laïcité même si le mot n’apparaît pas. Il s’agit de desserrer l’étau que la religion met sur l’esprit des gens. Mais deux questions se posent : premièrement, pourquoi faut-il absolument que les hommes deviennent majeurs ? Après tout, si tout le monde est content, mineurs et tuteurs, pourquoi s’en formaliser ? Deuxièmement, comment faire pour libérer la pensée de tous en préservant l’ordre et la paix dans la nation ?

Réponse à la première question. Pour Kant, c’est le devoir des hommes de devenir majeur, et ce devoir leur vient de la nature humaine. D’ailleurs, l’expression qu’il emploie pour décrire ceux qui se sentent bien dans la servitude est « seconde nature ». Ce n’est pas inné et c’est même contre-nature, mais avec l’habitude, les hommes finissent par trouver naturel d’être dirigés, contrôlés et dépossédés de leur liberté de penser.

Réponse à la deuxième question. Kant invente l’idée d’un dédoublement de l’espace de vie, correspondant à deux usages différents de la raison, et à deux types de liberté. L’espace privé et l’espace public. Dans Qu’est-ce que les Lumières ?, l’espace privé n’est pas associé au cercle familial et amical, mais au cadre de la profession ou de la responsabilité que l’on m’a confiée. L’espace public, au contraire, correspond à l’usage de la raison que je peux exercer en tant qu’être humain indépendamment de mon métier ou de ma communauté.

En tant que professeur, je raisonne et m’exprime avec une liberté très encadrée, je dois respecter un protocole, un programme fixé par d’autres. En tant que « savant », c’est-à-dire en tant qu’être humain qui pense, ma liberté n’a pas à être entravée et je peux critiquer ma profession, mon programme et le protocole institué par l’éducation nationale. Ainsi, j’obéis aux règles de la fonction qui est la mienne tout en exerçant ma liberté.

Ce texte est donc au fondement de la laïcité. Dans cette perspective, on peut être religieux et parfaitement pieux, tout en usant librement de sa raison à propos même du dogme qui est le sien.

Sollers a-t-il raté mai 68 ?

Mais 68 : Philippe Sollers consolide sa place dans le milieu littéraire en crachant dans la soupe dans un reportage télévisé extrêmement complaisant.

Le documentaire est fait par des amis, dans une mise en scène d’un maniérisme étonnant. On peut voir cela sur le site de l’INA. Pour faire de la pub, rien de tel que d’annoncer une polémique ou un scandale. La voix off prétend donc que Philippe Sollers est au centre d’une cabale contre Tel Quel et la littérature moderne. Sollers prend donc le rôle de l’écrivain qui refuse d’être écrivain, le littérateur qui veut la mort de la littérature. Il fallait se montrer révolutionnaire alors il lance des anathèmes où personne n’est visé : « Un certain type de pourriture particulièrement concentrée se trouve résiduellement accumulée dans ce qu’on appelle les milieux littéraires ; c’est vraiment là où la sordidité à l’état pur peut apparaître dans une société… ».

Il publie deux livres en 1968, Nombres et Logiques qui sont des élucubrations à la mode. Il cherche à incarner l’auteur qui accomplit la mort de l’auteur annoncée par Roland Barthes dix ans plus tôt. Avec sa coupe de cheveux qui imite Guy Debord, Sollers fait de lui un produit marketing.

Roland Barthes, parlons-en : il apporte son imprimatur, sa légitimation, en publiant une recension absconse dans Le Nouvel Observateur du 30 avril 1968 aux deux livres cités plus haut. On peut lire cette critique sur le blog Pileface, mais je n’en trouve pas trace dans ses Oeuvres complètes (tome 3, 1968-1971, édition de E. Marty, Éditions du Seuil, 1994, 2002). Ah si ! Cet article est repris dans un ouvrage de 1979 qui regroupe ses différentes recensions, Sollers écrivain (Roland Barthes, Oeuvres complètes, tome 5, 1977-1980.)

Barthes et Sollers s’entendent bien car l’un adoube l’autre et l’autre apporte son soutien avec ses divisions blindées d’une jeunesse radicale. Le sage précaire aime beaucoup Roland Barthes et l’a beaucoup lu pour ses recherches sur la philosophie du récit de voyage. Il lui pardonne donc beaucoup. Barthes aimait fréquenter des jeunes, il aimait les jolis garçons, c’est ainsi, il faut lui pardonner ses textes un peu complaisants. Lui pardonner aussi ses articles sur BHL, sur Renaud Camus. Il avait besoin de jeunesse autour de lui.

Pendant que les ouvriers faisaient grève, en mais 68, Sollers faisait de la stratégie commerciale.

La vraie mort de Philippe Sollers, un écrivain remorque

Photo de Matej sur Pexels.com, générée quand j’ai saisi les mots « vieil écrivain sur sa machine à écrire ».

L’écrivain s’est éteint à 86 ans hier ou avant-hier. Paix à son âme.

Le dernier billet que je lui ai consacré date de 2008 et recensait son dernier livre intéressant, ses mémoires intitulés Un vrai roman (2007).

Philippe Sollers se distingue comme un homme qui aura toujours été en retard sur les événements, qui aura couru après la gloire en essayant d’incarner la nouveauté alors qu’il ne faisait que se renier, qu’imiter les autres, et que prendre la pose. Petit condensé de sa carrière à grands traits :

Années 1950, il monte à Paris et prend racine dans le « milieu littéraire » qui sera son champ de bataille. Financièrement aisé, il n’enverra pas ses manuscrits par la poste, il les donnera à ses nouveaux amis éditeurs. Il écrit de manière classique, comme ses aînés, pour leur montrer qu’il est aussi bon qu’eux. Il sera donc apprécié et adoubé par des écrivains d’avant-guerre.

Années 1960, il devient d’avant-garde et écrit comme les expérimentateurs qu’il rallie (lettrisme, situationnisme, nouveau roman, etc.). Pour combler son retard sur eux, il fonde la revue Tel Quel qui les publie, et qui cherche à donner l’impression qu’il est lui-même le créateur des mouvements qu’il singe.

Années 1970, il fait son fameux tournant maoïste, des années après le « Grand bond en avant » et la « Révolution culturelle ». Ayant raté mai 68, il compense en se radicalisant et en incarnant la position chinoise. De fait, il est encore lamentablement en retard : quand Simon Leys publie Les Habits neufs du président Mao, dénonçant le mal que fait Mao à la culture chinoise, Sollers est vu comme l’intello parisien maoïste qui n’a rien compris. Il va passer des années à se défendre et à incorporer Simon Leys à sa propre galaxie pour faire oublier ses égarements.

Années 1970 encore : il retourne sa veste et rejette le marxisme-léninisme. Il soutient BHL et les « nouveaux philosophes ». Il n’aura vraiment eu aucune colonne vertébrale, sauf celle de la séduction et de la mise en réseaux de ses contacts.

Années 1980, retour à la normale, il abandonne les expérimentations, écrit des livres qui parlent de cul. Arrête la revue Tel Quel, se vend aux éditions Gallimard et y fonde la revue L’Infini qui n’a pas de prétention politique. Il fait du marketting culturel. Il surfe sur sa réputation d’écrivain, qui est entièrement due à son entregent dans le milieu littéraire. Participe souvent à l’émission de télé Apostrophe. Devient célèbre à défaut d’être un bon écrivain.

Années 1990, il règne sur le milieu littéraire. Écrit de pleines pages dans le supplément littéraire du Monde. Parle beaucoup du siècle des Lumières car il n’a rien à dire sur le monde contemporain. Il prétend, comme BHL, se cacher derrière son personnage médiatique pour mieux élaborer une œuvre dont on ne saura jamais rien.

Années 2000, années de retraite active, où il peut raconter sa vie en un beau petit livre séduisant. Terminé. Il aurait dû tirer sa révérence après cela, comme Philip Roth l’a fait.

Années 2010 et 2023. Rien.

Ce n’est pas un hasard si le titre de mon billet de 2008 était « Sollers avant la mort ». On avait déjà cette sensation que le vieux monsieur avait bien travaillé et que c’était terminé dorénavant, qu’il devait penser à se reposer. La sagesse consiste souvent à savoir s’arrêter, c’est une décision très difficile à prendre, surtout quand on est un homme de réseaux. Les derniers écrits de Sollers n’avaient plus aucun intérêt, c’était de l’édition en pilote automatique. Il ne savait même plus quel mouvement suivre pour feindre d’en être l’organisateur.

Qu’on me permette de citer mes propres mots comme éloge funèbre :

Pas de doute qu’il sait s’y prendre, et qu’on le regrettera quand il disparaîtra. Il nous laissera avec des gens beaucoup moins légers, beaucoup plus corrects. En effet, ce n’est pas avec des Michel Onfray qu’on va rigoler en parlant de Nietzsche et d’érotisme.

La Précarité du sage, 1er janvier 2008

Ségolène Royal double Carole Delga sur sa gauche

J’aurais dû m’y attendre mais j’ai quand même été surpris. Ségolène Royal qui avait appelé à voter Mélenchon aux présidentielles de 2022, revient dans les médias et défend la stratégie de la Nupes en renversant complètement le discours ambiant sur les fauteurs de troubles de gauche. Quand on lui demande si LFI n’a pas un peu exagéré en faisant obstruction elle répond : « Ce n’est pas tout à fait exact. Quand il y a un cambrioleur qui vient chez vous, vous faites obstruction ! Vous fermez votre porte ! L’abaissement des droits à la retraite est vu par les Français comme un hold up. » Chapeau Royal. Si elle avait été aussi bonne en 2007, elle aurait gagné l’élection présidentielle contre Sarkozy.

Sa façon de prendre la défense de la gauche, au moment même où la gauche centriste essaie de faire son retour, est le signe d’une brillante politicienne. Alors que Carole Delga, qu’on voyait tous devenir la nouvelle égérie de la gauche modérée, se trouve enlisée dans son projet contestable d’autoroute à Toulouse, Ségolène Royal attire toute la lumière et prend la posture de la maman qui ne comprend pas que la république puisse « taper sur la tête » de ses enfants.

Elle donne dans cette interview une leçon de communication politique. Elle réussit même à imposer le silence aux journalistes pour parler de questions environnementales, de sujets sociaux, et même de points constitutionnels. Elle prend de ce fait la place qu’elle désire occuper : énarque, ministre, élue de terrain et présidentiable. Elle m’a plusieurs fois étonné, en particulier quand on elle a dit qu’il fallait retirer cette réforme des retraites « pour passer aux choses sérieuses. » Et les journalistes ne savaient que dire car en effet, notre gouvernement n’a pas su nous faire croire que c’était une mesure sérieuse. Royal a su montrer qu’un homme d’Etat devait s’occuper des choses importantes comme l’emploi, l’environnement, l’industrie, l’hôpital, l’école et la jeunesse.

Si personne n’y prend garde, c’est elle qui rassemblera la gauche et non ceux qui ont cru intelligent de s’opposer à Mélenchon. Elle a préféré s’opposer à la droite qui, en effet, perd les pédales : c’est moins bête et c’était le moment.

Les grands tubes de la philosophie

Pour préparer mes cours de philosophie, je m’inspire de manuels et de forums de professeurs. Je suis étonné que des textes très célèbres sont moins souvent proposés aux étudiants, comme si les gens étaient fatigués de faire toujours les mêmes choses. Finis les « Je pense donc je suis », les « cavernes » de Platon, les « animaux politiques » d’Aristote, les « maîtres et les esclaves » de Hegel.

Sur les forums, on lit souvent des requêtes pour obtenir des textes un peu choisis, un peu originaux. C’est louable mais cette demande est souvent accompagnée d’un léger dédain pour les « trucs archi connus » qu’on a lu cent fois. Pourquoi rejeter ces trucs « archi connus » ?

Moi je suis un avocat des trucs super connus. Je le dis aux élèves et l’annonce comme tel : « Alors là les amis, attention les yeux, c’est un grand tube de la philosophie. Ce truc-là, le monde entier le connaît, du pôle nord au pôle sud, du Japon à la Californie en passant par la Mongolie et les montagnes hostiles de l’Altai. »

Normalement, cela les intrigue et ils prêtent un peu d’attention au texte en question. C’est pour nous que la caverne et le cogito sont vus et revus, mais pour eux, c’est non seulement tout nouveau, mais c’est même difficile de s’en souvenir.

Je compare ces textes classiques avec de grands tubes de la musique. Ce texte, dis-je, c’est le Billy Jean de la philosophie. « Vous connaissez Michael Jackson ? » Bon alors disons que c’est le Yesterday de la philosophie. « Vous connaissez les Beatles ? »

Ne pas utiliser ces textes devenus un peu des tartes à la crème à nos yeux, c’est se priver d’une arme pour mener notre bataille de faire vivre un peu de philosophie dans la jeunesse de ce pays.

Théorie du soulèvement (4) brûler le printemps avec le gaz trop cher

Ma dernière facture de gaz pour les mois de mars et d’avril 2023 : 820 euros. Les mois d’hiver sont passés, nous ne chauffons plus l’appartement, et nous devrions payer plus de 400 euros par mois ? Persuadé que c’est une mystification, j’appelle mon fournisseur pour qu’il rectifie cette erreur. Hélas, c’est la triste vérité. La dame africaine qui était à l’autre bout de la ligne, payée elle aussi une misère pour m’expliquer que c’est le coût normal des choses, qu’on ne peut rien faire, que mon choc vient de la fin des aides de l’État sur les factures de gaz, cette dame doit recevoir toute la journée des appels furibards et des insultes exaspérées.

820 euros me seront débités en juin pour avoir utilisé le gaz de ville dans un appartement de 90 m2, dans lequel vivent seulement deux personnes raisonnables. Cela seul me donne envie de brûler la sous-préfecture. La femme que j’aime a pleuré de dépit et m’a dit quelque chose qui m’a bouleversé : « C’est la première fois que nous avons des problèmes d’argent depuis que nous nous connaissons. » Nous nous en sortirons, mon amour.

Oui, nous, les sages précaires, nous en sortirons car nous sommes malins et nous retournerons dans des pays étrangers.

Mais le gros de la population, surtout ceux qui ne sont pas précaires, mais qui ont une situation stable. Ce gros de la population française, petite bourgeoisie massive qui rembourse des crédits à la banque, ne va pas supporter ces nouvelles factures. Si moi, qui suis libéral et social démocrate, j’ai des pulsions de révolte, on peut imaginer les courants de colère qui vont enflammer le peuple des gilets jaunes, des abstentionnistes sourcilleux, des anti-vax jusqu’au-boutistes, des électeurs d’une gauche radicale, ou d’une extrême-droite décomplexée.

Sensation que ce printemps 2023 va être explosif.

Quand un salaire minimum entier doit être dépensé pour les factures, le transport, le loyer et les assurances, qu’il ne reste même plus rien pour manger, on sait ce qui se passe. Dans un pays où trente millions d’habitants vivent avec moins de 2000 euros par mois. Point n’est besoin d’être devin pour s’attendre à un soulèvement majeur.

Le meilleur slogan de la manif

Le rassemblement du 1er mai 2023 du Vigan s’est très bien passé. Beaucoup de monde, venu de tout le pays viganais et des environs, s’est réuni sur la place de la mairie, et a défilé dans les rues de la vieille bourgade.

J’étais mains dans les poches car je n’ai pas trouvé de slogan satisfaisant pour une pancarte. Je voulais quelque chose de drôle et d’intelligent mais en même temps menaçant car c’en était trop de ce monde pourri. La seule chose que je considérais adéquate était la phrase suivante :

C’est le premier mai

Voilà qui me paraissait factuel, propice à inspirer tous les affects possibles, du moment qu’ils fussent associés à la vie des travailleurs.

J’ai pensé aussi à :

Nous sommes le 1er mai 2023

Moins percutant mais, si on le lit avec attention, peut-être était-ce plus menaçant que le premier.

Hajer voulut m’aider en me proposant de demander à l’intelligence artificielle. Elle posa donc la question à un célèbre outil de conversation mais ce dernier généra des slogans ni drôles ni intelligents. Nous lui en fîmes le reproche. Il présenta ses excuses et proposa dix autres slogans moisis.

Bizarrement, et c’est un bon signe, l’IA ne proposa jamais mes slogans. Ni le premier ni le second. Preuve que c’est en restant très proche du réel qu’on atteint l’originalité. C’est en tout cas le cœur de mon travail de chercheur depuis quinze ans.

1er Mai 2023 : Macron t’es foutu, le sage précaire est dans la rue

Frédéric Lordon l’a clamé dans un discours en mars 2023 : nous avons eu un long hiver mais nous avons droit à un printemps, et au printemps tout le monde le sait, il y a un mois de mai.

Nous y sommes et c’est la journée du travail. La fête des travailleurs. Les précaires eux aussi, qui n’ont pas la culture du collectif ni de l’organisation militante, écoutent leur devoir qui est de battre le pavé avec tout le peuple brutalisé par un monde du travail ignoble.

Le sage précaire n’a pas beaucoup participé aux grèves de cet hiver mais a toujours soutenu le mouvement. C’est une vieille histoire qui a souvent été racontée sur ce blog : la limite de la sagesse précaire est toujours atteinte en présence du soulèvement populaire. Aujourd’hui 1er mai, il peut au moins faire acte de présence dans les rues de sa petite ville.

J’admire tous mes collègues du lycée qui ont mouillé la chemise et ont fait grève pour lutter contre la réforme des retraites. Ils ont fait preuve de patience, de sacrifice, de solidarité, de combativité. Les gens comme moi ne pouvaient les suivre pour des raisons de précarité de leur statut. Les précaires se doivent d’agir de manière servile pour avoir une chance de signer un contrat de travail. Ils peuvent aussi claquer la porte et aller voir ailleurs, c’est leur force. Mais ils ne peuvent pas gagner un rapport de force avec la direction. La seule puissance sociale du sage précaire est d’être serein face à la perte d’emploi et de se débrouiller pour vendre sa force de travail à un prix qu’il juge acceptable.

La sagesse précaire recommande donc, en ce premier mai, la grève générale et l’insurrection du peuple.

Soulèvement général, voilà, il ne reste plus que cela à faire. Il est l’heure d’aller se servir directement.

Mes tomates poussent enfin comme des fusées

Je peux enfin me réjouir le matin. Mon jardinage commence à porter ses fruits.

Le soir je couvre les plants d’une serre bricolée avec une bâche qui avait servi à envelopper des matelas achetés d’occasion. Le matin je les découvre pour qu’ils profitent du grand air.

Quand le soleil paraît je les photographie comme des stars de cinéma. Sur le smartphone que j’utilise pour l’occasion, je sélectionne le mode « portrait » et la fonctionnalité « lumière de studio ». Cela gomme leurs rides et rend leur peau plus éclatante.